Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                    Les provinciales.

                                                
                                              Gisèle et le Père Noël.

   




                                             


 
    J'avais été chargée de recruter un Père Noël à l’occasion des fêtes de fin d'année dans les grands magasins de messieurs Noga frère, Noga père et Noga fils. Magasins où l’on trouve de tout suivant le slogan affiché dehors en grosses lettres lumineuses : « Du moulin à légume aux matelas, tout pour la ménagère ». Deux étages, sur les quatre, avaient été réservés aux jouets par Noga père en personne. Des jouets venus de tous les coins du monde, mis en valeur par une nuée de décoratrices. C'était un univers lilliputien et féerique, croulant sous les guirlandes d'argent et d’or, où les sapins de noël violemment illuminés hélaient les jeunes consommateurs comme les sirènes interpellèrent les marins d’Ulysse entre Capri et Naples. Nous attendions tous les gosses de la ville. À la dernière minute monsieur Noga père souhaita la présence d'un Père Noël dans le magasin. Un vrai en chair et en os installé dans une pièce aménagée pour lui.
   - Mademoiselle Gisèle, me dit-il, je sais que nous sommes à quelques jours de Noël et que ce que je vous demande est très difficile, mais je vous adjure de faire tout votre possible. Il faut nous trouver un Père Noël pour ce soir. C'est un des fâcheux oublis de mon frère ! Il n'y a que vous pour nous sauver...
  - Je suis flattée monsieur, lui répondis-je, il est presque midi cependant je vais faire de mon mieux. Mais pourquoi vous adresser à moi ?
  - Vous êtes la plus jeune et par conséquent celle dont les souvenirs de l'heureux temps de l'enfance sont les plus frais. Vous saurez donc mieux que quiconque choisir un Père Noël qui soit du goût de nos chers bambins.
  Plus qu'en raison de ma jeunesse, toute relative d'ailleurs, je soupçonnai monsieur Noga de s'adresser à moi après s'être fait envoyer promener par mes collègues, tout bonnement. Mais j'allais dégoter ce Père Noël, foi de Gisèle et je montrerai aux autres qu'à fille vaillante rien d'impossible... Je téléphonai à plusieurs agences de placement avant d'avoir une réponse favorable. Vers trois heures de l'après-midi je vis arriver mon futur Père Noël. C'était un grand vieillard à lunettes, à peine voûté, abondamment chevelu et grisonnant qui poussait devant lui une bedaine large et ronde comme une pleine lune. Il parlait haut et affichait un sourire rayonnant qui ridait malicieusement ses joues violacées de bon grand-père.
   Il se présenta d'abord comme un ancien Légionnaire, puis comme un intérimaire du spectacle au chômage. Il me chanta « Tiens voilà du boudin/ voilà du boudin/ pour les Africains et les Lorrains ». Marcha le long du couloir du pas lent et majestueux qui a fait la réputation de la Légion étrangère française puis me débita, avec force gestes et moulinets de canne à l'appui, les lamentations de Don Diègue. Pour finir, il m'assura qu'il adorait les enfants bien que sa vie de soldat ne lui ait pas permis de se marier. Il me fit tout de suite penser à mon cher et brave oncle Gérard qui me prenait si souvent sur ses genoux quand j’avais douze ans et qui me chatouillait, en tout bien tout honneur, jusqu’à me faire pâmer…
  Je le fis conduire chez nos retoucheuses pour qu'elles lui ajustent son costume de Père Noël. J'appris plus tard qu'il y avait passé le reste de l'après-midi, en caleçon long et bannière, à conter et mimer la bataille de Cameron (Mexique) et la mort du capitaine Danjou ainsi que le sac du Palais d'été à Pékin. J'appris aussi que ces dames avaient failli mourir de rire et que nombre de retouches n'avaient pu être livrées à temps. Ça commence bien ma pauvre Gisèle, ai-je pensé, mais c'est un beau soldat et un acteur magistral à qui rien ne résiste. Pendant qu'il se faisait habiller, j'avais fait préparer la petite pièce où il allait recevoir les enfants, des gosses des deux sexes entre quatre et onze ans. Il y disposerait d'un vaste trône recouvert de velours rouge, entouré de gros coussins de satin blanc, le tout enveloppé sous des draperies bleu-de-nuit et de fausses fourrures blanches qui tombaient du plafond. Près du trône, un traîneau esquimau surchargé de jouets reposait sur une couche de neige en polystyrène. Les lumières étaient particulièrement douces et tamisées et une musique, un véritable ruisseau de miel, coulait des murs. Il avait à sa disposition un sac de bonbons de soixante kilos et le plan détaillé des étages où se trouvaient les jouets pour orienter le choix de nos jeunes clients. La pièce était confortable et tiède, nul doute qu'il allait s'y montrer efficace à souhait. Je lui recommandai néanmoins, en vendeuse à l’affut, de parler d'abord à nos jeunes clients de l’étage où se trouvaient les jouets les plus chers tels que les trains électriques pour les garçons et les salons de coiffure pour les filles.
