Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                        TEXTES COURTS
                 
  les vitrines de mon quartier.




                                           Bonheur de femme.   

                                                         
                                                                 
                                                                                                  


  Une fois par mois, monsieur Camille confie la caisse du magasin de chaussures "Au soulier de satin", à mademoiselle Paule, la plus âgée de ses deux vendeuses. Il prétexte une visite médicale concernant sa tension, mais en réalité il gagne son logement, quelques rues plus loin, afin de s'y grimer. Bien qu'il approche de l'âge de la retraite, monsieur Camille n'a rien perdu de sa pugnacité de commerçant, bien au contraire. Il va se déguiser en vieille dame pour aller espionner ses concurrents. Il pourrait s'y rendre le plus simplement du monde en arborant la tête que Dieu lui a donnée, mais la concurrence est si vive et la haine si forte entre marchands de chaussures dans les rues piétonnes, qu'il craint d'être tout simplement jeté dehors. Et puis, il aime porter des vêtements de femme. La douceur des tissus, le parfum qui les imprègne, la délicieuse liberté des jambes sous la corolle des jupes, le remplissent d'une gaîté aérienne et juvénile. En outre se dit-il, il ne faut pas oublier que quatre-vingts pour cent de la clientèle d'un magasin de chaussures est féminine.
   Le fait qu'il soit célibataire lui facilite les choses. Point n'est besoin de cacher les tailleurs, les robes et les perruques, au contraire, et sa table de maquillage est plus fournie que celle d'une cantatrice. Ce n'est pas que monsieur Camille n'aime pas les femmes pour être demeuré ainsi célibataire, au contraire, il les adore, c'est seulement qu'il n'a jamais pris le temps d'en courtiser une. Son magasin emplit totalement son existence. Aujourd'hui, il se fait une tête de veuve, plutôt âgée, maquillage très discret, perruque d'un blond fade et bijoux limités à une grosse bague ornée d'une tourmaline, à une chaînette d'or au poignet et à des boucles d'oreilles à peine visibles. Il s'habille d'un tailleur prune, se glisse dans des collants gris et épais et enfile des chaussures plates. Son sac à main est noir, plutôt volumineux comme il sied à une dame qui non seulement a un gros chéquier, mais aussi beaucoup de chagrin et qui par conséquent emporte avec elle force mouchoirs en papier et souvenirs du défunt. Il se coiffe d'un petit béret de laine grise.
  Dans son miroir, il se trouve l'air d'une personne très comme il faut. Il sort en emportant un parapluie noir d'homme, un Smith and Sons importé d'Angleterre, une arme robuste contre les voleurs de sacs à main entre les mains d'une vieille dame. Sa première visite est pour "Albert, le chausseur sachant chausser". C'est lui qui l'an dernier eut le premier l'idée de remplacer ses sièges moelleux et confortables par des bancs métalliques où l'on ne peut rester assis plus de cinq minutes sans avoir les fesses en capilotade. Ceci à seule fin d'éviter que les femmes n'entrassent chez lui pour se reposer et lui fassent sortir cinquante paires sans en acheter une. Désormais, ne pénètrent dans les boutiques de la rue piétonnière que celles qui ont la ferme intention d'acheter. Et des fesses solides.
   Monsieur Camille, déguisé ce jour-là en pétulante quadragénaire, avait questionné le vendeur qui lui avait exposé, en lui réclamant de la discrétion, la théorie de son patron. La semaine suivante, monsieur Camille changeait ses fauteuils de velours grenat pour des chaises de bois que n'aurait pas désavoué un parloir de prison. Aujourd'hui, il ne remarque rien de particulier chez Albert, et, après deux essayages infructueux, et une douleur au coccyx, il traverse la rue pour pénétrer chez "May, la chaussure anglaise". Il ne remarque pas un homme élégant, bien que plus tout jeune, qui sort de chez Albert et lui emboîte le pas. May, surprend monsieur Camille par un net retour en vogue des miroirs. Ils sont immenses et forment un hexagone au centre du magasin.
