Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                 Textes courts.
                     Les vitrines de mon quartier

                                 Mon ami le boucher.
         
                                                                          
 


                                                                                                                        

  
     

   Le boucher de la rue des Trois-Fours est un hercule. Je l'ai vu sortir d'un camion frigorifique avec un quartier de bœuf sur chaque épaule, puis traverser le trottoir d'un pas tranquille et le visage souriant. Il faut dire qu'il est aussi haut et presque aussi large que la porte de sa boutique, celle qui donne sur la rue. Toujours nue tête, ce colosse est presque chauve, sauf une couronne de cheveux roux qui se prolonge jusqu'à la mâchoire par des pattes de lapin en crosse de pistolet, de celles que l'on voyait jadis sur le visage des laquais et des cochers. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu autrement accoutré que de sa courte veste blanche qui colle à son torse musculeux et de son tablier de toile qui lui entrave les cuisses comme une jupe étroite. Ce n'est pas ce que l'on pourrait appeler un séducteur. Son visage est vulgaire, ses traits épais et sa peau rosâtre est striée de veinules bleues. Ses yeux, petits et vifs, ont une fade couleur d'eau sale et quand il rit, ce qui est rare, il montre des dents gâtées et ébréchées. On dit dans le quartier, à cause de son nez camard, qu'il a pratiqué la boxe ou le catch, mais personne ne se souvient précisément quand et où. En tous cas il est célibataire et parait avoir dans les quarante ans.
   Sa mère, une minuscule coquette parcheminée aux lèvres et aux paupières graissées de mauve, le buste encombré de dentelles fanées et passées comme d’une poupée ancienne, la tête prise dans un bonnet ivoire attaché sous le menton, coiffe qui laisse passer quelques cheveux roux, tient la caisse de huit heures du matin à la fermeture qui souvent se fait tard, presque à l'heure du dîner. C'est elle, cette tenancière aimable, qui pèse et encaisse tandis que son fils découpe et pare la viande sur un établi en bois d'acacia jaune clair, face aux clients. C'est visible, il aime passionnément son métier qu'il pratique comme une sorte de revanche de l'homme pétri de faiblesse sur l'animal robuste et cruel. Il faut voir ses yeux briller, ses narines frémir et sa bouche trembler d'émotion lorsqu'il ouvre son grand frigo pour y choisir la viande. Il se complait à décrocher d'une seule main, les biceps et les pectoraux gonflés par l'effort, un quartier de veau de cinquante kilos pour le jeter ensuite sur l'établi d'acacia qui geint sous le choc. Le bruit de cette chair qui s'écrase résonne dans la boutique comme un corps humain tombant du ciel
et les clients, inconsciemment, reculent d'un pas. Parfois, accompagnant cet instant, sa mère, derrière sa caisse frémit de tout son corps et serre ses maigres cuisses tandis que renversant la tête et les yeux clos, un long râle s’échappe d’entre ses lèvres serrées. Je sais qu'elle est veuve d'un homme d'une brutalité inouïe.
   Il se rue ensuite sur cette chair sombre, le couteau à détailler brandi tel l’assassin s’acharnant sur sa victime. Jack l’éventreur vous dis-je ! Il vous décortique alors, le regard égaré et un rictus mauvais aux lèvres, un morceau de flanchet ou de bavette d'aloyau en moins de temps qu'il faut à un prestidigitateur pour faire disparaître une carte dans sa manche.  
De toutes les carcasses, ses préférées sont celles des agneaux et c'est un plaisir peu recommandable de lui demander des côtelettes.  Comme s'il sollicitait votre admiration, vous qui devenez à cet instant son complice et le dépositaire de son vice, il partage en deux d'un seul et puissant coup de feuille la carcasse pendue à un croc dont les cuisses écartées semblent une invite obscène. Si vous lui réclamez un gigot, il désarticulera à main nue l'épaule ou la cuisse de l'agneau sans difficulté apparente dans un formidable craquement de tendons arrachés et de cartilages broyés. Ceci fait, il lui arrive de vous regarder d'une manière si équivoque que maints clients s'en inquiètent et portent involontairement la main à leur coude. Parfois, du sang noir et épais coule et s'égoutte entre ses jambes. Il rit alors, d'un gros rire trivial lorsque ce sang mouille son tablier à hauteur du bas-ventre. Soit qu'il ait des regrets, soit qu'il voudrait qu'on le prenne pour un être sensible, il n'oublie jamais d'embrasser une tête de veau à pleine bouche avant de la trancher en deux de son lourd coutelas. Il ne trompe personne par cette forme d’affection, et surtout pas les ménagères terrorisées qui se recroquevillent  tassées près de la porte et se cramponnent à leurs cabas comme si cet objet misérable allait les protéger de ce monstre homérique tandis que sa vieille mère, dans son coin, part d’un ricanement cahotant de sorcière.
   Moi, je le trouve beau...
   Dans la fraîcheur du petit matin, à l'heure où l'on promène les chiens, il prépare sa vitrine après avoir réglé l'ouverture du grand store de toile rouge qui déborde sur le trottoir. J'ose, à cet instant, m'arrêter pour le regarder travailler. Il m'adresse alors un bref signe de tête avec un soupçon de complicité joyeuse dans les yeux, 
l'esquisse d'un sourire, comme si lui et moi savions ce que sa théâtrale brutalité cache réellement. Son tablier et sa veste sont encore immaculés et ses mains vierges de sang. Ce sont ces mains qui me fascinent et me donnent l'envie sotte d'y déposer un baiser. Longues, pâles, frémissantes, élégantes et belles comme peuvent l'être celles d'un ange, elles sentent encore l'onguent adoucissant de la manucure et le fin verni rose qui teinte leurs ongles, soigneusement limés et polis, n'est pas encore écaillé.

Jean-Bernard Papi ©


à suivre