Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                             Les provinciales.     


                                            Madame
 X   
   
                   
                                   





 
   

  Cette étrange affaire s'est déroulée l’été dernier dans un village près de Manzanillo sur la côte du Pacifique, dans la province de Colima au Mexique. On peut dire qu'elle a intrigué plus d'un policiers ; lesquels se sont démenés, sans que la moindre enquête n'aboutisse. Certains n'étaient pas loin d'accuser le diable en personne...
   Vêtue d’un maillot deux pièces qui cachait juste l’essentiel elle bronzait, allongée sur le sable fin de la plage. Lorsque l'on est à l’étranger, pensait-elle, on peut se montrer un peu plus impudique car qui, dans mon quartier, le saura ? Tout en bronzant elle surveillait, d’un œil distrait son fils de quatre ans qui jouait dans le sable un peu plus loin. Max, son compagnon, était resté dans l’appartement pour regarder le Tour de France sur son ordinateur, via Internet. Un appartement qu’ils avaient loué dans une de ces luxueuses résidences de vacances pour américains, à deux pas de la mer.
   Au Mexique comme ailleurs, Max ne pouvait couper le cordon ombilical qui le reliait à la mère patrie. Deux femmes, une Belge un peu forte, sexagénaire et une Antillaise bavarde qui occupaient des appartements voisins et avec qui elle avait échangé quelques mots dans la piscine de la résidence se sont assises près d’elle. Elles avaient débattu de l’écrivain Ken Kesey, l'auteur de "Vol au-dessus d'un nid de coucou" et des « Merry Prangsters » les joyeux drilles, ainsi qu’ils se nommaient eux-mêmes. Des hippies amateurs de LSD et de marijuana. Une fine équipe dont on se souvenait encore ici où ils étaient venus se réfugier. Il y avait même un petit musée qui leur était consacré qu'elles avaient visité toutes les trois.
   C’est alors que l’inconnu est apparu.
  Déjà, le lendemain de leur arrivée, elle l’avait croisé à deux pas de la pâtisserie. Son fils, mu par on ne sait quelle lubie, avait traversé la rue en courant pour se jeter dans ses jambes. On aurait dit qu’il l’avait appelé. Elle s’était excusée pour l’enfant et avait trouvé dangereuse cette course parmi les voitures. Il n’avait pas répondu, mais il l’avait regardée dans les yeux de son regard flamboyant et fixe sans que les traits de son visage ne bougent. Surprise, elle s’était arrêtée au milieu d’une phrase qui lui était destinée dans son espagnol scolaire. « L’enfant n’a que quatre ans, monsieur, et il ne sait pas… ».  Sans piper mot, il avait continué à plonger en elle le curieux feu de ses prunelles bleues. Deux saphirs, se dira-t-elle plus tard, deux saphirs éclairés puissamment de l’intérieur, voilà ce que l’on pouvait en dire. Outre ses yeux, ce qui avait retenu son attention c’est sa minceur sportive, sèche et nerveuse. Il ne manquait pas de charme viril avec ses cheveux qui lui tombaient dans le dos, noirs et raides, son nez aquilin et sa peau bronzée. Mais quoi de plus naturel que le bronzage au bord de la mer. Elle lui donne à peu près la cinquantaine. 
    Il s’est allongé, après s’être dévêtu, juste en face du trio de femmes. En réalité face à elle. Son regard, dès cet instant a parcouru son corps, un affleurement dont elle sentait la douceur, pour plonger ensuite entre ses cuisses largement écartées. Elle venait justement de lire dans le magazine qu’elle avait emporté dans ses bagages, son cordon ombilical à elle, un article signé d’une mirobolante Gaétane de Sainte-Claire qui recommandait de ne « jamais s’étendre sur la plage cuisses écartées ». Sans plus d’explications. Cette recommandation puérile et puritaine l’avait fait sourire. Qui se soucie de ce détail ici ? Elle sent le regard de l'inconnu véritablement posé sur son clitoris, tel le contact d’un doigt léger. Max, un soir, il y a longtemps hélas ! l’avait caressé à cet endroit avec une plume de faisan. Sous la chaleur, une véritable brûlure, et la vigueur des excitations elle avait failli s’évanouir, mais il y avait eu contact, caresse, tandis que là… Juste le regard. Quelques secondes encore et un curieux picotement parcourt sa peau. C’est comme une très faible décharge électrique qui prend naissance autour de son ventre pour gagner ses seins et ses cuisses. C’est aussi comme un mordillement à peine appuyé qui la fait frissonner et trembler.