  Une fois installé, messieurs Noga frère et Noga, père et fils vinrent le voir et me félicitèrent devant la petite foule noire et blanche des vendeuses. Seule mademoiselle Irène, notre doyenne, fit la moue car elle le trouvait vulgaire et adipeux. Ce serpent le siffla dans l’oreille de mademoiselle Jeanne qui me le répéta l'instant d'après. Mais je m'en moquais, la caverne du Père Noël était si réussie que pour un peu je me serais laissée aller à grimper sur ses genoux pour lui parler de mes étrennes. Vous ai-je dit qu'il me faisait irrésistiblement penser à l'oncle Gérard, le frère de ma mère...? Ce fut dès le premier jour un succès, un énorme succès. Une jeunesse impatiente se pressait à l'entrée de cette grotte d'Ali Baba où un lutin en collant vert et rouge, au gros nez violacé, sorti je ne sais d’où, canalisait et calmait la foule enfantine.                                                  - Un ami, me rassura le Père Noël, un ancien de la Légion comme moi. Un homme des plus respectables. Ne vous inquiétez pas c'est moi qui le paye. Sans lui, il y a longtemps qu'ils m'auraient écrabouillé ces petits monstres impatients, ajouta-t-il avec un gros rire paternel.
   Pendant trois ou quatre jours je fus occupée et j'abandonnai mon Père Noël à son travail. Ce fut Mademoiselle Paule, une amie qui m'aimait comme sa fille, qui, en toussotant et en s'abritant derrière des circonlocutions prudentes, me fit part de ses doutes.
   - Dans certains cas, et sur certaines petites filles qui entrent seules chez ton Père Noël, elle avait remarqué, quand elles sortaient, des rougeurs, des émois, des balbutiements et des troubles. De même chez quelques mignons petits garçons. Mais il fallait voir, vérifier n'est-ce pas ? Ce Père Noël a l'air si brave, si affable, si bon, si amusant... Les retoucheuses ne tarissent pas d'éloges…
   Que viennent faire ici les retoucheuses ? Suffoquais-je tout d'abord, reculant devant l'énormité de la révélation. La frayeur me gagna ensuite face à l'ampleur du scandale que j'entrevoyais. Je devinai en un éclair que mes sept années de labeur et de probité chez Noga allaient être flanquées à l'eau s'il s'avérait que ce foutu porc de Père Noël pratiquait, mon Dieu, des choses que la morale réprouve. Il fallait que je sache et que j’en aie la preuve.
   Je me cachai dans le hall. Je surveillai les enfants de l'ouverture à la fermeture du magasin. Le lutin laissait entrer les gosses par petits groupes sauf quelques-uns, effectivement, qui semblaient bénéficier d'un régime de faveur et entraient seuls. C'étaient d'adorables fillettes, vêtues comme de petites femmes, dont les yeux brillaient quand on les admirait. Quelques garçons aussi, grands et niais mais proprets et élégants pénétraient seuls, eux aussi, chez ce nom de Dieu de bordel de merde de Père Noël ! Les sens tout retournés, je m'obligeai malgré tout à le surveiller tout en gardant mon calme. Toute la journée j'observai, comme mademoiselle Paule, l'étrange trouble qui étreignait ces enfants lorsqu'ils sortaient de l'antre de l'ancien légionnaire. Les parents, devant les bonbons dont leurs poches étaient pleines, mettaient cela sur le compte de l'allégresse et de l’enchantement. Je décidai d'interroger une charmante poupée d'une dizaine d'années, blonde et mince, adorable dans un pantalon de velours fraise, qui, ma foi, lui faisait les plus jolies petites fesses du monde. Ses parents étant en train de faire quelques achats, je pouvais bavarder en prenant mon temps. Après quelques amabilités sur ses projets scolaires, j'abordai le chapitre du Père Noël. Elle devint toute rose et balbutiante.
   - Voyons ma chérie, est-ce que ce Père Noël t'a dit quelque chose de laid ?
   - Non, répondit-elle dans un souffle. Il m'a seulement demandé de poupouner sa poupoune...
   Je suis célibataire mais avertie des choses de la vie. Cependant poupouner la poupoune n'éveillait en moi aucun souvenir érotique. Je n'osai demander plus d'explications de peur de choquer le petit ange. J'étais en panne, les bras ballants et l'œil atone. C'est alors qu'elle me tendit ses mains. Je les examinai. Elles étaient propres et manucurées avec même une couche de vernis incolore sur les ongles. J'eus l'idée de les renifler. Dieu du ciel, quelle odeur !
