Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
            Les provinciales

                                               Appelez-moi docteur.                     
    


 
 


   Le carillon prétentieux du téléphone me réveille. Ding-dada-dong-du-du ! Je décroche. Depuis huit jours, je garde la maison du docteur Alain B., mon grand frère, parti en vacances en Autriche avec toute sa smala. Entre nous, si j’avais des vacances à prendre ce n’est pas en Autriche ou même en Irlande, n’en déplaise à Joyce, que j’irais. Mes goûts me portent plutôt vers la Floride ou les Seychelles.
  Il m'avait confié la garde de sa maison avec pas mal de réticences. « Fais attention à ce vase, c’est un Ming de la belle époque… N’entre pas dans mon bureau, ni dans mon cabinet… Ne touche pas à mon ordinateur… Soit poli avec la femme de ménage… Tire la chasse d’eau. » 
   - Ça va, je lui avais répondu. Tu me prends pour un débile ? Je sais quand même me comporter dans le monde, non mais ! Je te rappelle que nous avons eu le même père.
   Ce qui n’avait pas paru le convaincre. Ma réputation, comme d’habitude me jouait de sales tours. Je suis le frère brigand d’Alain, le voyou sorti de prison qu'il faut aider malgré tout, fratrie oblige. Me voici donc à l'abri de la pluie et du soleil pour un mois, le temps pour le cher docteur B. et sa famille de visiter Vienne, ses palais, ses pâtisseries et ses cafés, et de se reposer au pied de la Nordkette dans un chalet pour fabricants de coucous.
  - Difficile pour un taulard, même de mon niveau, de trouver du boulot au mois d'août, avais-je plaidé. Alain avait haussé les épaules.
   - Démerde-toi. D’ordinaire, pour faire une connerie tu te débrouilles très bien.
   - Si tu refuses de m’aider, je cambriolerai ta baraque et flanquerai ta collection d'incunables dans la piscine… Il m'avait alors dévisagé. J’avais le regard implacable du gars capable d'un tel crime.
   - Bon, bon, ça va, tu garderas la maison. Tu prendras la chambre d'amis. Mais attention pas de femmes dans la maison. Marie-Lou, tu connais sa sensibilité extrême, deviendrait folle si elle le savait… Et puis lave ta vaisselle et ton linge… Encore une chose, n'entre pas dans mon cabinet. La gynécologie n'est pas dans tes cordes.
   - Tu me l’as déjà dit. Moi ce serait plutôt la pharmacie. Rayon des alcaloïdes et des opiacés, pour être précis.
   - Ne fais pas le malin, David. Tiens-toi peinard et en rentrant je te trouverai un boulot sérieux.
   Alain avait donc poussé son poulailler, quatre filles et une femme, Marie-Lou la chochotte, dans son Espace blanche et m'avait serré mollement la main, non sans une lueur d'inquiétude dans les yeux.
   Depuis, je me la coule douce. Je me lève à onze heures, pioche dans les bouteilles de vieux bordeaux de la cave et avale des nouilles à tous les repas. La femme de ménage, une naine Portugaise, nettoie la baraque une fois par semaine et lave même mes chemises. La vie de château... Donc le téléphone avait sonné façon Big Ben.
  - Je voudrais un rendez-vous, me dit une voix de femme agréable, dans les tons graves et automnaux.
   La formulation me surprend. À qui demande-t-elle ce rendez-vous, au toubib ou à moi ? J'allais répondre que le docteur B. était en vacances quand elle ajoute péremptoire : « Cet après-midi, vers quatorze heures, cela m'arrangerait. Vos collègues sont absents ou surchargés. (Mes collègues taulards surchargés ?) Vous n'êtes que quelques-uns à être restés à Royan dit-elle avec des nuances de reproche dans la voix… Je suis en vacances à l’hôtel Bellevue. »
   - Bon, passez vers deux heures, je réponds sans réfléchir. C’est toujours pendant les vacances que l’on a des emmerdes, j'ajoute. Il faut s’entraider. (Superbe rire de la nana.)
   J'emploie ce qui me reste de temps à me botter moralement les fesses et à composer une tirade de plates excuses pour le moment où elle se présentera au cabinet. Puis j'ouvre le fameux cabinet et y fais l’inventaire, en attendant ma « cliente ». J'y bois, pour tuer le temps, une demi-bouteille de l'excellent whisky japonais de mon frère, tout en explorant les tiroirs et les étagères des meubles en tôle blanche dans lesquels il range ses appareils, ses fioles et ses petits instruments.
