Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                          
Folamour, le robot chargé de l'accueil


   Donc hier vendredi, nous nous sommes posés sur Mars sans trop de dégâts. Olivier était aux commandes car le pilote automatique, comme prévu par nos ordinateurs, est tombé en panne peu avant l’atterrissage. Obsolescence programmée, a avoué Karl. Chimène a voulu aider Olivier à poser la navette manuellement. Elle s'est disputée  avec Marie-Chantal, un chevelu qui voulait participer, ce qui fait qu’au lieu d’atterrir convenablement sur les roues nous nous sommes posés sur le ventre. Mais ça ne fait rien, nous avons fait un beau voyage et c’est ça qui compte. Folamour, le robot gardien était là pour nous accueillir. C’est un vieux robot du milieu du XXIème siècle qui ressemble à une table de billard équipée de quatre grosses roues crantées. La peinture de sa carcasse est écaillée par plaques et il entrecoupe ses phrases de quintes de toux vigoureuses. En outre il a un accent franco-canadien glaiseux et épais et chaque phrase est assaisonnée "d'hosties", de "tabarnac" et de termes plus inintelligibles encore.
   Comme nous ne comprenons pas ce qu’il nous dit, nous lui faisons répéter ses phrases, ce qui le fait tousser tant et plus. Cela amuse beaucoup Chimène qui lui fait reprendre sans cesse pour avoir le bonheur de l’entendre tousser à se fendre en deux. Le soir -un jour martien ressemble à un jour terrestre nouveau et dure 17 heures martiennes, heures qui sont un peu plus courtes que les nôtres de quelques minutes- Chimène a essayé de le chatouiller. Cela lui a provoqué des crises de toux qui n’en finissaient pas. Ce qui ne l’a pas empêché de lancer ensuite un message à tous les robots de Mars pour les prévenir de l’arrivée d’une fille experte en chatouilles.
   Très sincèrement, les qualités principales de Folamour ne sont ni la propreté ni l’ordre. La base Carl Sagan est un fouillis de tôles tordues, de bidons métalliques écrasés, d’empilements de boîtes en plastique de toutes tailles, de boîtiers électriques perdant leurs câbles, de monticules d'instruments électroniques éventrés d’où dégouline des rivières de composants, de microprocesseurs et de conducteurs multicolores. Ce sont les débris des satellites, nous dira Folamour. Ces détritus encombrent la voie principale. Nous sommes obligés de nous faufiler entre ces ferrailles pour atteindre les maisonnettes avec le risque qu’un morceau de tôle déchire notre combinaison étanche. Sur les photos les maisonnettes ressemblaient à d’antiques petites et pimpantes fermettes comme celles qui bordent les routes du Devonshire (UK). Hélas ! Elles ont mal résisté aux tempêtes martiennes. Deux ne sont plus que ruines au ras du sol, trois ont perdu leur toiture, plusieurs ont perdu un mur ou deux et les deux dernières qui paraissent encore tenir debout n’ont plus de fenêtres. Nous décidons de nous y établir quand même en attendant que les chevelus en remettent plusieurs en état dont une pour le culte de notre Dieu pastafarien que nous avons certainement croisé pendant le voyage mais personne ne s'en souvient. Nous devions dormir à ce moment-là. Cependant la première des besognes est de gonfler la bulle qui nous mettra tous à l’abri des tempêtes et conservera l'oxygène fournie par les bactéries.
   Les bactéries O+ se sont installées dans quelques maisonnettes, entre autres celles qui ont perdu leur toit. Folamour dit que ces bactéries qui forment des colonies très actives sont d’aimables voisines et que leur responsable suprême souhaiterait obtenir un entretien du chef de l’expédition. J’y consens. Je n’imaginais pas les bactéries comme ça. Elles ressemblent, elle et leur milieu physique, à des guenilles jetées dans un lavoir submergé de mousse. Quand, en compagnie du chef des rats, un certain Algernon, un garçon très intelligent, nous sommes entrés dans le baraquement  de leur chef elles se sont rassemblées autour de lui en piaillant et en grouillant d'émotion jusqu’à ce que Folamour intervienne fermement pour obtenir le silence. Il en sortait de partout, des trous dans les murs, des fentes du plancher, passaient entre les plinthes et même par la porte. Elles arrivaient par paquets en se grimpant les unes sur les autres. Enfin leur responsable s’est avancé.