  Elle admet maintenant le bien fondé des conseils de Gaétane, mais il est trop tard. Son sexe est gonflé et prêt à l’amour, parallèlement le picotement de sa peau et les pulsations de son sang se sont accélérés au point de la faire haleter. Elle sent maintenant, véritablement, des doigts qui la fouillent puis une langue rêche et chaude qui va et vient autour de son clitoris jusqu’à le faire vibrer de plaisir. Elle jette un regard interrogateur et affolé vers l’inconnu toujours immobile à quelques mètres, puis se laisse aller à un orgasme intense en poussant des gémissements qu’elle ne peut étouffer. Le cœur lui manque, comme si on le lui arrachait. Elle revient à elle tandis que la jouissance s’éloigne à pas feutrés. Ses deux voisines l’examinent interloquées. Elle donne au hasard le nom d’une maladie dont elle a lu la description dans le précédent numéro de « Bonjour Madame » précisément. « Une sorte d’épilepsie atténuée, des crises qui l’emportent de temps à autre. La chaleur... », avoue-t-elle. Ce qui rassure à demi ces dames persuadées qu’elle se défonce au peyotl, comme Ken Kesey. Elle cherche le coupable des yeux. Mais de quoi est-il coupable ? Elle se dit qu’elle est juste un peu folle et trop portée à s’abandonner à son imagination. De toute façon, l’inconnu a disparu et les dames aussi. Son fils réclame son goûter et une minute plus tard Max s’annonce. Elle n’ose pas lui parler de cette étrange crise.
   Le lendemain, elle est dans la supérette de la résidence, sorte d’épicerie de secours où l’on trouve l’essentiel de ce que l’on a oublié d’acheter dans le Walmart à l’entrée de la ville. Elle fourrageait dans le rayon des laitages quand elle a senti une présence derrière elle. Une présence très physique, presque audacieuse par sa proximité. L’inconnu de la plage est à quelques mètres d’elle, devant le rayon des légumes. Personne d’autre plus près, à part lui qui hume une pastèque qu’il tient dans la main. Il lui fait un petit signe de la tête et durant une fraction de seconde il plante ses yeux dans les siens. Son cerveau comme en transe fabrique alors l’image fugace d’un ciel bleu intense et sans nuages au-dessus d’un énorme amas de rochers ocres. Elle a l’impression étrange d’avoir déjà vu ce paysage. Puis il détourne son regard. Le paysage disparait tandis que, contrariée, elle retourne à ses laitages.
  C’est alors qu’elle sent une main qui presse tendrement l’un de ses mollets. Elle sursaute et regarde ses jambes. Rien, naturellement. Encore une illusion, se dit-elle inquiète. Comme ces rochers et ce ciel. Je deviens folle. Le soleil perpétuellement brûlant, l’image vibrante de la ville noyée dans la brume de chaleur que l'on aperçoit un peu plus loin en suivant la côte, la verdure odoriférante des eucalyptus du village dans lequel ils habitent et le volcan que l’on entend gronder et tonner au loin, me tourneboulent les sens. La main monte vers son genou pour se glisser ensuite doucement sous sa jupe de plage, plutôt courte selon la mode. Tiède et douce, elle se tient maintenant entre ses cuisses, là où la peau est fine et sensible. Elle les serre autant qu’elle peut, mais autant emprisonner le vent. Eberluée et hagarde, elle regarde autour d’elle. Elle est seule dans le magasin. Juste en compagnie de l’inconnu, toujours près des pastèques, à quatre pas d’elle. Maintenant la main effleure sa culotte, près du clitoris. Juste un mince contact, comme un ongle qui gratte doucement. La sensation est si intense, si envahissante et si soudaine qu’elle se retient de hurler. Elle se précipite vers la sortie sans rien acheter. Dehors le soleil la saisit et l'embrase comme si elle se jetait dans le feu. Son cœur se met à battre et, privée d’air, elle pense qu’elle va s’évanouir sur le trottoir. C’est comme si on lui déchirait la poitrine, une douleur après une longue course comme au temps lointain où elle s’entraînait pour le semi-marathon.