   Le whisky me rassure tout de suite : Je ne fais rien de mal, à part irriter cette chérie de Marie-Lou. De deux choses l'une, me dis-je maintenant gonflé à bloc, ou elle connaît Alain et dans ce cas je lui demande de me pardonner et je la raccompagne à la porte après lui avoir offert un whisky. Ou bien elle ne connaît pas Alain, ce qui me paraît le cas ; elle est jolie et je la baratine… Elle est moche, je lui présente mes excuses et la raccompagne à la porte... Ni jolie, ni moche. La quarantaine, un visage habilement maquillé, souriant et agréable bien que légèrement empâté, des cheveux brillants et épais, des dents saines. Mais un corps quelconque sans excès de poids, seulement bien proportionné et emballé dans une robe d'été bien coupée. Une bourgeoise qui serre son sac à main sur sa poitrine et dont le sourire finit par disparaître devant mon regard un tantinet chancelant.
    - Entrez, je vous prie, lui dis-je en m'effaçant.
   Son parfum m'a décidé. Un parfum sensuel à se coucher à ses pieds. J'enfile la blouse d'Alain, légèrement trop grande, et je me laisse tomber dans son fauteuil de cuir noir. Derrière son bureau d'acajou surchargé de publicité et d'échantillons de médicaments, j’ai vraiment l’air d’un ponte. Il me semble.
    - Qu'est-ce qui ne va pas, chère madame ? M’entends-je dire d'un ton désinvolte.
   Elle se lance alors dans des explications où il est question de pertes blanches, d'humeurs rosées et de toutes sortes de saloperies qui souillent le fond de sa culotte. Même privé d'amour depuis lurette comme je le suis, sa description me refroidit comme un plongeon dans la mer du Nord par un petit matin d'hiver. Comment me sortir de ce merdier puant pendant qu'il en est encore temps ? Sans que je l'invite à le faire et pendant que je réfléchis, elle se dépiaute en un tourne main. Pas de soutien-gorge et des seins lourds, larges, plantés comme des menhirs qui me regardent de leurs aréoles jumelles et violettes. Les jambes sont fines et musclées, les hanches amples, le ventre plat. Elle porte une culotte blanche, transparente. Brune à l'excès, ses poils débordent telles des moustaches de Turc. Appétissante, finalement, et dodue comme un chausson aux pommes, la petite dame.
    C'est à cet instant que je découvre son alliance. Tonnerre de Brest ! Au point où nous en sommes si j'avoue mon imposture, j'aurai le mari, et les flics, sur le dos ! Il ne me reste plus qu'à continuer à jouer au toubib, lui faire une ordonnance inoffensive à la manière du père Freud, morphine à 0,05 grammes matin, midi et soir par exemple, lui interdire la plage et le coït durant une semaine et la renvoyer à un confrère. Avec un peu de chance la farce passera inaperçue. C'était compter sans ma foutue libido muselée depuis presque un an. Je la fais allonger sur la table de travail et lui enlève moi-même sa culotte, comme je suppose que le fait Alain et comme je le faisais dans le temps quand marmot je jouais au docteur avec Lulu, la fille de la voisine. Elle est franchement surprise, mais ne dis rien. Comme mon frère, je balade un stéthoscope entre ses seins, éprouvant de ma main libre leur moelleux et leur chaleur jusqu'à ce que les pointes durcissent et s'enflamment comme de sombres rubis.
  Elle a un mince sourire qu'elle cache en détournant la tête vers le mur. Puis je place mon stéthoscope sur son ventre. D'affreux gargouillis me remplissent les oreilles. Je pose mon oreille sur son abdomen et me compose le faciès impassible du professeur Machin, vu à la télé dans une série pour idiot congénital. Le ventre est tiède et doux comme un coussin de soie ; je me concentre sur une écoute qui ne peut rien m'indiquer. Mais bon, je suis censé être gynécologue et tout savoir sur la mécanique intime des femmes. Donc je continue à faire semblant. Sa chair soyeuse et élastique, son parfum à mille balles ne tardent pas à troubler ma concentration. Une tiédeur m'envahit comme avant le sommeil et une sorte d’hypnose me bloque le cerveau au point mort. Je me mets alors, d’un index léger, à lui titiller le nombril qui est là, comme par hasard, juste au bout de mon nez. Puis d'un léger affleurement et mine de rien, sans abandonner ma tronche de premier de la classe, je descends jusqu'au pubis. Le plus discrètement possible, je pose de minuscules baisers sur sa peau. Je la sens vibrer doucement, une sorte de ronronnement intérieur, avec de petits spasmes qui contractent son ventre et font s'entrouvrir ses cuisses.
   - Docteur ? me souffle-t-elle d'un ton inquiet, mais nullement chargé de menaces. Docteur, vous dormez ?
