Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                       Mythologies suite 2




Pauvre Hitchcock. 

Céramique Cees Vermeer
                                                    
   Je l'ai vu lorsque j'ai voulu fermer mes volets. C'était un oiseau un peu plus gros que mes deux poings, avec un plumage sombre et terne et une curieuse aigrette rose. Rien de plus normal, me direz-vous. Attendez, je me dois d'ajouter que la nuit était tombée depuis une bonne heure quand je l'ai aperçu. Une chauve-souris alors ? Impossible, nous étions en février. Une brume de givre, que la lumière de ma chambre nimbait de jaune, coiffait le squelette de mon cerisier.
  L'oiseau a traversé cette brume à plusieurs reprises. Un trait noir, rapide et vif. Il cherchait une proie. Mais quelle proie en cette saison et à la nuit tombée ? Les oiseaux ne chassent pas la nuit ; sauf les hiboux ou les chouettes me direz-vous. Rien à voir avec un hibou ou avec une chouette. Je dirais plutôt qu'il ressemblait à une grosse pie ou un gros corbeau, avec un bec clair, très long et très pointu, et une aigrette. Il s'est posé sur une branche, devant mon nez et à portée de ma main, pas effrayé le moins du monde par ma présence.
  C'est à cet instant que j'ai vu ses yeux. Ils étaient d'un rouge intense et flambaient comme deux braises. Il m'a bien regardé, m'a soupesé si je puis dire, et j'ai cru y discerner comme une lueur de férocité gourmande. Que je tombe raide mort si je mens, mais un frisson d'angoisse m'a parcouru. À cet instant, le ciel s'est empli de cris aigus et de battements d'ailes saccadés et puissants. Comme si des milliers d'oiseaux qui auraient patienté au-delà des nuages, cherchaient maintenant à se poser.
  C'est alors que j'ai entendu une voix énorme tomber du ciel qui disait : "T'as rien à craindre patate, ce n'est pas du Hitchcock, on est des anges qui allons à un bal costumé ; non mais, en v'la une gourde..."
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Papillons.
 On dit que la plupart des papillons voyagent la nuit et qu'ils sont capables, en période de fécondation, de sentir l'odeur d'un congénère à plusieurs kilomètres de distance. Près du village de M. on raconte que ces insectes, qui sont par la couleur et la forme de leurs ailes des merveilles de la création et passent d'ordinaire pour les animaux les plus innocents qui soient, quittent durant une seule nuit de juin les marais avoisinants pour s'envoler en bandes compactes. Ce sont plusieurs millions d'individus qui se déplacent ainsi dans une unique nuit. Ils suivent des itinéraires qui semblent capricieux, en évitant les routes et les voies de chemin de fer. On ignore où ils vont. On cite seulement le cas de dizaines de nourrissons étouffés par ces lépidoptères qui, dans la nuit, se posent sur leur corps.
  Ils y demeurent presque immobiles, serrés comme les pétales d'une jeune rose, battant à peine des ailes. On croirait qu'une brise imperceptible fait palpiter une soie chatoyante oubliée sur les petits corps. Ils attendent là je ne sais quel évènement surnaturel et meurent en même temps que l'enfant.

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Vacheries
   Beaucoup soutiennent que les vaches batifolent très peu et seulement pour exprimer un contentement purement viscéral. Pourtant rien ne ressemble plus à un jeu que cette étrange manifestation bovine observée par les habitants du village de S. en Charente. Chaque jour depuis deux mois, le troupeau à peine arrivé dans son pré se scinde en deux groupes. Un groupe se dirige vers l'est, jusqu'à atteindre la clôture en fil de fer barbelé. Tandis que l'autre, de la même manière tranquille se dirige vers l'extrémité opposée, l'ouest par conséquent. Puis chacun fait face à l'autre.
C'est alors qu'une vache quelconque s'élance vers ses semblables d'en face. Cependant, au lieu de se mélanger aux autres, elle les contourne en meuglant comme une désespérée. Elle ne s'arrête qu'au bout de la file. Le manège se poursuit alternativement d'un groupe à l'autre jusqu'à ce que les vaches placées à l'est se trouvent à l'ouest et vice versa. Et toujours en meuglant. Les habitants de S. jurent observer ces curieux agissements chaque matin. Ceci fait, les animaux se mettent à paître paisiblement comme des vaches ordinaires.
   On parle dans les journaux locaux de vaches droguées, de radiations émanant du sol, d'une plante inconnue qui obligerait les ruminants à cette étrange cavalcade. Les examens du terrain et des animaux n'ont pourtant rien donné. Les mauvaises langues murmurent que le propriétaire du troupeau se débarrasserait de la râpe de ses raisins en la donnant en pâture à ses vaches avant qu’elles ne quittent l’étable. Balivernes. Le seul élément positif relevé par les gendarmes qui mènent l'enquête, c'est que le pré jouxte le terrain de sport où l'équipe locale de rugby vient trois ou quatre fois par semaine s'entraîner.
  Jusqu'à aujourd'hui seuls quelques singes imitaient l'homme, mais si les autres bestioles s’y mettent, il faudra s’attendre à des surprises. On n’est pas sorti de l’auberge, c'est moi qui vous le dit.