  – Nous les femmes aimons à nous voir en entier et non pas tronquée au-dessus des genoux, lui assure une vendeuse à la peau ambrée et aux cheveux rasta.
   Naturellement, se dit-il, c'est une évidence ! Il est si satisfait de sa visite qu'il achète un tube de cirage à la lanoline qu'il revendra à perte. Non sans avoir essayé cinq à six paires d'escarpins dont il critique, in petto, la qualité médiocre des cuirs, et après s'être examiné en entier dans les miroirs jusqu'à en avoir le tournis. Il décide en sortant de faire monter semblable hexagone dans sa boutique. Il ne remarque pas, lorsqu'il paye son cirage, le grand et élégant vieillard qui, maladroitement, laisse échapper un billet de cinquante euros, à côté de lui. Lorsqu'il pousse la porte à tambour de "Gavarni's chaussures italiennes", l'homme élégant et âgé est toujours sur ses talons. Vingt minutes plus tard, ce dernier l'aborde sur le trottoir.
  – Madame, lui dit-il d'une voix cultivée et légèrement pincée, je vous observe depuis presque deux heures. Monsieur Camille sentit son sang refluer vers ses talons. Je suis découvert, pensa-t-il aussitôt, et il assura son parapluie dans son poing. Madame, reprit l'inconnu, la sûreté et la finesse de votre goût, je vous ai étudiée pendant que vous essayiez vos escarpins, m'ont ébloui et troublé. Ces vendeurs ne sont que des béotiens et leur marchandise est indigne de vous. Ah! si nous étions à Florence ou à Rome...
   Monsieur Camille, rassuré, fait une petite révérence.
    – Trop aimable, répond-il d'une voix de tête charmante.
   – Je vous en prie, c'est si rare de rencontrer une femme qui a de la classe... Seule, ma pauvre Solange pouvait rivaliser avec vous sur ce plan. Hélas, elle nous a quitté... L'homme ramassa une larme de son index incurvé. Je suis veuf, madame et c'est bien triste. Croyez-moi...
   – Je vous crois, soupira monsieur Camille, tout à fait dans son personnage.
   – Permettez-moi de vous offrir un chocolat, à moins que vos emplettes ne vous obligent à partir.
  Monsieur Camille balance. Plaquer ce grand escogriffe et rentrer chez lui était assurément le meilleur des choix pour une veuve de fraîche date. Mais, dans le vent qui venait de se lever, il eut soudain envie d'un chocolat chaud bien crémeux et cette envie jeta à bas ses principes. Ils pénétrèrent ensemble chez Casenave, s'installèrent dans un petit box et commandèrent des rôties, du beurre salé et deux grands chocolats.  L'inconnu se présenta : Simon S. notaire à la retraite. Il décrivit sa superbe propriété viticole dans le bordelais et mentionna en passant les sicav et le portefeuille d'actions bien géré qui le mettaient à l'abri d'un effondrement des cours du vin. Il habitait, pour quelques temps encore, avant de partir définitivement pour le bordelais, une maison cossue, vers Gémozac, un peu à l'extérieur de la ville avec un grand parc et un étang.
   Monsieur Camille l'écoutait en buvant son chocolat à petites gorgées et en grignotant ses rôties. Quand ce fut son tour, il s'inventa un passé de veuve sans histoire, un mari officier d’infanterie trop tôt disparu, des enfants mariés à l'autre bout du monde. Une vie de tranquillité, partagée désormais entre son intérieur riche de souvenirs, et le cimetière.
   – Savez-vous repriser les chaussettes ? Lui demanda à brûle pourpoint le notaire, après un temps de silence.
   Monsieur Camille, surpris, se racla la gorge. Oui, il avait appris de sa mère à se servir du gros oeuf en porcelaine et de l'aiguille passe-laine. Mais ce temps-là était révolu...
   – "Assise, la fileuse au bleu de la croisée /
     Où le jardin mélodieux se dodeline /
    Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée..." N'est-ce pas une belle et simple image de femme que chantent ces vers de Paul Valéry ? On l'imagine, cette fileuse, cette femme adorable, les yeux clos, soudain sereine et presque endormie par le bruit du rouet, sa laine sur les genoux. Dehors le jardin... Quel beau symbole du foyer !
