Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                           Textes courts
                              Les vitrines de mon quartier


                               La coiffeuse.


 Balthus- Thérèse rève
 

  Le matin je vais chercher ma baguette, puis mon journal. Ensuite je traîne dans les rues, en attendant l'heure du repas. Puisque je n'ai rien à faire de mieux, je regarde le quartier se transformer. Les maisons que l'on retape, les trottoirs que l'on refait, les employés de l'eau ou du gaz quand ils font des trous dans la chaussée, les commerces qui s'installent ou qui s'en vont, sont des évènements très importants qui bousculent mes habitudes. De retour chez moi, j'en parle à ma femme pendant le repas, et on constate tous les deux, avec mélancolie, que le quartier change. L'autre jour la mercière a affiché : « Cessation de commerce. Changement de propriétaire ». Sans plus de précision. Je me suis mis à guetter l'instant fatidique, et regrettable, où le propriétaire allait changer, un peu comme on guette ces personnages qui apparaissent quand sonne l'heure de midi au jaquemart de la cathédrale. J'aime beaucoup la vitrine de cette mercerie. Les petites bobines de fil, les petits et grands écheveaux de soie de toutes les couleurs, les pelotes de laine aux tons violents ou pastels, sont pareils à des tableaux abstraits dont je cherche à découvrir le sens. Je m'y arrête tous les jours, et chaque jour je découvre un nouveau sens à cette vitrine parfois même un nouveau coloris qui s'était tenu caché jusqu'alors. Il y a les couleurs qui évoquent des paysages de printemps, d’autres qui aident à se souvenir et ramènent au jour des évènements oubliés, il y a celles qui comme les vitraux d'église rayonnent au soleil... J'aime aussi les rubans, surtout ceux qui ne servent à rien, ou bien les boutons. Je cherche ceux qui, en verre ou en nacre, me rappellent ces petits riens de mon enfance qui emplissaient mes poches. Et voilà que tous ces trésors vont disparaître...
   Pendant une semaine la vendeuse a entassé la mercerie dans des cartons puis les a déménagés avec une camionnette. Ensuite des ouvriers sans gaieté ont occupé les lieux et saucissonné pendant une autre semaine. Puis une nouvelle boutique s'est installée. C’est un salon de coiffure pour dame. Il n'y a qu'une ouvrière qui doit être aussi la patronne car elle shampouine, coupe, frise, sèche et encaisse. Les premiers jours, je passais au large trouvant peu d'intérêt dans une vitrine ennuyeuse qui ne concerne guère les hommes et où le travail de l’ouvrière que l'on peut apercevoir est d'une monotonie d'usine. Puis, quand même, je me suis rapproché jusqu'à m'y arrêter. Finalement, elle n'est pas laide cette vitrine avec ses flacons bleus, verts ou dorés, ses boîtes de teinture et ses portraits de femmes, aux tignasses exubérantes, collés un peu partout.
   L'ouvrière est jeune et jolie, avec de souples cheveux blonds coupés courts et de longues jambes. J'aime beaucoup son visage que je trouve pointu, triangulaire comme celui d'une chatte, en raison sans doute de son fin menton, de son nez effilé comme un bec de bergeronnette et de ses yeux très bleus qui partent en flèche vers les tempes. Je crois qu'elle ne me voit pas. En tout cas elle ne regarde pas dans ma direction. Elle travaille pourtant sous mes yeux, assise sur un haut tabouret à roulettes qui remonte sa minijupe. Mais, jamais elle ne regarde autre chose que la nuque de sa cliente. Ça m'arrange. Je peux plus librement et facilement rêvasser. Je lis les étiquettes des parfums : Irène de Ziffirelli, Mabrouska de Payens ou Cordoba de Van Eff. Je les imagine ces Irène, ces Mabrouska se promenant dans des jardins pleins de fleurs ou riant entre les tamaris et les pins. Parfois la composition du parfum est donnée. Musc, civette, lavande, thym, valériane, santal, cèdre, tolu et surtout ces patchoulis et anis qui m'emmènent vers la mer et les cigales.
