Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      



  Staline et les petits enfants                                                 
  

  Il est des gens qui attirent le malheur comme le sel attire l'eau. Ils basculent d'un état à peine supportable dans une infortune pire encore avec le sentiment, sans cesse vérifié, de n'y être pour rien. Ce fut le cas des Croustillac, vraiment des modèles du genre. Nous étions au lendemain de la seconde guerre mondiale et ils étaient nos voisins dans une petite rue, pas loin de la grande plage, à Royan. À neuf ans, me retrouvant seul après l'école, j'avais pris l'habitude d'attendre dans leur boutique parfumée l'heure de retrouver mes parents. Car Raymond et Antoinette Croustillac, tenaient, avec un commis très-boiteux, un salon de coiffure pour hommes dans un édicule de planches, provisoirement installé sur le sable, à cents pas de la mer.
   Ils n'étaient plus très jeunes, n'avaient pas d'enfant, et se proclamaient pauvres en affirmant aux clients "qu'ils ne joignaient pas les deux bouts". Il n'en avait pas toujours été ainsi et, avant la guerre, ils avaient été riches au point de posséder un vélo-tandem. Ils étaient aussi, à cette époque, propriétaires d'un salon de coiffure chic au rez-de-chaussée d'un immeuble de trois étages en pierre, sur le front de mer. C'était, parait-il, un salon magnifique avec des boiseries d'acajou, un plafond mouluré et des miroirs biseautés encadrées d'or. Il y avait aussi des fauteuils de velours rouge dans lesquels le derrière des clients s'enfonçait si moelleusement que certains s'y endormaient. La notoriété du salon était telle que le premier adjoint du maire venait y faire tailler sa barbiche tous les dimanches matin. On disait que si Raymond était le roi du rasoir à main entre Saintes et La Rochelle, Antoinette, qui massait si suavement le crâne, était l'impératrice incontestée du shampooing moussant.
   Hélas ! Un après-midi de janvier 1945, une bombe anglaise de mille livres, destinée aux troupes allemandes, dévia de sa trajectoire et vint pulvériser l'immeuble et son salon de coiffure. Sortis de leur cave quelques instants plus tard, les Croustillac se répandirent en imprécations contre les alliés anglais et américains. Communistes convaincus, ils virent dans cette bombe l'exemple même de la nature funeste du capitalisme anglo-saxon et leur foi marxiste bien trempée en fut renforcée. La municipalité, après avoir barricadé d'une solide palissade les décombres de l'immeuble, fit édifier sur la plage voisine quelques mois plus tard, et une fois les derniers allemands partis, la cabane de bois dans laquelle notre coiffeur s'installa provisoirement. Il le meubla de ce qu'il put récupérer sous les gravats et acheter chez les brocanteurs d'après bombardement. Les années passèrent, trois ou quatre. Les murs de la cabane perdirent leur peinture et prirent des teintes verdâtres, le toit de tôle se couvrit de mousse. Le remboursement des dommages de guerre traînait et les Croustillac dépensaient beaucoup d'argent en correspondances auprès du ministère de la reconstruction. On leur répondait qu'il fallait attendre, qu'ils n'étaient pas tout seuls.
   Je suivais, comme tout le monde, la progression du dossier. C'était devenu l'affaire de tous les clients et Raymond nous lisait les réponses officielles empanachées de cabriolantes signatures. Chacun de son côté apportait un complément d'information en signalant les chantiers qui s'ouvraient dans la ville. À en croire certains, ce n'était plus qu'une question de semaines : on commençait à rebâtir dans la quartier de la gare... Pourtant, tel quel, ce salon de coiffure me plaisait jusqu'au ravissement. Il y flottait une délicate odeur de lotion à la fougère qui ensorcelait les narines et, par dessus le cliquetis des ciseaux et le ronflement de la tondeuse électrique, les conversations à mi-voix qui bourdonnaient d'un fauteuil à l'autre me donnaient l'impression d'être situé au coeur de la pensée philosophique la plus éminente. Car, quand on ne parlait pas de la reconstruction, on débattait de politique.
