Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

    

                     
                                   Récits et souvenirs
     

                                 Une nuit de garde au bord de la Charente.
 
                                 (Souvenir du service militaire de mon grand-père)





Le bac à Soubise
   Les curieux et les touristes peuvent, en visitant le village de Soubise (Charente maritime), y découvrir un inutile plan incliné pavé qui descend vers l’eau de  la Charente. Il s’agit du débarcadère d’un bac qui jadis faisait la navette entre la Base-école de l’Armée de l’air en face, et cette rive gauche du fleuve. Débarcadère qui n’est plus utilisé depuis que l’école est allée nicher plus loin et depuis la construction des ponts successifs qui ont remplacé le pont transbordeur cher à Jacques Demy et aux "Demoiselles de Rochefort" devant lequel les autos faisaient une queue pénible de plusieurs centaines de métres afin de traverser la Charente.
  Mais venons-en au fait. Ce qui fait la différence entre la jeune génération et les hommes de mon âge entre autres choses, c’est le service militaire. Car il s’agissait d’un authentique service en ce sens que nous travaillions à des tâches ineptes et/ou ménagères, pour un salaire qu’aurait refusé le premier émigré venu, fut-il sans papier et fortement désireux de rester sur notre sol.En fait ce que nos géniteurs n’osaient exiger de nous, l’armée nous le réclamait sans vergogne à grands renforts d’engueulades et de menaces. Depuis qu’il a été supprimé, ce service militaire que d’aucuns appelaient national ce qui ne change rien à l’affaire, il faut bien reconnaître que tout un pan de notre éducation d’homme a cessé d’exister. Il y avait aussi dans ce service le volet, bien mince, d’une défense de notre chère patrie menacée de toutes parts. À mon époque, pardon, à l’époque de mon service militaire l’ennemi désigné, c’était l'Union Soviétique et ses cosaques. Ce qui va suivre est donc un témoignage.  
   Le capitaine Neunoeil qui avait la charge de notre apprentissage militaire, nous parlait des Russes, comme de la plus extrême calamité. Nous étions encore civils et insouciants, donc difficilement influençables, il fallait, pensait-il, forcer le trait. Le résultat probable d’une invasion de ces individus, affirmait-il, devait combiner, à l’échelle de la France, les dégâts d’une irruption volcanique, genre Vésuve versus Pompéi, aux méfaits d’une famine moyenâgeuse forcément apportée sur notre sol par un communisme gaspilleur des ressources. De nombreux jeunes du contingent appréciaient peu que le communisme soit jugé gaspilleur, mais notre capitaine les faisaient taire de son regard de feu appuyé par la menace de les expédier au trou. 
  - Les Cosaques arriveront par-là, rugissait-il en montrant la fenêtre de notre salle de cours qui donnait sur l'estuaire de la Charente, tout en nous dévisageant l’un après l’autre avec une fixité de hibou aveuglé par les phares d’un camion de pompier.
  J’étais préparé à ce voyage dans l’extrême par tous les mâles de la famille qui avaient accompli leur sacro-saint pèlerinage à la caserne avant moi. Aussi, ce capitaine, comme ces sous-officiers que nous allions fréquenter, étaient-il déjà dans ma tête bien avant que je ne les rencontre. Notre étonnement venait surtout de la modicité des moyens mis en œuvre pour stopper une armée, la fameuse Armée Rouge, que nous savions au moins aussi puissante que celle des Etats Unis. Mais le Français était avant tout un soldat courageux et débrouillard. Surtout débrouillard. Je le découvrirai plus tard ; il n’avait pas son pareil pour « faire le mur ou ziber » c’est à dire sauter une clôture, échapper à une corvée ou se faire porter malade rien que pour flemmarder au lit.
  Petit et basané, flottant un tantinet dans un pantalon et un blouson trop grand d’au moins deux tailles, notre capitaine avait une voix remarquable, sèche et métallique, elle portait, me semblait-il au moins à trois ou quatre kilomètres. Un ancien, un caporal originaire du midi, nous avait dit qu’il était capable de hurler ses commandements d’un bout à l’autre du champ de tir. « Et le champ de tir peuchère ! C’est grand », avait-il ajouté. Les yeux noirs du capitaine profondément enfoncés dans leurs orbites accompagnaient d’un regard acéré comme un poignard ses moindres paroles. Il me semblait que tout son être devenait étincelant comme une lame lorsqu’il nous parlait des Russes, et  surtout des Cosaques qui avaient selon lui, toujours un couteau entre les dents. Ce qui ne devait pas être pratique pour dormir ou manger, avait commenté le rigolo de service. Lequel avait eu l’honneur d’être le premier à aller « au trou ». On n’interrompt pas le capitaine quand il parle des Cosaques.
