Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                 Les provinciales.


                                                                                                                                                                                          La poupée.                      
 
      

   Elle m'appelle sur mon téléphone portable.
  - Viens ce soir à la maison, ma mère sort… Puis au bout d'une seconde de réflexion et dans un rire, j’ai un tas de CD que tu n’as pas écouté. On boira du champagne… Et puis non, je préfère faire l'amour… On verra. On fera les deux. J'ai envie de toi… As-tu pensé à moi aujourd'hui ?…  Á ce soir.
   J'ai découvert chez un antiquaire, une poupée en latex, un peu plus haute que ma main, signée Peynet. Je l'ai achetée pour elle. Normalement cette poupée possède un compagnon, un petit poète avec un chapeau melon qui tient dans sa main un cœur rouge en feutrine, mais il a été vendu voici une semaine. Etonnant que ces poupées, que l'on trouvait à tous les carrefours lorsque j'avais dix-sept, dix-huit ans, soient devenues aujourd'hui des antiquités.
  - Le temps passe, cher monsieur ! m'a répondu le marchand mi-figue, mi-raisin. Les objets archi-courants jadis et qui furent jetés aux ordures, font le bonheur des antiquaires d’aujourd’hui.
   La poupée est blonde comme elle, coiffée en queue de cheval. Elle porte des ballerines et une courte robe blanche, très ample, très arrondie, en cloche avec deux ou trois jupons. Brigitte Bardot s'habillait ainsi au temps de sa splendeur.
    Elle vient m'ouvrir. Elle est en pull vert pomme et jeans moulants. Avec ses cheveux courts, finalement elle ressemblerait plutôt au petit poète. Elle trouve la poupée jolie et les vêtements marrants. Elle m'embrasse sur la bouche. Elle n'a rien sous son pull et ses seins durcissent lorsque je les effleure de la paume. La maison est silencieuse. Malgré tout, je lorgne l'escalier de bois ciré d'où sa mère peut surgir.
   - Elle est partie, me souffle-t-elle à l'oreille. Il y a une demi-heure.
   - Pour où ?
   - Restaurant puis baise, comme d'habitude. Nous sommes tranquilles jusqu'à une heure du matin.
   Elle m'entraîne par la main : « Je vais te faire visiter ». Elle commence par la salle de bains. Il y flotte une odeur fleurie de sels de bain, d'eau de Cologne et de parfum piquant, poivré. La baignoire est encore humide avec quelques traces de mousse violette. Deux coulées de vernis à ongle orangé tachent le rebord.
   - Elle s'en fout, me dit-elle. Demain la femme de ménage nettoiera. Regarde les serviettes de bain, elle les a balancées dans un coin sans prendre la peine de les plier… Elle est belle et orageuse, tu sais. Mais c'est quand même une pute.
 