   Je déraille les yeux ouverts tandis que, de l'autre côté de la vitrine, la petite coiffeuse taille dans la barbe à papa de madame Martin ou décolore le porc-épic de madame Acoussian. Comme je l'ai dit, elle ne me regarde jamais. Je n'existe pas. Sans doute parce qu'un homme devant un salon de coiffure pour dame, dans son esprit c'est anormal. Et puisque je n'existe pas, elle se met à l'aise sur son tabouret et tourne vers moi ses longues jambes entrouvertes sur une culotte d'une blancheur innocente. Devais-je ne pas la voir à mon tour ? La question me tortura pendant quatre bons jours. La réponse me fut donnée par la logique : puisqu'elle ne me voyait pas, elle ne pouvait être choquée que je la visse. Donc, je pouvais continuer à la regarder. Dès lors j'abandonnai le patchouli, l'anis et les essences de rose pour me consacrer à la petite culotte de l'ouvrière. J'y verrai plus d'extravagance qu'aux plus beaux jours de la mercerie. Elle aime tous les coloris, elle tente toutes les fantaisies et ne recule ni devant les rayures, les damiers et les pois. Pas plus, au plus fort de la chaleur d’été, qu'elle ne recule devant les slips les plus légers et les plus fins. 
   À la fin de l'automne, quand il commença à faire froid, elle mit des collants et des jupes longues. Mon beau paysage me fut caché pendant presque quinze jours. Je fus si désespéré que j'ai pensé devoir abandonner cette vitrine pour aller chercher mes rêves ailleurs. Pourtant, un matin que je prévoyais comme le dernier, je m'aperçois que la petite coiffeuse, sous une jupe sage, mais courte, de velours roux, porte des bas et un porte-jarretelles d'un rouge acide et velouté. Les voyages redémarrent de plus belle, plus inventifs, plus raffinés et plus surprenants qu'avant. Car les bas sont décorés de si étranges et changeantes arabesques, ont des couleurs si variées et nuancées qu'ils me rappellent parfois les soies à broder et les canevas excentriques de la mercerie. Sur la peau mate, ocrée encore par la plage, si finement veinée de bleu, ils tiennent parfois seuls, parfois avec un ruban noué, jamais le même, orné d'une cocarde, d'une fleur de tissu ou d'objets surprenants comme cette petite photo d'un acteur connu ou cette minuscule cuillère d'argent comme une sorte d’invite à la dégustation. Elle aime aussi les jarretelles froufroutantes, voire les élastiques canailles ou même les corsets de rose fané de nos grand-mères.
   Lorsque je me dirige vers cette vitrine mon coeur bat la chamade. C'est comme si j'allais au théâtre ou au cinéma sans savoir quel film ou quelle pièce va se jouer et quels seront les acteurs. Mais en sachant à l'avance que le spectacle sera magnifique. Harmonisera-t-elle ou au contraire contrariera-t-elle les tons ? Comment se pavoisera-t-elle ? Que verrai-je d'inconnu, au-delà de la transparence et de la dentelle. Quelles soies palpiteront sur des bouts de peau ? Il m'arrive aussi de plus en plus souvent d'avoir envie de me prosterner à ses pieds, de glisser mon visage sous la jupe pour humer et goûter ce que je perçois de mes yeux. Et qu'en est-il du bruit délicat des tissus que l'on froisse, du velours de la peau que l'on embrasse ? Mais pour que j'ose, il faudrait qu'elle me regarde et qu'elle me voie…
  À la fin du printemps une affiche "À vendre" surgit entre les teintures et les eaux de toilette sans que rien ne l'annonce et la boutique se vida comme sous l'effet d'un ouragan. La veille encore la coiffeuse était là, et j'aurais pu lui parler. Hélas ! Le quartier, endormi comme le château de la belle au bois dormant, se réveille alors. On retape deux ou trois façades, la boulangère change de caissière, le journal parle d'une guerre possible. Les employés du gaz se mettent à défoncer la rue sous mes yeux avec une hargne sauvage et comme pour rattraper le temps perdu tandis qu’une équipe d'ouvriers en cotte verte remplacent les feux tricolores du carrefour dont l'orange paresseux était devenu trop indulgent...
   J'ai appris chez le boucher qu'elle s'était mise en ménage avec le propriétaire du bureau de tabac et qu'elle lui consacre tout son temps. Comme il doit bien rêver ! Moi, je n'y ai plus goût. Plus du tout. Je crois même que je ne rêverai jamais plus.