   Courir, ramper sur le redoutable, et médiatique, « Parcours du combattant » n’était pas si terrible que ça. Le sport plait aux jeunes gens et à moins d’être cul-de-jatte ou malade, on s’en sort les doigts dans le nez. J’en dirai autant du tir, facile comme bonjour quand on a un tant soit peu fréquenté les baraques foraines. Les marches de jour ou de nuit, qui n’avaient d’autre but que de nous empêcher de dormir et accessoirement de fournir en pieds pelés l’infirmerie et son capitaine médecin, ne présentaient pas non plus de difficulté. Les sursitaires étant appelés en octobre, coïncidant avec la fin des vacances, notre service se passait donc en hiver. L’armée, ayant convenu avec ses fournisseurs que la température moyenne dans laquelle ses bidasses évolueraient se situerait entre 12 et 22 degrés Celsius, les dits fournisseurs n’avaient pas cru nécessaire d’incorporer le moindre brin de laine à leurs tissus. Figés comme des statues par un froid polaire, exposés aux courants d’air dans une cour parcourue par des tourbillons de feuilles mortes, nous écoutions d’une oreille givrée un sergent joufflu et rose chargé de nous enseigner le maniement des armes « de pied ferme ». Je regrettais le chauffage central de mon école et mentalement je faisais le tour de mon paquetage pour savoir si je n’avais pas oublié de prendre ce matin l’épais chandail à col roulé qui me faisait présentement défaut.
  Je ne décrirais pas les sous-vêtements de toile si peu chauds dont nous étions dotés, ni les caleçons longs qui nous serraient les cuisses pour nous empêcher de marcher, pas plus que le petit pull-over rikiki sur lequel flottait notre cravate, mais, sachez lecteur et lectrice que l’argent de vos impôts était employé au mieux par des avaricieux. Au mieux, c’est à dire au plus mal pour nous. Car, oui, c’est vrai nous portions une cravate noire et une chemise bleue boutonnée jusqu’au col comme un percepteur en tournée pour courir et crapahuter dans les orties, nettoyer les latrines ou tripoter des armes plus huileuses que des beignets. Le soldat aviateur de cette époque, véritable dandy un tantinet décalé, était inséparable de ses chaussures plus brillantes qu’un meuble d’antiquaire, de ses guêtres grises, de son très long manteau et de sa cravate dite « régate » noire.
   Mais de tout cela, passe encore. Nous savions par notre capitaine que le Russe, s’il arrivait jusqu’à l’École de l’armée de l’air, sise à Rochefort-sur-mer, théâtre de notre service national, était capable de raser la ville comme Carthage le fut par les soldats de Rome. Nous acceptions donc de souffrir pour éviter la ruine de notre civilisation comme disait encore le capitaine, le viol de nos femmes comme affirmait l’adjudant et la suppression du Pastis comme le croyait le caporal. Dans cette sorte de comédie héroïque que nous jouions, la part la plus exaltante, la scène capitale, était la montée de la garde. Inutile de vous dire que le capitaine n'avait pas mégoté sa salive pour nous sensibiliser à l’horreur que serait d’aventure une pénétration ennemie dans notre camp endormi.
  - Les copains comptent sur vous. Vous veillez sur leur sommeil. Le matériel coûteux qui est entreposé ici ne doit pas tomber entre les mains de l’ennemi, avait-il grondé en plantant son regard de feu dans les yeux de chacun.
  En fait de matériels coûteux nous ne possédions que de vieux aéroplanes sans moteurs, d’antiques canons sans percuteurs et des missiles sans charge utile qui ne convenaient à aucun avion moderne. Mais qu’importe, car les Russes ne le sachant pas, c’était tout comme s’ils étaient neufs et opérationnels. À moins qu’un traître ne les ait renseignés. Je ne donnais pas cher de la peau de ce triste individu car pour avoir transmis des informations secrètes à l’ennemi, le règlement militaire était formel, c’était le falot. J’ignorais et j’ignore toujours, ce qu’était ce falot. Une prison froide ? Une guillotine militaire ? Plus probablement une lettre circonstanciée aux parents, pensais-je en ce temps encore tout imprégné de la chose scolaire.
   Le plateau, la scène sur laquelle nous allions interpréter « La garde et sa relève », s’étendait sur l’ensemble du camp, lui-même aussi vaste qu’un village et ses champs. Dès cinq heures de l’après-midi, habillés de la tenue "de sortie" et équipés comme pour monter aux tranchées de tout ce que notre paquetage comportait de barda ferraillant et tintinnabulant, fusil sur l’épaule, nous partîmes à vingt-cinq encadrés par notre chef de poste, un sergent, et son adjoint, un caporal. Ce dernier, envahi par la crainte de ne pas avoir sous la main son quota d’hommes, tout en marchant nous comptait et nous recomptait tous les cents pas, comme si l'un d'entre nous devait ziber à la première occasion. Nous partions pour assurer, comme je l’ai dit la sécurité du camp et nous devions tenir jusqu’au lendemain à la même heure. Tenir ! Tenir coûte que coûte ! Mission glorieuse, digne de la célèbre « Dernière cartouche » tirée dans la dernière maison debout d’un village dont j’ai oublié le nom quelque part vers Sedan, en 1870. Mission que nous remplirions grâce à un énorme pichet de café et à un casse croûte de déménageur à la mortadelle avec vin à volonté. Car, nous étions prévenus, les Russes n’allaient pas manquer de venir nous asticoter. Je me tairai sur l'habitacle qui nous servait à nous reposer entre deux gardes, imaginez une cabine de bain dans laquelle nous pratiquions le système de la bannette chaude et nous en resterons-là.

