Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                          Textes courts.
                 Récits et souvenirs de mon aïeul 

                                           Grand-père et les caramels mous .

 

    
 
   



   Nous sommes en 1944. Un matin, tandis que nous jouions, Thérèse Berlan, mon frère Daniel, Marcel, moi et probablement un ou deux autres morveux, dans une ruelle à bricoler un four à patates avec les restes d'argile laissés par le puisatier des Berlan, un vacarme soudain nous fit sursauter. C'étaient des bruits de moteur et des vociférations qui provenaient de l’extrémité de la ruelle, là où elle débouchait sur la Grand’rue de Villefagnan. Cette Grand’rue, autant que je m’en souvienne, traversait le village pour aller se perdre vers Niort et plus loin encore. Nous n'étions qu'à quelques dizaines de mètres du boucan. Marcel, douze ans, se précipita aux nouvelles et revint tout excité.
   – C'est des boches qui installent une mitrailleuse au coin de la ruelle.
  Aussitôt on se mit sur nos jambes et on cessa de pigouiller la glaise. L’information était importante et nouvelle car jamais la guerre n’était arrivée jusqu’à la ruelle et jamais elle n’avait interrompu nos jeux. Malgré notre curiosité –Ça ressemble à quoi un Boche ? - c’est très prudemment que nous avançâmes vers les soldats en rasant le lierre du mur des Joussaux. Trois Allemands, casqués, masque à gaz à la ceinture et fusils en bandoulière installaient effectivement une mitrailleuse légère sur son trépied, une MG quelque chose. Nous fûmes accueillis par leurs aboiements dérivés de l'admirable langue de Goethe et un coup de pied au cul projeta Marcel, notre leader, d’où il venait. C’est à dire vers le fond de la ruelle. Il en fallait plus pour nous décourager. En dix minutes d'avance sournoise, nous étions de nouveau auprès de la mitrailleuse.
  Elle était braquée sur la maison des Berlan, de l'autre côté de la Grand’rue. Par bonheur Thérèse et probablement un de ses frères, étaient avec nous. Que les Berlan adultes soient pulvérisés par les rafales éventuelles nous laissait indifférents, totalement. C’est ainsi que l’enfance se protège, par l’ignorance de la réalité. Animée par la crainte d’un coup tordu plus que par curiosité, une partie de la population de Villefagnan s'était massée aux fenêtres ou devant leurs portes sur la Grand ’rue. Comme pour le passage de la course cycliste du 14 juillet, inévitablement gagnée, à cette époque, par Poitevin, le marchand de vélos. Nos trois mitrailleurs après quelques grognements et jappements, avaient fini par se désintéresser des gamins qui se tenaient dans leur dos, à quelques pas. L'après-midi était bien avancé et nous nous demandions à voix basse si les soldats allaient passer la nuit, affalés derrière leur mitrailleuse dont une bande de cartouches était engagée dans la chambre de tir.
   Soudain, un sourd murmure parcourut la rue. Comme pour prévenir de l’arrivée du coureur en tête de la course le 14 juillet. Et un cycliste, effectivement, déboucha à l'entrée de la Grand’rue. C'était un allemand en tricot de peau grisâtre mouillé de sueur, coiffé d’un calot vert et chaussé de grosses bottes de cuir malgré la chaleur. En cette journée de juin 1944, vraiment, il faisait chaud. Il était monté sur un vélo de femme avec, ficelé sur le porte-bagage, son fusil et une grosse valise de faux cuir marron. Il descendit la rue sans freiner et disparut aussi vite qu'il était venu. Nos trois soldats s'étaient mis à rire en le voyant : « Ernst ! Ernst ! Ach so... ! »  Ernst n'avait même pas détourné la tête. Marcel, plié en deux s'était mis à rire lui aussi, à l’unisson. Une formidable gifle mis fin à son exubérance et il se tint de nouveau tranquille.
   Ce qui suivit alors fut proprement ahurissant. Apparut d'abord tout un troupeau de charrettes et tombereaux attelées à d'énormes percherons aussi bien qu'à des mules ou même à un âne velu. Sur les plateformes de ces charrettes, conduites par des soldats rougeauds en bretelles, des officiers en chemise blanche devisaient comme au Sélect Club, ou ronflaient sur des matelas empilés. Autour d'eux, telle une nuée de moucherons, des soldats poussaient des vélos sans pneus, des carrioles des quatre-saisons surchargées de sacs et de valises ou de simples poussettes d'enfants où s’entassaient musettes, godillots et chapeaux mous. L’armée allemande, la Wehrmacht, déménageait ce qui leur restait des pillages passés. L'artillerie légère, les mortiers, et les fusils mitrailleurs, en partie démontés, avaient été jetés pêle-mêle dans les charrettes parmi un bric-à-brac de pendules et de tapis. Selon monsieur Berlan qui avait fait la « drôle de guerre » et qui nous réunit plus tard, pas une arme ne paraissait en état de tirer. L'armée qui avait vaincue l'Europe était visiblement en déroute.