Jean-Bernard Papi ©                                                                                                       
                                                    
                                    



                                                    Mademoiselle Gilette.


                                                                            
 
   



  Au coin de la rue Vautrin et de l'impasse Des-Saules, dans un quartier jadis occupé par les fonderies et les tanneries, il est une vitrine, guère plus grande qu'une fenêtre ordinaire, dont la vitre recouverte d'un papier de celluloïd défraichi teinte de bistre deux mannequins drapés de vieux journaux. L'encadrement de cette vitrine, imposant et mouluré de style art-déco, à l'origine doré à la feuille, est en beaucoup d'endroits décapé jusqu'au bois par le temps et en partie pourri. Sur la porte voisine, aux petits carreaux tapissés eux aussi de celluloïd, est fixée une plaque de cuivre terni où il est écrit en lettres anglaises : "Mademoiselle Gilette, couture". La maison entière dégage cette impression de mort et de vide que l'on ressent dans les ruines abandonnées aux ronces et aux animaux sauvages. Si l'on colle son visage contre une vitre, par-delà le celluloïd on ne distingue rien d'autre qu'une nuit profonde. On imagine une sorte de tunnel sans fin s'enfonçant dans la terre ou un morceau d'espace glacial venu s'échouer derrière cette porte.
   Pourtant, dans la matinée ou dans l'après-midi, il arrive que, deux ou trois fois par semaine, des inconnus, hommes et femmes, poussent la porte de "Mademoiselle Gilette, couture" en provoquant le tintement d'une clochette grêle, immédiatement suivi, lorsque la porte se referme, par le fracas des vitres qui jouent dans leurs feuillures. Il s'agit très souvent de dames d'âge mûr, emmitouflées, gantées et parfumées, qui poussent devant elles de jeunes demoiselles anxieuses et pâles. Tard, la dame fatiguée et pressée, la demoiselle souriante et lasse, quittent les lieux et montent dans un taxi venu les attendre. Des hommes aussi y pénètrent après avoir rasé les murs. Ils en sortent, essoufflés et empêtrés, emportant comme des voleurs une boîte de carton crème, large et plate. Il y a, dans ces manèges, de quoi intriguer plus d'un commissaire de police.
   Entraîné par mon penchant pour l'aventure et mon goût pour le mystère, j'ai, à mon tour, poussé la porte de "Mademoiselle Gilette, couture". J'ai failli d'abord chuter dans un colimaçon sans lumière d'au moins vingt marches hautes et étroites, qui s'enfonçait vers quelque sinistre et noire énigme. Annoncé par la clochette, j'étais dans l'obligation de continuer à descendre. Je le fis prudemment, l'oreille aux aguets, guidé par la luciole d'une minuscule ampoule qui venait de s'allumer quelque part dans les entrailles de la terre. Je poussais une porte. Une femme m'accueillit. C'était une personne entre deux âges, aux cheveux rares et secs ramenés en chignon, vêtue sévèrement d'un corsage de nylon blanc qui lui cachait les bras, les poignets et le cou, et d'une jupe longue de laine noire qui ne laissait voir que la pointe de ses chaussures. Seuls meubles dans cette pièce une grande glace en pied, -pour quelles salacités ?- deux chaises paillées et deux fauteuils de velours rouge plus déglingués que les banquettes d'un poulailler de théâtre. Mais, pas une revue, pas une fleur, pas un tableau, même pas quelques photos au mur. J'examinai la femme, laquelle, je dois le dire, n'était pas une beauté, d'un air suspicieux qui parut l'agacer. Quel rôle jouait-elle ?
