Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
Installation et première mission. 
 
Maman m'a téléphoné avant que je m’endorme pour m'encourager à me montrer discipliné, obéissant et courageux. Je lui ai demandé ce que nous voulait la fille de cet après-midi avec ses « n’importe quoi » et pourquoi elle nous avait traité de phoques, mais elle a fait celle qui n’avait rien entendu et a continué à m’exhorter à devenir un bon travailleur dont les autres, et elle la première bien sûr, seront fiers. « Tu travailles pour le bonheur des masses laborieuses. » a-t-elle conclu avant de raccrocher. Ce « n’importe quoi » m’a tout l’air d’être un truc pas facile à expliquer pour que tout le monde s’esquive. Olivier pense, à propos de cette voix, qu'il ne s'agit pas de nos mères mais d'une voix synthétique, un robot. Dans le fond, en y réfléchissant, je préfère. Cette voix me paraît plus attentive et affectueuse que celle de ma mère. « De toute façon écouter notre mère ou cette voix où est la différence », fait observer Olivier.                                   
  Vers dix heures, le lendemain, nous sommes partis pour le chantier. Tout le G47 est affecté à la même tâche. Il s'agit de démonter le cœur d'un réacteur nucléaire qui s'est emballé et a explosé, il y a deux centaines d'années. La voix synthétique, que nous appelons tous Maman, nous a assuré que c'était absolument sans danger car nombre de nos ancêtres y ont travaillé dans le temps et s’en sont bien portés. Avec Olivier et quelques autres, pendant la pause, nous déchiffrons les graffitis laissés par ceux qui nous ont précédés. Certains, malgré ce qu’en dit Maman, ne sont guère encourageants. « Plus qu'une heure à vivre dans cet enfer» à écrit un certain JB et une autre main a ajouté : « Profite-z-en bien mon ami ! » Justement, à partir de demain, avec une fille appelée Célimène, Olivier et moi allons devoir effacer et gratter tous les graffitis. Un travail colossal qui nous prendra des années. Comme dans l’amphithéâtre et pendant le concours, nous nous sentons observés. Olivier me le confirme, il ressent la même chose que moi, comme si un faisceau d’ondes était dirigé sur notre nuque. On ressent même comme un picotement. Au bout d’un certain temps nous n’en tenons plus compte. Comme nous venons d’être affectés au sous-chantier "graffitis", il est normal que nous soyons observés, me suis-je dit. Maman, par un haut-parleur s'est adressée à nous en particulier, à nous trois, Célimène, Olivier et moi. "Pour ce travail, a-t-elle dit, vous devez aller chercher des serpillières, des brosses et des produits de nettoyage dans un bâtiment, le Q4 situé à trois kilomètres d'ici". Comme elle ne nous a donné aucune précision sur la manière de nous y rendre, nous sommes partis à pied en nous fiant à notre sens de l'orientation. Nous étions livrés à l’aventure, à la manière des chevaliers du temps jadis. Sauf que les chevaliers étaient à cheval. J’apprendrai plus tard, au hasard des rencontres, qu’il existe pour gagner le Q4 une navette électrique qui part devant le Z8.
   A
u bout de quelques minutes, il a fallu porter Célimène , ses pieds étaient enflés et elle trébuchait à chaque pas. Olivier, la tenait par les pieds et moi par les épaules. Dieu que sa tête est lourde ! Le chemin est plat mais malgré tout nous peinons à marcher car il fait très chaud. Célimène qui se laisse porter nous encourage car elle craint que nous l’abandonnions sur place. Sans rien à manger ou boire, nous dit-elle, c’est pour elle la mort assurée. En plus, si elle décide de retourner sur ses pas elle peut s’égarer facilement car elle n'a guère de mémoire. Au bout de deux heures de marche, pour nous reposer nous nous sommes arrêtés à l’ombre d'un mur, près d'un vieux bâtiment qui ressemble aux "fermes des cartes postales", un passe-temps de notre enfance. Ces cartes postales nous étaient envoyées jadis le 25 décembre, que l’on appelle depuis « le Jour des cartes postales ». Seuls quelques érudits, aujourd’hui, savent ce qu’était ce jour, son origine et ce qu’il signifiait. C’était d’ailleurs toujours la même carte que nous recevions à la maison, elle montrait un bâtiment délabré sous lequel était écrit « Si tu n’es pas sage, tu iras traire les vaches ». J’en ai reçu trente, cependant je ne suis jamais allé traire les vaches. C’était juste pour nous faire peur. Ce jour, dans l'antiquité, était plus cruel encore, surtout pour les sapins et les dindes, m'a expliqué le professeur de "promenade en forêt". De nos jours c'est juste un prétexte pour faire des orgies dans les églises pastafariennes. On raconte qu’il s’en passe de belles derrière les autels à cette occasion. Le sexe tient une grande place chez les jeunes gens d'aujourd'hui. C'est aussi une bonne méthode peu coûteuse pour faire tenir tranquille les excités, a reconnu M. C. Gwennoledge dans ses mémoires.