  – Certes, répondit monsieur Camille mais on ne file plus, pas plus qu'on ne reprise et raccommode. C'est tout juste si on fait réparer ses chaussures, il faillit ajouter qu'il en parlait en connaissance de cause.
   Il se fit un silence.
   - Et le civet de lapin, savez vous faire le civet de lapin, chère madame ? Un civet, avec le sang de l'animal que l'on vient de dépouiller après l'avoir tué d'un coup de couteau pointu dans l'oeil ? N'est-ce pas merveilleux ! Simon, se renversa en arrière pour mieux humer ce civet qu'il imaginait derrière ses paupières mi-closes.
   – Un civet, je ne dis pas, murmura monsieur Camille qui était gourmand. Dans une cocotte en fonte, avec du laurier, du thym et du serpolet cueillis au jardin, des carottes nouvelles et des champignons bien blancs...
   – Seigneur ! s'exclama le notaire d'une voix qui tremblait, vous cuisinez donc, chère madame ?
   – J'ai cette passion, répliqua monsieur Camille avec modestie.
   – Alors, je vous fais grâce des chaussettes à repriser et du linge à brouetter au lavoir. Il y a des domestiques pour cela. Dites-moi, quelles autres bonnes choses savez-vous préparer ?
   – Ma foi, j'accommode assez bien le brochet, je fais une blanquette veloutée et des haricots blancs à la mode de Pont l'Abbé dont on me fait des compliments. Je cuis des pâtés en terrine et fais mes salaisons. J'ai un faible pour mes rillettes...
   – Des rillettes ! s'écria le notaire d'une voix surexcitée qui fit se retourner les consommateurs de chocolat. Des rillettes ? Est-ce possible...
   – Et aussi des boudins et des andouillettes...
  – Des andouillettes, sorties de vos petites mains blanches et potelées... Des boudins bourrés et pétris par vos doigts gracieux. Ah, madame, vous êtes une perle !
  Monsieur Camille sourit discrètement sous cette avalanche de compliments dont il n'avait pas l'habitude. Il avait peu d'amis et cuisinait surtout pour lui. De découvrir quelqu'un qui partageait, avec tant de fougue, sa passion l'émouvait à pleurer. Il senti même une larme rouler sur son fond de teint. Simon lui prit la main par-dessus la table.
  – Comme je comprends votre chagrin, murmura-t-il... Avant, vous cuisiniez pour lui ? Vous l'attendiez, enfermée dans votre cuisine, comme une cloîtrée espérant la venue de Dieu ou d'un ange. Et quand il rentrait du travail, c'était une fête ! Déjà l'odeur, sur le seuil le mettait en verve. Il vous embrassait alors tendrement et le bras autour de vos épaules vous accompagnait jusqu'à la cuisinière en fonte chauffée au bois Car il n'y a qu'avec une cuisinière en fonte chauffée au bois qu'un artiste s'exprime totalement. Arrivé-là, il soulevait les couvercles. Vous attendiez, anxieuse et le coeur prêt à cesser de battre, le verdict de la vapeur... Et quelle joie lorsqu’enfin il se tournait vers vous en disant : C'est bien. Ces mots si simples vous dédommageaient des heures insipides de ménage et de repassage...
    – Oui, oh oui, répondit monsieur Camille maintenant en larme.
   – Juste avant que ma pauvre Solange ne décède, je lui avais offert une cuisine identique à celle de l'arrière grand-père de monsieur Bocuse, avec toutes sortes de hachoirs, de broyeurs et de machines à rôtir, des salamandres et des fours en fonte, ma chère, à vous cuire un boeuf entier. Si vous la voulez, elle est à vous. Maintenant. Il vous suffit d'accepter de vivre dans une vieille demeure loin de l'agitation de la ville et de son mercantilisme effréné.
    En disant cela, Simon pétrit la main de monsieur Camille avec une telle tendresse que celui-ci, qui n'avait pour ainsi dire jamais connu l'amour, se sentit fondre et devenir la chose malléable du notaire. Un pauvre agneau innocent et faible devant le loup.
   – Je veux bien essayer, répondit-il d'une voix tremblante et mal assurée de femme soumise... Mais c’est que je suis un homme.
   – Aucune importance, voyons, dit Simon. Moi aussi.
 
Jean-Bernard Papi ©
                                                                    



à suivre,