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Le guide.       
  Le guide nouveau a les épaules carrées de couleur noire. Quelquefois, sa carcasse tremble fortement quand roule le métro ou passe un autobus mais il sait promptement se ressaisir et s'il a peur, il n'en laisse jamais rien paraître. Emporté par sa rage de convaincre, il est indifférent aux incommodités et aux mensonges. Par exemple, chez moi où se mêlent tant d'odeurs désagréables, tout au plus me recommande-t-il parfois un désodorisant, avec beaucoup de tact et de musique.
   Le guide nouveau garde toujours une voix délicieusement calme et rafraîchissante. Il ne se montre jamais aux balcons. Non qu'il déteste la foule, mais il préfère l'intimité d'un tête-à-tête ou une petite réunion de famille. Vous avez, naturellement, le droit de lui couper la parole, mais ne vous étonnez pas alors s'il continue son discours chez votre voisin

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 Religion.         
  Beaucoup de gens aspirent à me rendre heureux et veulent, à toute force, m'aider à y parvenir. Certains utilisent la menace : Si vous ne changez pas de comportement vous grillerez sous le feu ardent venu du ciel. D'autres me voient gonflé de gaz carbonique et privé définitivement de baleines, de mouettes ou de pins sylvestres ! Juste ciel, qu'ai-je fait pour en arriver là ! De plus généreux veulent bien fermer les yeux sur mes erreurs à condition de m’employer à combler le vide indiscutable de mon existence par un amour clairement manifesté pour les animaux utiles ; à commencer par ceux qui se nourrissent de CAL. Comme chacun sait, ce CAL n'est que de la viande de chevaux sauvages et de kangourous surnuméraires, Dieu merci.
  Enfin, mon médecin est désormais si près de moi que je sens son souffle froid et attentif sur ma nuque. Après m'avoir exploré le corps puis la conscience, le voici qui se charge de ma foi en m'enseignant ce que tant d'années de catéchisme n'avaient pu faire : la véritable charité chrétienne des ONG qualité France. Admirable saint civique qu'il faudra bien canoniser un jour.
  J'allais oublier mon avocat, remarquable gestionnaire du temporel, encore au nid, certes, et dont le bec est encore bien fragile mais qui s'apprête à grandir, grandir, grandir...
 
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Pécheurs et pécheresses. 
   Qui n'aime pas assister à une naissance ? Pas celle d'un bébé, naturellement, pouah ! Il n'y a que les bonnes femmes et les gynécologues pour trouver ça chouette, sympa et super. Je parle de la naissance des poissons dans la rivière qu'il y a au coin de chez moi. L'évènement se produit en automne. Je suppose que les parents ont dû niquer au printemps comme tous les mammifères. Bon, passons. Il faut être patient, c'est indispensable car on ne sait pas si l'événement aura lieu le 9 ou le 10 octobre, à cause de la fin des dernières règles des poissonnes qui n’est pas bien connue. À 7 heures du matin pile, le 9 ou le 10, voilà la surface de l'eau qui se met à bouillonner. Des dizaines de milliers de petits poissons viennent crever la surface de l'eau pour prendre leur premier repas. C'est attendrissant et merveilleux, tant d'espoirs reposent sur cette frétillante jeunesse.
  Hélas, les mioches ne sont pas plutôt attablés qu'ils se font bouffer à leur tour par de plus gros. Les grands frères sans doute. Lesquels disparaissent dans la gueule d'encore plus gros. Magnifique, disent les pêcheurs qui déplient leurs gaules. Il ne reste plus aux spectateurs qu'à s'en aller le coeur gros. "Ils sont cons ces poissons, dit quelqu'un, s'ils n'avaient pas un foutu penchant pour la partouze, leurs gosses ne naîtraient pas tous en même temps".

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