 La chambre de sa mère. Le rose et l'argent se fondent sur les murs ainsi que sur le plafond et les meubles. Des miroirs un peu partout et de toutes les tailles, et des sièges profonds avec des robes, des jupes et des pulls jetés ici et là, les uns sur les autres. Tout cela, ce fourbi coloré, surprend et donne envie de caresser ces laines, ces cachemires, d’y enfouir le visage. Sur le lit, tendu, compact, fonctionnel, une aire plate et dure destinée aux étreintes vigoureuses et sportives, d’autres soies, d’autres nylons roulés en boules que l’on sait parfumés et intimes. Et partout des coussins semés à même le sol. Tous en velours cramoisi, avec sur chacun un visage d’argent peint, homme, femme.
    - La tête ensanglantée de ses victimes, grogne-t-elle.
Elle ouvre la penderie et sort des robes, des tailleurs, des jupes par brassées.  
    - Elle a du goût, n'est-ce pas 
    - Oui, beaucoup ! 
   Elle retire son pull et quitte son jeans. Puis elle se glisse dans une robe. « Nous sommes de la même taille ». Elle virevolte devant moi.
    - Qu'en penses-tu ?
    - Qu'elle te vieillit.
    - Et ce tailleur ?
    - Aussi.
   - En sommes, tu me préfères gamine. Avec mes culottes de coton, mes pulls informes et mes pantalons de toile. Rustique. C'est ça, tu me préfères rustique ! Pas gamine, mais fille de ferme ou épouse de Mormon… Je veux voir ta queue  maintenant ?
    Elle touche, puis défait la fermeture éclair et glisse sa main dans mon caleçon.
   - Tu ne bandes pas ! Je ne te fais pas bander avec mes culottes de coton ? C'est ça ? Salaud ! Elle ouvre une armoire et plonge vers une étagère. Elle jette à mes pieds des slips et des strings, noirs, blancs, avec des profusions de dentelles. Et des couleurs surprenantes, vert sauvage, orange et citron ou rouge sang, mais toujours une toile d'araignée de dentelles, d'une transparence mousseuse.
   Elle fait glisser sa culotte et passe quatre doigts dans les poils de son pubis pour les ébouriffer. Je le lui ai demandé la première fois qu'elle s'est déshabillée devant moi. J'aime que cet endroit de son corps soit touffu et gonflé. Comme un nid. Elle essaie les strings.
   - Ai-je l'air d'une pute ? demande-t-elle d'une voix mince comme un fil. Je l'aide à fixer un porte-jarretelles. Elle enfile des bas et prend, tout de suite et d'instinct, une pose gracieuse. Assise sur un pouf, elle pointe le pied puis allonge sa jambe. Elle lisse le nylon avec les mains à plat, de chaque côté de ses mollets et de ses cuisses. Son visage est sérieux et concentré. Comme si elle passait un examen.
    - Et maintenant, ai-je l'air d'une pute ?
    - Oui.
   Elle bat des mains, heureuse et me saute au cou. « Embrasse-moi ! » Puis « Dis-moi que je suis une salope, une pouffiasse ! »
   - Tu es une pute, ce n'est pas pareil.
   - Je suis comme ma mère, soupire-t-elle, nous avons les mêmes gènes. Nous aimons séduire. Je veux être comme elle et pourtant je la déteste.
  Elle me déshabille, elle toujours en string, bas et porte-jarretelles. Elle a même trouvé des escarpins à talons aiguilles qui la grandissent, elle est presque de ma taille. Les jeunes filles sont grandes aujourd'hui. Elle chaloupe un peu sur ses hauts talons, mais pas trop. L'habitude lui vient vite. Elle dépose mes vêtements, après les avoir pliés, sur un fauteuil déjà surchargé. Elle ondule naturellement de la croupe qu'elle a ronde et juste dodue. Elle me conduit dans la salle de bains et me lave. « Comme une pute, s'il te plaît, laisses-toi faire… » Puis elle m'essuie avec les serviettes de bain de sa mère. Elle m’asperge d’eau de toilette et me frictionne longuement entre les fesses, autour de la verge et des testicules, sur les seins.
   - Toutes ces aspérités velues qui vous font si différents des filles. Elle rit. Je te chatouille ? Elle baisse les yeux sur mon sexe. Mon dieu ! murmure-t-elle.
   Son visage est grave.
   - La première fois, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un poignard qu'il fallait, coûte que coûte, me planter dans le ventre… Dans le fond, c'est un peu cela. C'est aussi une sale bête hirsute. J'aime cette sauvagerie qui te ressemble si peu… Elle me pousse vers le lit de sa mère. 
   - Je vais te manger… Je veux aussi que tu me fasses crier ! Quand j'étais petite, je l'ai entendue crier. J'ai cru qu'elle s'était fait mal. Je me suis précipitée dans sa chambre. Elle était avec un homme, bien sûr. Depuis elle fait ça dehors, ou quand je ne suis pas là. Quand je suis en fac… ou chez toi… Est-ce que je fais bien l’amour ? C'est important de bien savoir. Je veux tout savoir sur la fellation, c’est bien comme ça que ça s’appelle chez les bourgeois ? Je veux être plus calée en caresse qu'en histoire de l’art !…
    Elle s’active, muette et concentrée.
   - Quelle note me donnes-tu ?… Un jour j’avalerai tout et j'aurai vingt sur vingt, comme une vraie… Il faut que je te raconte : pendant les dernières vacances nous sommes allées au mariage d'une cousine du côté de Tours. Le curé était un tout jeune prêtre. J'ai suivi ma mère qui est allée communier. Nous étions agenouillées devant lui, côte à côte. J'ai eu envie de le sucer. Une envie folle, j'avais la bouche en feu et pleine de salive. Il a dû s'en apercevoir car sa main tremblait quand il m'a tendu l'hostie. Je lui ai léché le bout des doigts avec la pointe de ma langue. Il était écarlate…
  Je la pénètre. Quand elle jouit, elle fait « Aïe, aïe » crescendo. « J’aime quand tu me poignardes… » C'est après l'amour que tout reste à faire. Je la tourne et la retourne pour la lécher, surtout à l'intérieur des cuisses, sur cette peau fine et dorée toute barbouillée par l'amour. Elle se laisse faire, se love comme une chatte et ferme les yeux. Quand elle en a assez, elle me tend ses fesses puis ses seins, puis ses pieds. Elle a les chevilles sensibles, et fines comme d'une gazelle.
   - Demain, viens me chercher à mon cours de violoncelle. Je serai en jupe. Le prof est un vieux cochon. Je mettrai des bas qui tiennent tout seul. Il se place toujours en face de moi et ne me quitte pas des yeux. C'est tout juste s'il écoute ce que je joue. Cela fait plusieurs fois que je lui fais le coup. Après, il me raccompagne jusqu'à la porte et me serre la main, en s'inclinant comme devant la reine. Je suis sûre qu'il va se branler ensuite…
   - Et toi ?
   - Moi ? je suis trempée. On peut dire que le violoncelle me fait jouir ! Et c’est vrai. 
Figures-toi que le grondement des basses me provoque des orgasmes. Parfois j’en abuse. Elle rit. Si tu veux, nous irons chez toi ensuite. C'est moi qui te ferai l'amour, je serai le garçon… Un long silence, puis elle va chercher la poupée de Peynet. Elle a conservé ses bas et le porte-jarretelles. Une légère sueur la recouvre et elle luit, dans la lumière étouffée d'une petite lampe, comme une statue d'or.  Je lui ferai des vêtements, un maillot de bain, un jean… Elle a l'air si innocente, si niaise, si cucul la praline… j'espère qu'elle s'entendra bien avec mes Barbie. Tu sais, j'ai conservé toutes mes poupées. Mes copines se moquent de moi et disent que c'est de l'infantilisme. Donne-moi ton avis, crois-tu que je sois une attardée ? 

 Jean-Bernard Papi © (in Nouvelle Donne n° 10- 1996)

à suivre,