   – Ma vie n’est qu’une suite d’histoires passionnantes, a-t-il grincé d’une voix qui ressemble à un portail de fer aux gonds rouillés malmené par le vent. Si je savais écrire, cela ferait un bon roman, j’en suis certain.
  – C’est tout ce que vous aviez à nous dire ? s’étonna Olivier.
  – Non. Mais laissez-moi continuer jeune homme sans m’interrompre. Nous sommes arrivés sur le sol martien avec la première navette. Nous avions pour mission de produire de l’oxygène afin de créer une atmosphère mais la tâche est immense et nous manquons de moyens. Chacun de nos syndicats tire à hue et à dia sans se soucier de la mission. Personne ne m’écoute et notre reproduction est anarchique, sans queue ni tête faute de mâles en quantité suffisante. Nous n’avons pas de planning familial et certaines, même parmi les plus fidèles, me rendent responsable de ce chaos et veulent ma peau. Nous avons pris logiquement du retard dans notre programme et les autres colonies réparties sur Mars ne sont pas mieux loties. Enfin, si vous nous acceptez telles que nous sommes, nous redoublerons d’efforts et triplerons notre production. Il suffit pour ça de menacer les mauvaises de coups de bâton et de promettre des prunes aux meilleures. Mon nom est Madamledirlo, je suis homosexuel et hermaphrodite, mes amis m’appellent Zora. Maintenant il faut que nous retournions au boulot ; avec la grosse bulle que vous avez installé notre tâche sera plus facile. Que les rats se tranquillisent, nous accepterons volontiers d'être dirigés par eux et suivrons leurs plans à la lettre.
   – Finalement, pour une bactérie, il est sympa Madamledirlo, commente Chimène et pas bêcheuse.
   Quelques jours plus tard nous avons reçu la visite de plusieurs robots, les plus proches, ceux qui travaillent dans le grand canyon de "Candor Chasma". De vrai loqueteux. J’ai honte de les voir se déplacer en grinçant, cahin-caha, guenilleux et décapés par les vents chargés de poussières, s’appuyant sur des cannes et maugréant à chaque pas comme des patriarches. Certains ressemblent à des jouets d’enfants, genre locomotive à vapeur, d’autres à des chaises longues, d’autre encore à des cages à oiseaux, l’un très pittoresque ressemble, si j’en crois Folamour, au David de Michel-Ange. C’est un robot expédié dans l’espace par un allumé de président du conseil italien au début du XXI ème siècle. Il sert juste à faire joli. Une bande d’éclopés que ces robots qui, à l’origine et lors de leur lancement ne manquaient pas de grandeur et de dignité. Certains travaillent depuis plus de deux cents ans sans salaire ni vacances. « On nous a oublié », gémissent-ils. J’ai promis d’intervenir en leur faveur quand nous rentrerons sur terre.
   Mon ordre de mission spécifie entre autres que nous devons tenter de nous reproduire sur Mars. Nous en avons discuté et le sort m’a désigné pour tenter le coup avec Chimène, le soir même. Les chevelus ont préparé notre chambre nuptiale dans l’une des baraques vide mais toujours pas réparée ; mais qu’importe le toit puisqu’il ne pleut pas sur Mars et la bulle nous préserve des tempêtes. Il y a maintenant suffisamment d'oxygène sous la bulle, grâce à la diligence de Madamledirlo pour vivre sans combinaison. Je m'étais habillé de mon plus joli short signé
Hugo Boss en soie noire et pour le haut d'un justaucorps vert très class en tissu synthétique brillant avec dans les cheveux une couronne de papier doré et aux pieds des tongs fluos de la Silicon Valley. Chimène avait revêtu une de ces robes en feuilles de cuivre très sexy, signées Paca Robanne, que les habilleuses de la Grande-Maison avaient placées dans la navette en prévision de ce jour. Ainsi vêtue, elle avait un peu de mal à se déplacer et nous avons uni nos forces pour la transporter sur le lit. La nature nous a amplement pourvu d’organes du plaisir et une nuit de noce ne suffit pas pour que s’apaise notre libido. Après des chatouillis préliminaires et force caresses dites d’Orang-Outang qui nous amenèrent au voisinage de l’aube, Chimène glissa sa main dans mon short pour extirper mon organe sexuel. Certains des mâles du XXème siècle se désespéraient devant la taille ridicule de leur pénis mais, la science et la sélection aidant, nous pouvons aujourd’hui faire varier ses proportions à volonté, même jusqu’au gigantisme.