   Au sortir de l'école et en entrant dans la boutique je tendais d'abord ma joue au commis, le plus près de la porte, un boiteux sautillant, perpétuellement échauffé et énervé par ses opinions radicales. Croustillac m'embrassait sur le front puis me prenait à témoin et m'invitait à trancher dans les débats en cours. Il possédait une voix de basse enrichie d'un accent périgourdin, où les "r" roulaient comme du gravier précipité hors d'un camion-benne. Ces discussions tournaient toujours autour de l'Union Soviétique et des réalisations grandioses qu'elle produisait à la pelle, dans tous les domaines, sous la houlette bienveillante du camarade Staline. Antoinette trônait, quand elle ne shampouinait pas, derrière une caisse monumentale coincée au fond du salon, entre un mur et des étagères où s'alignaient les lotions, les shampooings et les flacons jaunes et bleus de brillantine Roja. Cette caisse était décorée de panneaux représentant des Vénus alanguies et dévêtues qui regardaient voleter des angelots aux fesses roses. Le meuble provenait d'une maison close sise près du château d'eau, écrasée, elle aussi, sous les bombes anglaises, le jour du terrible bombardement. Ces peintures gracieuses portaient quelquefois les clients à la rêverie et le commis, célibataire, évoquait alors avec émotion madame Yolande, qui, depuis ce mirador, surveillait et dirigeait ses filles au doigt et à l'oeil.
   Juchée sur ce monument, Antoinette intimidait fort et quand elle en descendait pour m'embrasser, en montrant ses mollets enveloppés de bande Velpeau telles des molletières de soldat, je rougissais. Elle me donnait ensuite un bonbon à la menthe après quoi, je me hissais sur une banquette de moleskine pour savourer la seule lecture permise dans ces lieux, celle du journal L'Humanité. Chacun avait à coeur de me commenter les passages importants. Croustillac voyait en moi un futur Maurice Thorez et déjà un parfait pionnier, un vrai Komsomol. J'étais digne selon lui de figurer au panthéon du socialisme au côté de Piétri Morossov, héros numéro un de l'union Soviétique pour avoir à 12 ans, sans barguigner, dénoncé son père ami des koulaks et koulack lui-même (1). J'étais flatté et m'efforçais de tenir à mon tour des discours dialectiquement convaincants. J'écoutais aussi, pieusement, les imprécations lancées contre le Ministère de la reconstruction que je me promettais, in-petto, de faire sauter à la bombe, le moment venu.
   Il est vrai qu'il devenait urgent de remplacer la cabane. Le plancher branlait comme un dentier de centenaire. Les murs vibraient sans cause apparente. L'eau arrivait en crachotant dans les lavabos fêlés et ébréchés. Le mécanisme élévateur des fauteuils prenait un jeu si excessif que les sièges chaviraient parfois sans raison, projetant leur occupant au sol dans un couinement inconvenant. Les bouilloires rongées par le calcaire fuyaient et les plats à barbe cabossés perdaient leur nickel en longues épluchures. Une installation neuve s'imposait si l'on ne voulait pas recevoir la boutique sur la tête. On supputa l'affaire faite à Noël ou pour le début de l'année prochaine. La dernière lettre du Ministère de la reconstruction le laissait supposer, si l'on savait lire entre les lignes. Une information confidentielle avancée par un proche du préfet, nous rendit radieux. Puis on constata que l'informateur s'était trompé et l'on parla de déménager pour Pâques, ouvrir après les grandes vacances... Croustillac  passait par des phases d'espoir et de désespoir durant lesquelles il menaçait de se pendre à ce qui restait de l'enseigne.        
  Un matin, le plancher céda sous le poids du commis qui se rompit sa meilleure jambe. Antoinette en fut si affectée qu'elle garda le lit toute une semaine. Raymond avait les yeux rouges et humides quand je le vis au soir de l'accident. Deux semaines plus tard, la porte s'arracha de ses gonds un jour de grand vent et emporta avec elle Antoinette à peine remise. Puis le commis revint, plus boiteux, et plus enragé qu'avant. Malgré tout, la vie aurait pu continuer encore ainsi rendue supportable par l'espoir d'une révolution prolétarienne imminente qui devait, in fine, accélérer le remboursement des dommages de guerre. Mais il survint une catastrophe aussi imprévisible et mille fois plus cruelle que l'abject, et inutile, bombardement. Elle se produisit le 5 mars 1953, c'était un jeudi et je n'avais pas classe.
   Ce jour-là, assis près du gros poêle à charbon, sous le regard attendri d'Antoinette, je rêvassais en regardant, une fois de plus, les Vénus et les angelots faire leurs galipettes. J'avais lu L'Humanité du titre à la dernière ligne et commenté les articles avec Raymond et le commis. Plusieurs fois Antoinette avait soupiré sur la cherté de la vie et entraîné le chorus des clients. Quelqu'un avait même demandé où en était la reconstruction... Dehors la pluie fouettait les planches comme des volées de petits plombs et le commis, de temps en temps, allait vider le seau qui recueillait le filet d'eau qui coulait d'un montant de fenêtre. Il faisait sombre et Antoinette avait allumé les trois ampoules grises qui pendaient au plafond. Soudain, la porte s'ouvrit avec force et cogna violemment contre le chambranle en faisant vibrer la bicoque comme de grosses castagnettes. Les ampoules oscillèrent avec brutalité, créant un monde d'ombres chinoises qui voletèrent sur les murs et sur les réclames du savon Cadum et du Bio-Dop comme autant de fantômes. C'était Thomas, l'ouvrier charbonnier, un enragé révolutionnaire. Il était trempé de pluie, rouge d'énervement et si ému qu'il avait du mal à tenir son équilibre. Il avait pas mal bu aussi.