   - C'est à cause de la poupoune, admit cette écolière avec un beau sourire. Puis elle me quitta pour rejoindre ses parents.
    Cette odeur de rance, de lait caillé et de vieille cloche à fromage appartenait donc à la poupoune pourrie du Père Noël quand elle est dûment poupounée ! Je calmai des deux mains les battements de mon cœur et devant l'horreur de cette découverte, de peur de défaillir, je me retins au mur. Ah, le saligaud, le fumier, le dégueulasse, l'ordure ! Lorsque les battements de mon cœur se furent en partie calmés, je décidai de passer à l'attaque et de surveiller l’infâme ! Durant une partie de la nuit je perçais le mur qui sépare les entrepôts de Noga, Noga et Noga d'avec le repaire de l'ignoble Père Noël. M'étant ouvert un minuscule judas caché par de faux branchages à hauteur de son épaule, j'attendis l'ouverture, l’estomac révulsé par l'angoisse. Dès que les premiers enfants poussèrent la porte du magasin, je courus à mon poste d'observation. La matinée suffit à m'éclairer. Je vis, oh ! Que cette vision d'horreur soit chassée de ma mémoire ! Je vis, dis-je, tout. Tout, comme si j'y étais. Ce salaud de lutin au gros nez choisissait la fillette la plus délicieuse et la poussait vers l'ogre. Celui-ci l'attendait avec, derrière ses petites lunettes, le regard luisant d'un boa guettant un lapin et un sourire concupiscent à peine caché par sa longue barbe d'ouate immaculée.
   - Veux-tu poupouner ma poupoune ? lui demandait alors ce corrompu en la prenant par la main.
  Je dois avouer que les naïfs enfants, subjugués par l’opulence des lieux, attirés par le mot inconnu et l'insolite de la phrase répondaient toujours oui, hélas ! Alors ce diabolique entrebâillait sa houppelande et, l'enfant sur ses genoux, guidait la main de la candeur vers la poupoune rose et grasse comme un pigeonneau plumé. Pendant quelques minutes, l'enfant poupounait devant mes yeux furieux, faisant virer le teint du monstre jusqu'au rubis. Celui-ci comme si cette impudeur ne lui suffisait pas, baissait le pantalon des petits anges pour les... poupouner à son tour. Je me sens encore toute bouleversée d'avoir vu leurs yeux écarquillés par la stupeur face à cet incroyable Père Noël qui offensait leur pudeur. Après que, dans une grande confusion de gestes et de frémissements de la panse, le brigand soit parvenu à l'extase, il bourrait les poches de l'enfant d'une grande quantité de truffes au chocolat, de nougats et de berlingots. Ce satyre ne manquait pas de forces viriles puisque, je le constatai dans la matinée, il se fit poupouner sous mes yeux plus de six fois et par cinq fois arrosa la main des pauvres ingénus. Si cela venait à se savoir, il ne me restait plus qu'à me tuer pour effacer l'infamie. Je ne pouvais non plus chasser ce saligaud sans dire pourquoi et ne rien tenter faisait de moi sa complice. Ma décision fut vite prise. Je raflai les bons d'achats gratuits de quelques dizaines d'euros que nous réservions à notre plus fidèle clientèle et, la mort dans l'âme, je me plaçais sur la route des chers petits. Avisant les plus beaux, ceux que je soupçonnais d'être entrés seuls chez ce vieux porc, je posais la question fatale.
    - As-tu poupouné la poupoune ?
  Pour toutes les réponses affirmatives, et elles étaient hélas, nombreuses, je donnais un bon d'achat en priant l'enfant de ne parler à personne des lubricités du Père Noël et surtout de ne plus entrer dans son antre démoniaque. Vous dire si cette épreuve me fut pénible ! De penser que je couvrais ainsi les agissements de ce monstre me rendit si malade que, les fêtes terminées, je ne pus reprendre mon travail de huit jours.
  - Vous avez trop fait la fête, mademoiselle Gisèle ! Me dit monsieur Noga l'aîné, à mon retour avec un petit geste sermonneur du doigt, en tout cas bravo encore pour votre Père Noël plus vrai que nature. Un vrai succès ! Il faudra le reprendre l’année prochaine.
  S'il avait su ! Plutôt mourir ou l’étrangler de mes mains que reprendre ce gros putois dégueulasse ! Mais le pire, ah, je n'ose le dire tant la laideur de ce que je dois vous confesser ici est grande et offensante pour les chères petites âmes. Cependant, il faut que vous sachiez qu'il se trouva nombre de ces enfants, parmi ceux qui avaient poupounné la poupoune, pour enfreindre ma consigne et entrer de nouveau chez le maudit verrat. Avec pour seul objectif, je m'efforce de le croire, d'obtenir à la sortie un autre bon d'achat gratuit !

 Jean-Bernard Papi ©  (in Mémoires des autres guerres)                   

 à suivre,