  Je fume et je bois trop, se dit-elle. Je suis fatiguée et en plus le soleil cogne comme une coulée de métal en fusion. Je dois couver une maladie exotique, une sorte de folie perverse qui me gagne et me fait imaginer qu’un homme me fait des trucs… En tout cas c’est très réaliste, trop même. Elle marche un peu et respire à fond pour retrouver des sensations plus terriennes. Elle s’arrête devant la vitrine de la pharmacie un peu plus loin. Dans la vitre verdâtre, elle se trouve mauvaise mine encore que sa silhouette, longues jambes et poitrine ferme et ronde, soit appétissante en diable. D’un geste discret elle remonte une mèche échappée de la masse dense et brillante de ses cheveux sombres. Même adolescente, et Dieu sait si elle était compliquée alors, elle n’avait jamais ressenti ce genre de chose inconvenante. Inconvenante pour une mère de famille mariée à Max. Tout de même elle n’est pas sevrée, Max est un amant acceptable, alors ? À n’en pas douter le regard de l’inconnu a le don de réveiller en elle des sensations ignorées et un aspect peu banal de sa sexualité. Suis-je vraiment hystérique ? Peut-être un peu nymphomane ? Elle n’a pas le temps de formuler une réponse, il se trouve à un mètre derrière elle, son reflet est bien visible sur la devanture, comme si on l’y avait peint. Il lui sourit. Puis il s’en va d’un pas pressé sans se retourner. Elle le suit des yeux jusqu’à ce qu’il entre dans la boulangerie. Sa démarche est volontaire, nerveuse et dominatrice comme un homme qui sait ce qu’il fait et qui n’entreprend que pour gagner.
  L’après-midi, elle décide de s’installer sur l’autre plage, de l’autre côté du phare, là où les hôtes de la résidence ne vont pas, par flemme. On y trouve des Américains et surtout des Mexicains. Chacun a ses habitudes. Elle espère qu’il sera au diable et qu’elle n’aura pas à subir sa présence. Pourtant il est là, arrivé bien avant elle, comme s’il avait deviné ses intentions. Max, engagé dans une partie de pêche au marlin ne lui sera d’aucune aide. Mais quelle sorte d’aide pourrait-il lui fournir ?
  Elle lui tourne le dos et se concentre sur sa lecture. Il part se baigner sans un regard pour elle. Au bout d’un moment, elle se demande où il est passé. Elle pense à un accident et le cherche des yeux. Elle trouve cette attitude stupide et dangereuse, que va-t-il penser s’il s’en rend compte ? À son retour, elle lui fait face. Elle s’allonge même sur le dos et lui tend son corps. Après tout je ne fais pas de mal, se dit-elle. Et puis qu’y puis-je ? Je ne suis pas de taille à lui résister. Comme hier un orgasme dévastateur la secoue. Cette fois, très nettement, elle ne peut pas se tromper, il l’a pénétrée. Elle l’a senti fort et puissant comme un taureau, la bête mythique du soleil. Un pénis énorme qui l’écartelait. Et sa semence s’est répandue en elle, abondante et chaude. Dès ce jour, tous les après-midis, elle le recevra en elle et elle verra le soleil chanceler et tournoyer pendant que son cœur s’arrêtera de battre, que sa poitrine se déchirera dans une douleur terrifiante et délicieuse. 
   Elle demande à la jeune femme qui tient la supérette qui il est.
  - Un excentrique, lui répond-elle. Il habite une maison perdue quelque part sur les dunes. Il voyage et on ne le voit que quelques jours par-ci par-là. Il vit seul, on le dit Péruvien ou Colombien mais rien n’est sûr. Certains pensent qu’il est musicien, d’autre que c’est un gourou, ou un peintre. D’autres qu’il est né avant que les espagnols conquièrent le Mexique, quand la ville s’appelait Cozcatlàn. N’importe  quoi !