  Je me redresse et prends un air détaché pour lui annoncer « que nous devons poursuivre plus avant nos investigations ». Je profite de ce que je suis derrière elle pour libérer Jean-Jeudi. Le blue-jean le serre tant, le pauvre, que je crains qu'il ne fasse péter ma braguette, ou qu'il se congestionne à mort comme le périphérique un premier août. J’aurai plus qu’à aller voir un gynécologue à mon tour pour lui ramener le compteur à zéro. Je le sens heureux de bouger à sa guise sous la blouse, mais tendu comme un arc et plus dur qu'un manche de pioche. À chacun de mes mouvements, le nylon frotte délicieusement contre le gland, telle une bouche humide et fraîche. Ce qui n’est guère fait pour me calmer ! Je me place entre ses cuisses ouvertes. Jamais sexe de femme ne me parut plus attendrissant et désirable. Cette innocente attente, cette offrande sans arrière-pensée à mes mains « professionnelles » me chavirent et m’incendient la colonne vertébrale. Pendant que mon cerveau déverse des torrents d’hormones, ma bandaison frôle le record du monde et j'ai de plus en plus de mal à faire semblant. Faudra que je demande à Alain comment il fait pour se retenir. Pense-t-il aux petits oiseaux qui gazouillent dehors ? Revoit-il le film de la veille sur TF1 avec Mimie Mathys dans le rôle de la théière, ou songe-t-il à sa feuille d’impôt ? Pour ma part je piétine comme une bourrique saoule et mes yeux ne vont pas tarder à jaillir de leurs orbites.
    Malgré que je sois tout entier, corps, queue et cerveau, concentré dans mon regard, il me semble entendre un rire ténu. Je relève la tête, mais elle a fermé les yeux et sa bouche est close comme d’une morte. Je frôle plusieurs fois du doigt son abondante fourrure d'un noir félin avant d'écarter doucement ses lèvres qu'elle a proéminentes et souples comme un ruban de soie. Répétant le geste on ne peut plus classique du gynécologue s’apprêtant à peindre son couloir en passant la main par la boîte aux lettres de la porte d'entrée, je glisse mon majeur in the baba. Il y barbote à son aise, lubrifié, submergé et surchauffé, tendrement prisonnier entre des parois de chair qui se resserrent et se contractent volontairement sur lui. Le parfum, une merveille, qui baigne mes narines est composé de plus de fragrances qu’un vieux cognac. Océan et écume, huîtres et vent d'autan, brouillards, terres d’automne et fleurs…
    J'ai le visage si proche que son sexe vient à moi tout naturellement. J'ai depuis longtemps oublié pertes et épanchements rosés. Je fouis de la langue, aspire, suçote, mordille, monte et descends du groin tel un sanglier atteint de folie furieuse. Je ne lui laisse aucun répit et de peur qu’elle se sauve dans la rue en appelant son jules, je pétris ses seins et sa croupe comme si j'avais dix mains. Je fais tant et si bien qu'elle se met à jouir avec de si grands cris qu’on pourrait imaginer de la rue que le docteur Alain B. opère une cliente à vif. À ce propos je me souviens qu’Alain disait, dans une crise d’humour dont il n’est guère coutumier, que l’on connait tout sur les cris des baleines et rien sur ceux des femmes.
   Une fois apaisée et calmée, elle se met sur un coude pour me regarder plus attentivement. Je suis planté devant elle, dépeigné, la blouse de travers et si largement déboutonnée que ma queue, bien visible, se tend devant moi comme une hampe de drapeau d’ancien combattant. Comprenant, à mes yeux égarés que je vais bondir sur elle et l'empaler sans plus de fioritures, elle prend les devants. Et dans ce cas « les devants », n'est en rien une figure de rhétorique. Elle me masturbe d'un geste nerveux jusqu'à ce que je l'asperge de sperme, elle et la table de travail, ce qui ne prend guère plus de temps que je n'en aie à l'écrire. Lorsqu'elle est rhabillée : 
   - Je veux bien croire, grince-t-elle avec un sourire pincé, que la gynécologie a fait d'incontestables et d’incomparables progrès et que l'on fasse des efforts pour retenir la clientelle. Malgré tout, permettez-moi d'avoir des doutes sur l'efficacité de votre traitement. Ma cousine Gilberte m'avait parlé d'un praticien hors pair, j'espère aussi qu'il est discret. Quant à moi, je ne dirai rien mais à une condition : Gilberte adorera votre méthode auscultatoire. Vous verrez, c'est une cinquantenaire de cent trente-cinq kilos. Nous en parlions hier encore, elle aimerait tant trouver un homme qui sache lui procurer enfin les plaisirs dont elle s'estime, injustement, privée… 
    - Merci. Je ferai de mon mieux... et avec doigté ! je bafouille.

Jean-Bernard Papi ©

à suivre,