    - Staline est mort, parvint-il à articuler en mâchouillant dans le vide.
   Le silence se fit. Il fut si dense et si palpable qu'il me sembla que l'air se changeait en glace. Les ciseaux restèrent suspendus dans le vide. L'odeur de la lotion à la fougère rentra dans son flacon. Seule la pluie, capitaliste convaincue, continua de frapper les planches comme une mitraille. Elle semblait même, à frapper de la sorte, se réjo
uir de l'affaire. Un client fit répéter. Raymond demanda la même chose d'une toute petite voix. Le commis, solennel comme un procureur, enjoignit à Thomas de le jurer sur la tête de ses six gosses. Quand on fut bien certain de la nouvelle, les sanglots éclatèrent. Antoinette démarra, bruyamment, avec des hennissements de jument en gésine. Puis les hommes suivirent, sans retenues avec des reniflements, des toux catarrheuses et des bruits de pompe qui se désamorce. Au milieu de cette cacophonie la voix stridente d'Antoinette gémissait : "Mais, qu'est-ce qu'on va devenir maintenant ? Qu'est-ce qu'on va devenir ?"...
   Cet événement, contraire à toutes les prévisions du Parti et au sens normal de l'Histoire qui veut qu'un héros de cette trempe ne meure jamais, ébranla la raison des Croustillac. De ce jour, Raymond devint sombre et déroutant. Il marmonnait, pour lui seul, des "putaings" et des "congs", en brandissant son rasoir autour de la gorge des clients muets d'effroi. Antoinette, du haut de son siège, se mettait à rire brusquement et sans raison, puis à pleurer en silence. Elle s'habilla comme une romanichelle, de haillons criards et de camisoles excentriques. Parfois même, comme prise d'inspiration, elle sautait de son tabouret pour esquisser un pas de danse espagnole. Tout cela effrayait les clients et je n'étais pas rassuré non plus. Il était clair aussi, que les Croustillac désormais ne croyaient plus en rien. Ils ne lisaient plus L'Humanité et finirent même par oublier de l'acheter, puis le commis trouva une place chez un patron plus calme.
   Alors Raymond se mit à boire. On le vit, chez Brunet, le café de la rue De-la-poste, en compagnie de Thomas, consommant des Suze-cassis jusqu'à rouler par terre. Un soir d'hiver, en se trompant de chemin il fut heurté par un autobus et mourut en trois jours. Au nouvel an, un court-circuit électrique mit le feu au salon qui brûla en dix minutes. Vaincue, Antoinette se coucha puis mourut à son tour. On l'enterra le lendemain du jour solennel où l'adjoint au maire qui possédait une bien jolie barbiche, posa enfin la première pierre d'un bel immeuble de trois étages à deux pas du Front de Mer. Le salon de coiffure tout neuf au nom des Croustillac, installé au rez-de-chaussée, resta longtemps fermé. Jusqu'à ce que je termine mon apprentissage et que j'y emménage avec un commis.                                                                 
©Jean-Bernard Papi  (in Info Saintes n°42/ 1995 et "Le boutillon n°45" à voir sur l'Internet                                                                                       
 (1)Pavlik (et non Piétri) Morosov (indiqué par la flèche selon toute probabilité) vivait dans les années 1930 à  Gerassinovka en Sibérie Orientale où son père était un membre  influent du village. Il surprit ce dernier qui vendait des attestations  de bonne conduite à des koulaks (riches fermiers) afin de leur  permettre de quitter la région sans être inquiétés par les bolcheviks.  Il dénonça donc son père à la police politique du parti communiste qui le condamna à la déportation. Il ne revint jamais au  village. Pavlik qui avait alors entre 12 et 13 ans  témoigna  défavorablement lors du procès de son père. Officiellement il aurait dénoncé plusieurs autres villageois et quelques autres membres de sa famille. Son frère et lui furent assassinés par leur grand-père et un cousin le 6 septembre 1932. Staline, qui souhaitait qu'un nouvel ordre moral s'établisse en URSS, misa sur la participation active des jeunes. C'est ainsi que Pavlik Morossov devint "Pionnier-héros n°001 de l'Union Soviétique". Il fut admiré par les écoliers qui se battaient pour que leur classe porte son nom. On fit sur lui des chansons, on le statufia, on peignit son portrait et Eisenstein en fit un film. Inutile d'ajouter qu'après lui les dénonciations se multiplièrent dans toute l'Union Soviétique.


à suivre,