   Le plus curieux c’est que nous n’avons rencontré âme qui vive jusqu’à présent, même pas une navette électrique. Ces navettes se faufilent partout à grande vitesse et c’est miracle quand elles n’écrasent qu’une ou deux personnes durant leur trajet. Les conducteurs sont des jeunes quinquagénaires qui après avoir travaillé comme simple commis ont ensuite terminé leur probatoire de dix ans et qui ont pu se marier, ce qui ne les rend pas plus prudents pour autant. Nous ne voyons pas d’animaux non plus. Dans notre sous-chantier "graffitis" deux ou trois chiens roses et phosphorescents sont toujours dans nos jambes à renifler et à bailler. Je préfère d’ailleurs ne pas trop les fréquenter, la promenade avec l’un d’eux ne m’a pas laissé de bons souvenirs. Voyant qu’Olivier et Célimène encore abrutis de fatigue avaient de la peine à se remettre debout nous avons décidé d’attendre au moins un jour de plus près de la ferme.
  – Platon, m’a dit Olivier, toi qui es costaud, tu devrais retourner sur nos pas et aller chercher de la nourriture sur le chantier. Nous en aurons besoin car la route me parait bien longue.
  – Ok, j’ai répondu. Et je suis parti.
  Il y a longtemps de ça, les jours étaient plus longs que maintenant mais comme les hommes s’ennuyaient à ne rien faire, plutôt que de se trouver une occupation, ils ont préféré réduire la longueur de la journée. C’est ce qui est écrit dans mon livre de science, mais je ne m’explique pas en quoi cela pouvait soulager leur désœuvrement. En plus, je l’apprendrai plus tard, l’année à la suite de ça s’est réduite toute seule, passant de 365 jours à 200 à cause d’une orbite terrestre diminuée. On prévoit de tomber sur le soleil dans plusieurs milliers d’années, après Vénus et Mercure. En attendant il fait de plus en plus chaud sur notre terre. J’ai marché longtemps et faute de comprendre ce que signifiaient les panneaux indicateurs écrits dans un charabia vieux de près de trois siècles, j’ai choisi ma route au hasard, à pile ou face. Pile je continue sur ce chemin, face je ne le prends pas, et ainsi de suite. La nuit est rapidement venue. J’ai dormi sous un arbre après avoir décidé qu’il valait mieux que je dorme. Je n’ai rien à manger mais je n’ai pas faim. En m’arrangeant pour ne pas faire trop d’efforts, mon repas de la veille devrait me permettre de tenir huit jours. Je ne remercierai jamais assez mes parents de m’avoir gratifié d’un gène de chameau. Olivier m’a avoué hier au soir au cours d’une discussion, qu’il possédait un gène de tournesol. À quoi cela peut-il bien lui servir ? Lui-même l’ignore. Pour Célimène c’est certainement celui d’un poisson, vu qu’elle ne parle pratiquement jamais et qu’elle a toujours la bouche ouverte et le regard vague. Mais elle n’est pas mal quand même. Je veux dire comme fille. Elle a une peau rosée rayée de gris avec de gros seins bien plantés et au bon endroit si vous voyez ce que je veux dire -certaines ont les seins dans le dos, horrible- les cheveux longs et verts, un nez court de dix centimètres et des yeux verts striés de noir. Elle ressemble à la Joconde de Bébert, un peintre célèbre du siècle dernier qui n’a peint qu’un tableau dans sa vie : la fameuse Joconde.
   Après une bonne nuit de sommeil, j’ai repris ma marche. Je ne savais pas que le sous-chantier que nous venions à peine de quitter jouait à cache-cache avec moi. Pour le retrouver il allait falloir que j’active tous mes sens, surtout celui de l’orientation, à un point inimaginable. Nous sommes dans la Plaine du Nord et le vent se lève à intervalles réguliers,  je dois alors replier mon nez pour ne pas sentir les odeurs qu’il charrie. Enfin, à force de divaguer de-ci de-là je suis tombé pile devant la porte du chantier. Comme il est entouré d’une haute palissade, on est bien obligé de passer par la porte. Je suis allé tout droit vers le chef, un jeune de nos âges mais qui a fait une grande école au lieu de tenter le concours. Sa mère est une amie de la mienne et elles ont choisi leur bébé, nous deux, sur le même catalogue. Cela renforce les liens d’amitié.