   Les trois mitrailleurs étaient redevenus sérieux et silencieux. On les sentait atterrés par ce qu'ils découvraient. Cette puissance déchue, ce tonnerre de feu qui ne ressemblait plus qu'à un désordre de carnaval, à un lamentable lendemain de fête. Des murmures, puis des rires et enfin des lazzis fusèrent des trottoirs. Même si les servants de la mitrailleuse ne comprenaient pas le français, ou le patois, le doute n'était pas permis : On se moquait de l’armée allemande. Sous les rires, les cochers fouettèrent leurs bêtes, quelques-unes prirent le galop et allèrent s'encrucher sur l'arrière des carrioles qui les précédaient, ce qui provoqua une débandade plus grande encore et de solides jurons teutons. Là les moqueries sur les trottoirs se changèrent en insultes. Nos trois soldats, de leur côté, échangeaient de courtes phrases nerveuses. Le tireur arma soudain son engin, clac ! et le fit pivoter vers le bas de la rue. Il pointa tour à tour son arme sur les maisons et les spectateurs en hurlant : Ta, ta ta ta ta ta !
  Ce fut suffisant pour ramener le silence et quelques quidams prirent même la fuite. On avait vu son doigt blanchir sur la queue de détente et il s'en était fallu d’un cheveu qu'il tire et fasse un carnage. Après que la minable cohorte eut fini de s'écouler, il se passa une bonne heure encore sans que rien ne bouge. Nos Allemands discutaient le plus calmement du monde et fumaient des cigarettes. Visiblement ils attendaient autre chose. L'heure du repas était proche et nombre de spectateurs étaient rentrés chez eux. Soudain un déferlement de chars, d'autochenilles, de camions et de side-cars s'engouffra dans la rue. Cette fois plus question de quolibets. Le matériel était flambant neuf, les hommes propres et bien équipés, prêts à en découdre. Nous l’apprîmes plus tard, une compagnie de la division Das Reich montait au combat vers la Normandie. Un dernier camion s'arrêta devant nous. La mitrailleuse fut démontée en une seconde et les hommes grimpèrent sous la bâche. Le mitrailleur, assis sur la ridelle nous regarda, hocha la tête, plongea la main dans une des vastes poches de sa vareuse puis nous jeta une poignée de caramels avant de disparaître avec le camion. De gros caramels mous, jaune clair et bien appétissants que madame Berlan, arrivée en courant et visiblement morte d’inquiétude, nous confisqua.
   – Ils sont empoisonnés ces caramels, nous cria-t-elle. N’y touchez pas. C'est dangereux, très dangereux... Vous ne les connaissez pas, ces boches-là sont capables de tout.
   On raconta plus tard que la compagnie SS, avait rejoint les fuyards de la Wehrmacht, deux ou trois kilomètres plus loin et que pour passer, sur la route étroite, ils n'avaient pas hésité à pousser les charrettes dans le fossé. On dit même qu'un officier en chemise qui rouspétait a été fusillé sur le champ. Madame Berlan avait raison, les SS étaient capables de tout. J’ai souvent repassé ces images dans ma tête, la plupart nettes et colorées comme un film. Malgré mon jeune âge, j’avais un peu plus de cinq ans, le contraste de cette armée en débandade et la troupe de Das Reich, m’avait frappé. Aujourd’hui, on dirait que ces images m’avaient traumatisé, mais à l’époque Freud ne gouvernait pas notre inconscient et nos mœurs. J’avais donc assisté, les bras ballants et du haut de ma petite enfance, à un minuscule épisode de « cette histoire humaine, ce récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien » (1) Cette péripétie guerrière occupa les adultes Villefagnanais pendant plusieurs mois et contribua à enrichir ma mémoire. (2)
  Plus tard, à tête et à cœur reposés, passé l’adolescence, la scène se révéla pleine de sens.  Si tu dois faire quelque chose d’important, me disais-je, fais-le totalement et sans tergiverser. Ne prends pas le chemin de ces rois fainéants, bureaucrates et vétérans, avachis dans leurs charrettes qui vont de découragements en pleutreries. Sois dans l’action, toujours et droit devant.
(1) La phrase est de Shakespeare.
(2) Voir le roman « Céline, jusqu’au dernier jour » (Céline est une femme) édité par Le Croît Vif.
 
Jean-Bernard Papi ©


                                                          

                                                                 

 à suivre,