   – Vous désirez ? fit-elle d'une voix suspicieuse.
  – Et bien voyons... Je viens pour la chose, si l'on peut dire, répondis-je avec aplomb à cette grincheuse. Sans trop savoir ce que, en fin de compte, je pouvais obtenir d'elle.
   – Très bien, mais qui vous envoie ?
   J'aurais dû me douter qu'il fallait être introduit et recommandé, comme pour n'importe quel club un tant soit peu singulier. Je lâchai le premier nom venu à mon esprit, celui du maire de la ville. Elle eu un frémissement imperceptible, une sorte de garde-à-vous mental.
   – J'ignorais, bafouilla-t-elle. Puis elle ouvrit une porte basse située derrière elle, laquelle donnait sur un escalier encore plus pentu et obscur que le premier et cria : Maman, as-tu quelque chose pour Monsieur X. (le nom du maire) ?
   Une voix extraordinairement faible répondit en chevrotant, après plusieurs minutes de silence : "Je n'ai rien de prévu pour lui, ma fille".
   Jugez de mon embarras. Soudain, la clochette tinta au-dessus de ma tête puis, en soufflant fort, un gros homme en sueur, le visage rouge, déboucha au bas de l'escalier. Il cria presque : "Je viens pour mademoiselle Armand". Puis il se tourna vers moi en s'excusant. 
    – Je suis pressé monsieur, mon auto est très mal garée, pardonnez-moi de passer devant vous.
    –  Faites, je vous en prie mon vieux, répondis-je, trop heureux.
    –  Maman, as-tu fini mademoiselle Armand ? Cria la femme du haut de l'escalier.
    – Oui, tu peux venir la chercher, répondit la voix lointaine.
   Jugez de ma perplexité. Le gros homme et moi n'avions échangé pas plus de cinq mots sur la douceur du temps, que la femme était déjà de retour. Elle portait, pliée sur son bras, une robe de mariée comme il ne s'en expose plus dans aucune boutique de notre ville depuis longtemps. Il s'agissait d'une robe d'une blancheur glacée presque bleue, bouillonnée et juponnée par des profusions de dentelles et de soies, brochée d'arabesques et brodée sur la ceinture de chinoiseries compliquées dans le style du dix-huitième siècle. Des perles et des pierreries de strass scintillaient par centaines sur le corsage, au col et aux poignets. Des roses et des oeillets de tissus, du rouge et du jaune le plus vif, avaient été jetés en bouquets sur la jupe. Enfin, une fine couronne tressée en fils d'argent et d'or d'où partait une traîne de dentelle arachnéenne longue de cinq bons mètres, accompagnait ce chef d'oeuvre. C'était à mes yeux une sorte de vêtement folklorique, une survivance du siècle dernier à la mode il y a cent ans dans la bourgeoisie la plus riche. À quelle vierge démodée était donc destiné ce cocon nuptial pharamineux ? Le gros homme de son côté était émerveillé.
   – Ah, cher monsieur ! s'exclama-t-il, je me suis levé à trois heures du matin ! j'ai traversé deux départements et la Gironde en ferry-boat ! J'ai à peine déjeuné. J'ai couru. Mais je ne me plains pas. Ma femme et ma fille avaient raison. C'est ici que l'on trouve les plus belles robes de mariée du sud-ouest de la France, que dis-je du sud-ouest de la France, de la France entière, monsieur ! De la France entière ! Il fit une pause, puis : Entre nous, cher ami, il faut au moins ça de nos jours, pour que nos filles, aujourd’hui si délurées et libres, acceptent de se marier.
 
Jean-Bernard Papi ©

                                                         
  

 

  à suivre,