  – Salut Platon, m’a-t-il dit, est-ce que tu n’aurais pas perdu tes équipiers ? 
 - Bonjour Jules, mes équipiers se reposent et je suis venu prendre des vivres. Le magasin est vachement loin, il nous faudra plusieurs jours pour y parvenir.
  – Tu aurais dû prendre une navette.
  – J’ignorais qu’il y en ait une.
 L’amitié entre les mères est ce qu’il y a de mieux dans la vie. Le hasard n'y est pour rien, c'est juste une combinaison judicieuses des gènes. Si nos mères ne s’étaient pas connues, Jules ne m’aurait même pas écouté, car il est d’un grade très élevé. Peut-être même m’aurait-il battu. Car les chefs ont le droit de battre leurs subordonnés. Dans ce cas tout dépend de leurs gènes additionnels. Par exemple un chef doté d’un gène de léopard fera longtemps courir son subordonné, surtout si celui-ci est doté d’un gène de gazelle. Par contre un chef avec un gène de crapaud préférera insulter ses subordonnés, et si le subordonné possède un gène de hérisson il fera le gros dos. Un subordonné ayant un gène d’éléphant ne craindra personne sauf un chef avec un gène de souris. C’est ainsi que nous expliquons scientifiquement les différences entre nos caractères. Bien des progrès ont été accomplis depuis Pépère Freud et Nénette Dolto, et leurs théories sur le psychisme, trop simplistes, sont largement obsolètes. Je suis passé par notre chambre pour chercher un sac pour transporter la nourriture. La fille qui nous a proposé de nous faire n’importe quoi était assise sur le lit d’Olivier. Elle nous attendait. Elle n’est pas mal, bien que moins jolie que Célimène. Elle est rouge des pieds à la tête, même ses cheveux et ses yeux sont rouges et son nez est à peine plus long que le mien. Elle m’a avoué ne posséder seulement que deux gènes car ses parents étaient très pauvres.
   Maintenant je sais ce que sont ces « n’importe quoi » : Ce sont des chatouilles fortement sexuées. Elle m’en a fait pendant une heure, après la douche et jusqu’au moment du repas. J’ai choisi de  passer la nuit dans notre chambre pour repartir demain matin et la fille rouge a voulu passer la nuit avec moi. Une nuit de chatouille ne m’amusait guère car ce n'était pas le moment de faire attendre mes équipiers qui ont faim, mais je ne sais pas refuser. Ici, comme partout nous sommes observés, j’en mettrais ma main au feu. Je le ressens mais je ne peux dire qui et d’où l’on m’observe. C’est pourquoi je n’ai pas voulu me distinguer en faisant le délicat et en refusant les chatouilles de la fille rouge. Je suis reparti le lendemain de bonne heure, encore tout endolori et courbatu par les chatouilles. Je n’ai pas trouvé de carte d’état-major 3D et de GPS, et pire encore j’ai oublié de demander l’heure de départ de la navette à Maman. Une navette m’aurait évité bien des mésaventures, mais se serait-elle arrêtée près de la vieille ferme pour récupérer Olivier et Célimène ? J’en doute vu la manière dont les quinquagénaires pilotent ces engins. 
Et aurait-elle accepté de transporter de la nourriture sans que le pilote s'en empare ou la dévore ? À mon avis, il est bien préférable d’aller à pied, on verra pour le retour.
   À peine deux jours se sont écoulés depuis que j’ai laissé Olivier et Célimène près de la vieille ferme et je présage confusément que ce n’est pas encore aujourd’hui que je vais les rejoindre. Alors que, tout en marchant, je me lamentais avec force larmes sur le mauvais sort qui s’acharne sur moi depuis mon échec au concours, un jeune homme bien de sa personne qui grignotait des baies sur un buisson au bord du chemin m’a barré la route. Le vêtement de fer multicolore qui lui recouvrait le corps et son casque à visière auraient dû me mettre la puce à l’oreille et exciter ma méfiance mais j’ignorais à cet instant ce qu’était un garde-hockeyeur. Ce que cet hockeyeur faisait à cet endroit ? Comme je l’appris de sa bouche par la suite, il empêchait les téméraires dans mon genre de quitter le sous-chantier. Une sentinelle en quelque sorte. Me découvrant il a fait un petit bond de côté puis s’est planté en travers du chemin, l’œil furieux en criant : « On ne passe pas ! C’est la consigne ! » Je m’apprêtais à grappiller quelques baies, histoire de juger de leur goût car ces baies pouvaient servir de complément à notre nourriture. C’est alors que j’ai eu une sacrée frousse en le voyant tout à coup me sauter presque dessus. J’appris de sa bouche que le buisson était son unique source de pitance. Cependant et par chance, à cette occasion je n’ai pas uriné dans mon short comme cela m’arrive quand j’ai peur... Je m’endurcis visiblement.