   Les vacances se terminent. Une journée encore sur la plage, ensuite ce sera l’avion pour Paris. Paris où les coureurs du Tour de France vont enfin arriver lui rendant Max, et avec lui la routine des jours ordinaires. La veille au soir, en flânant avec son fils loin derrière la résidence, empruntant des rues de plus en plus étroites pour finir dans un sentier bordé de haies d’épines et de ronces agressives elle est tombée sur sa maison. Une maison étrange, comme lui. Construite au sommet d’une dune plantée de goyaviers, pour l’atteindre il faut escalader un long et étroit escalier de bois sans garde-fou d’une centaine de marches. Des échafaudages de toutes les hauteurs en prolongent les murs dans tous les sens, sans s’y appuyer, et s’élèvent plus haut que le toit. Des bandes de tissus multicolores y sont partout attachés qui flottent dans le vent comme des drapeaux. Grimpé sur l’un de ces échafaudages, il jouait de la flûte ou de l’ocarina, elle ne put distinguer, tourné vers le soleil couchant. Une mélopée sur trois ou quatre notes qui se répétait indéfiniment.  
  Ce matin elle fait les valises. Elle trouve que ces valises béantes, en attente, sont comme des sexes de femme. Aussitôt elle se demande où elle va chercher ça. Max et l’enfant sont partis pour explorer les rochers qui bordent la mer car la mer s’est retirée au loin et ils espèrent ramener des morceaux d’ambre et des coquillages, des porcelaines. Pendant qu’elle entasse les vêtements elle ne peut s’empêcher de penser à la maison sur la dune, à ses étranges échafaudages bariolés. Elle entend maintenant la flute, ou l’ocarina. Une musique qui l’appelle. Il est presque midi et elle n’a plus de temps à perdre. Elle enfile une robe légère, des sandales et la voici dehors qui court vers la maison sur la dune. Sur son passage les façades blanches lui renvoie leur chaleur, une flamme brulante comme sortie d’un four qui lui cuit le visage, les jambes et le ventre. Elle grimpe en haletant les marches de l’escalier étroit et commence à dégrafer sa robe, son sexe est gonflé, trempé.
   Il l’attend, le torse et les pieds nus, les cheveux tenus par un bandana écarlate. Un pantalon de lin blanc flotte autour de ses jambes. Il l’aide à se déshabiller et une fois nue il l’aide à s’étendre sur une pierre longue et blanche, une sorte de table au ras du sol. Elle se sent délicieusement à sa merci, il lui tend un gobelet rempli d’un liquide ambré et rafraîchissant qu’elle boit d’un trait. Il lui caresse longuement les jambes, puis les seins, puis le ventre et le vagin. Le soleil, dans les yeux de la jeune femme, semble s’emballer jusqu’à tourner comme une toupie. Jamais elle ne s’est sentie aussi reposée, aussi détendue ; elle est si heureuse. Amoureuse ? Elle ne sait pas. Elle fond et geint sous la langue qui l’explore minutieusement, elle voudrait qu’il aille plus loin qu’il la morde, qu’il la piétine. Enfin il la pénètre comme un taureau déchaîné et sous le membre qui la déchire elle crie. Elle crie jusqu’à ce que maintenant dressé au-dessus d’elle il plante entre ses seins une lame d’obsidienne et lui arrache le cœur.
   Alors tourné vers le soleil, les bras ruisselants de sang, il tend ce cœur qui bat encore dans la coupe de ses mains et il psalmodie sur trois notes une incompréhensible prière : « Kinch Ahou… Kinch Ahou… »
  On ne reverra plus la jeune femme. Elle a disparu comme ont disparu d’autre jeunes et jolies femmes. La police croit qu’elles ont été enlevées par les narcotrafiquants, d’autres disent qu’elles se sont enfuies vers une nouvelle vie. Que le diable... Il y a tant de soleil et tant de chaleur que cela finit par faire perdre la tête, admet-on ici. 

 Jean-Bernard Papi ©

à suivre,