   Le poste de sentinelle qui me fut affecté était au bord de la Charente. Là où le bac accostait soir et matin pour embarquer les quelques civils travaillant dans l’école, principalement des moniteurs d’atelier, qui habitaient de l’autre côté du fleuve, à Soubise donc et aux alentours. En d’autre temps et par grand jour, je n’aurais pas manqué de jouir paisiblement du paysage agreste et mélancolique qui émanait de ce coin d’eau boueuse. En fait, je gardais un ponton pourri à travers lequel je risquais de choir dans la vase à tout moment. Ça m’étonnerait que les Russes choisissent un endroit pareil pour accoster, me disais-je. Quoique si, tout branlant qu’il soit, le bac y aborde pourquoi pas un hors-bord, une vedette rapide, voire un sous-marin rempli de commandos cosaques ? La nuit, l’eau clapote selon la marée et je peux vous assurer qu’à marée haute le clapotis ressemble fort à un bateau approchant tous feux éteints. Je vous renvoie pour plus de détails à la fois au « Rivage des Syrtes » et vers « Le Désert des Tartares ».
   Je n’avais pas de cartouches. Je m’en étais rendu compte en arrivant. Les cartouchières étaient pleines de vieux journaux pour conserver la forme au cuir graissé à la graisse de phoque. J’allais donc devoir me défendre à la baïonnette. Je repassais dans ma tête l’ordre des commandements. Le « Qui va là ? » à hurler si quelqu’un approchait. Mais allez donc crier "Qui va là ?" à un sous-marin russe. Et en français qui plus est. J’enviais ceux qui n’avaient à garder qu’un bout de terrain vague envahi de taupinières près du terrain de sport, un tas de bidons vides du côté de la soute à carburant ou l’entrée du PC du colonel déjà surveillé par un concierge qui maintenait au large l’homme de garde. Si ces sentinelles comptaient sur moi, premier et honorable rempart avant l’invasion maritime, il n’en demeurait pas moins qu’ils étaient privilégiés.
   De vaguelettes en clapotis, de cris en froissements qui me faisaient écarquiller les yeux et me lançaient de douloureux et excitants frissons sur l’échine, mes deux heures de gardes passèrent comme un soupir. Je crois avoir tenté de décortiquer et interpréter plus de cent bruits. Fuite d’un lapin, attaque d’un renard, oiseau ou poule d’eau surprise au gîte, coassement d’un crapaud, autant de manifestations de cette vie qui grouille la nuit pendant que le civil, et peut-être même le Russe, dorment. L’armée veille, me disais-je, ici dans cette campagne anodine près d’un ponton déglingué qui sent la saumure mais ailleurs aussi, sous l’eau et dans les airs.
   L’unique bruit qui me parut correspondre à quelque chose de familier fut un bruit de pas. C’était la relève qui arrivait comme on va au champ mener ses vaches. « Qui va là ? » Devais-je donc demander à voix forte. « La relève !», était la bonne réponse. Je devais donner ensuite le mot de passe et eux le mot complémentaire. Ou l’inverse. Bref, Soubise et ses environs surent ce soir-là que à « Château » correspondait « Mouton » ce qui pouvait permettre aux Russes, pas loin certainement, d’entrer d
ans le camp sans tirer un coup de feu. Je me serais botté les fesses d’avoir crié si fort. 
   
Je reprendrai ma faction au petit matin. Une brume ténue s’élevait de la Charente et flottait entre les paquets de joncs. De menus cris d’oiseaux perçaient l’aube, ragondins et mulots s’éveillaient, canards et canes barbotaient et s’ébrouaient. Des volatiles inconnus traversaient un ciel bas et gris et de l’autre côté de l’eau, Soubise sortait de la nuit. Les lumières des maisons s’éteignaient les unes après les autres et les premières cheminées fumaient. Aussi loin que l’on puisse voir, la surface du fleuve frisait légèrement sous l’effet du courant et aucun navire menaçant n’avait jeté l’ancre. Seul, de l’autre côté du fleuve, le vieux bac remuait ses chaînes en attendant sa première fournée de passagers. Grâce à nous, et à moi, les Russes une fois de plus avaient été maintenus loin de notre camp. Je rencontrerai plus tard le colonel cosmonaute Leonov, "le premier piéton de l’espace", qui se mouchera dans les rideaux lors de la réception que nous donnions en son honneur, ce qui accréditera la thèse du capitaine Neunoeil sur la bestialité des Cosaques. À Rochefort, nous l’avions échappé belle.

                        
Jean-Bernard Papi  © (in "Arpète toujours" n°100 /2011)