  – Pourquoi? lui ai-je demandé en durcissant ma voix. Pourquoi on ne passe pas ? Qu’est-ce que c’est que cette consigne à la noix ? Je suis très étonné. Pourquoi ce sous-chantier doit-il être gardé à ce point ?
  Mes questions l’ont désarçonné. Il ne s’attendait pas à tant de pertinence.
  - Parce que ! A-t-il répondu fermement après avoir réfléchi une bonne minute. Ce qui fit rouler ses gros yeux roses dans leurs orbites verdâtres.
  – Je suis à la recherche de mes équipiers. Nous devons atteindre le bâtiment Q4 qui contient les produits de nettoyage, les serpillières et les brosses nécessaires à notre mission. Je le fais à la demande de Maman, lui ai-je notifié les yeux dans les yeux et en fronçant les sourcils pour me faire méchant. J’étais persuadé que ce motif officiel suffirait à m’ouvrir la route. Je me trompais.
  – Dans ce cas nous devons nous battre, déclara-t-il avec emphase, mais seulement après avoir réfléchi de nouveau en roulant ses gros yeux roses. Serpillière, produits et brosses ne sont pas les mots de passe qui conviennent. C’est la consigne. De toute façon je dois me battre, c’est inévitable, j’ai un gène de coq français. Une erreur. Mes parents souhaitaient un gène de lion et il n’y en avait plus. Rupture de stock, mais il restait du coq français en pagaille… Ils se sont laissé convaincre.
   Il brandit un gourdin qu’il tenait caché derrière un rocher, à portée de la main.
   – Avoir une idée de bonheur en tête et la cacher par des pleurs et des gémissements, reprit-il en m’empoignant le bras pour le secouer est un motif suffisant pour se battre, car le chemin où nous sommes est baptisé chemin des Faux-semblants.
   – Ah ? Bon ? Et j’étais sincère en disant cela.
   – C’est ce que l’on m’a ordonné de dire. C'est de l'hébreu pour moi.
  Puis il me montra un tas de bâtons abandonnés par ses précédents adversaires et me pria d’en choisir un promptement. J’en saisis un qui parut aussitôt se réveiller. C’est tout juste si je ne le sentais pas frémir. Il arrive que trop de gènes d’animaux, de chats, de chiens, de porcs ou d’humains dans une plante la rendent quasiment animée. C’est ce que l’on appelle dans le jargon scientifique : Le principe de réciprocité. La plante a des réactions animales et vice et versa un animal peut être lymphatique comme un radis. Mon bâton prit les choses en main, si l’on peut dire, et me positionna par rapport à mon adversaire. J’étais donc maintenant en face de lui, à deux mètres environ et les jambes bien écartées. Position guerrière que je n’aurais pas trouvé seul. Au moment où le garde-hockeyeur allait me frapper, mon bâton me fit faire un pas à droite, mon adversaire frappa dans le vide et emporté par l’élan et le poids de sa carapace métallique, s’effondra. Comme il était maintenant étendu de tout son long tel Patrocle au pied d’Hector, l’époux d’Andromaque et le fils aîné de Priam, mon bâton lui fit sauter son casque et lui porta un vigoureux coup sur la crête rouge vif qu’il avait sur le crâne. Ce qui la fit éclater comme une calebasse. Il ne bougeait pas mais ne saignait pas, j’en conclu qu’il était toujours vivant. Je ne voulais pas tuer quelqu’un qui appliquait une consigne, même bêtement.
   Je félicitai et flattai mon bâton comme il se doit. Il fit son modeste au point de ne guère peser plus qu’une plume dans ma main. Je décidai de conserver un aussi agréable compagnon et le glissai dans ma ceinture. Ce qui parut lui convenir car il frétilla comme jadis une comédienne de théâtre décorée de la Légion d’honneur. Ayant enjambé mon adversaire je pris le chemin qu’il voulait m’interdire, celui des Faux-semblants. C’était un chemin très ordinaire, à peine bitumé, plein de trous remplis de sable et bordé des deux côtés par des palmiers et des buissons de roses multicolores. Pas du tout l’idée que l’on se fait du chemin menant à la vieille ferme et à mes compagnons. Je n’avais d’ailleurs pas le choix du chemin. Si jusqu’à présent la route que je suivais se divisait périodiquement en plusieurs branches, depuis mon départ j’étais sur un chemin sans embranchement et je n’avais d’autre alternative que d’aller tout droit ou de faire demi-tour.

à suivre,