   Nous en discutons, Chimène et moi, avant de tomber d’accord sur la taille maximum. Ensuite ce ne fut qu’un coït ordinaire de quelques heures. Je laissai aller ma semence dans le ventre de Chimène tout en en surveillant le niveau par sa bouche grande ouverte. On a vu des semences trop abondantes se perdre dans un éternuement ou un vomissement, et de médiocre quantité ne pas atteindre le niveau minimum requis pour la reproduction. Les chevelus placés derrière moi vérifiaient, eux aussi, en regardant par-dessus mon épaule. Il ne restait plus qu’à la nature de faire son œuvre. Le lendemain la procréatrice commença de gonfler. J’étais heureux comme peut l'être un futur père pour la première fois. J’annonçai la nouvelle à la salle de contrôle où Karl et d’autres pontes de la Grande-Maison attendaient près des écrans de transmission.
   – C’est pas trop tôt, râla Karl. Ça fait des jours que nous attendons de vos nouvelles. Qu'est-ce que vous foutiez ?
   – Je lui en ai fourré jusque-là, dis-je, ignorant ostensiblement les réflexions peu amènes de notre chef de mission. Je joignis le geste à la parole en montrant de la main la hauteur de la glotte. Puis je contais par le menu notre atterrissage, en me gardant bien de préciser la manière dont nous nous étions posés. Je parlais de la détresse des robots, des bactéries O+, du piteux état de la base « Carl Sagan » et de Chimène...
   – Avez-vous trouvé du pétrole ? Des métaux originaux et rares ? Des transuraniens ? De l'uranium ? De l'or ? Des terres rares ? Des diamants ? Glapit une voix près de Karl dans laquelle Folamour  reconnu celle de l'un des vice-présidents de la Grande-Maison, celui du département  de la défense et de l'armement.
   - Non, mais on a fait poussez des radis et des tomates transgéniques, c'est bon pour la planète, intervint Olivier. 
   – Vous n’êtes pas sur Mars pour glander, nous reprocha Karl, mais pour accomplir une mission stratégique. Dites-vous bien qu’ici on se moque du bien-être des robots et des bactéries. Reproduisez-vous autant que cela vous chante, semez du persil ou du cannabis, mais en dehors des horaires de travail ! Le reste du temps vous devez chercher et trouver les richesses qui manquent cruellement à la Terre.    
   Dans les jours qui suivirent nous avons tenu conférences sur conférences en présence de tous les robots -enfin ceux qui pouvaient encore se déplacer-, des équipes de rats chargés d’explorer le sous-sol, des bactéries et de notre équipe de chevelus, sauf Chimène dont la grossesse s’avérait difficile. Tous étaient d’accord : il n’y a rien d’intéressant sur et dans Mars, rien que des cailloux plus ou moins biscornus et brillants. À part, comme je l'ai déjà dit,
 de l'eau en profondeur que nous puisons, des cristaux qui parlent un langage inconnu, de l'araméen d'après Folamour, et des pierres qui dansent et font de la musique dès qu'on les prend dans la main ; tout ça est sans intérêt pour la Grande-Maison. Ceux qui avaient vanté les richesses de la planète s'étaient trompés ou d’autres étaient probablement passés avant nous et avaient tout raflé, c’était la seule explication.
   Lorsqu'on lui révéla les résultats de nos colloques, Le vice-président de l'armement piqua une colère épouvantable et nous demanda si nous savions ce qu’étaient du pétrole, des métaux précieux et rares, des diamants, du lithium ou de la kimberlite ?  Aucun d’entre nous ne savait. Les vieux robots avaient oublié, les rats dans leurs labyrinthes n’avaient jamais su et nous non plus. Cela n’avait jamais figuré dans nos logiciels d'apprentissage et encore moins dans les programmes du concours. En plus, pour ne rien arranger, l'ordinateur de bord de la navette donc l'accès à Wikipédia, après le pilote automatique, était en panne à son tour depuis huit jours martiens... Karl était rouge de colère.
   À cet instant Chimène poussa un cri et celui d'un bébé lui répondit : le peuplement de Mars venait de commencer. Hourra ! Pour Platon et Chimène, hourra pour Olivier ! Et youpi pour la Grande-Maison !
 
Jean-Bernard Papi ©