Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

Dans le magasin. 
  
Olivier et moi, profitâmes de la cohue, et d’un début de bagarre entre les gènes de tigre, pour nous glisser à l’intérieur du magasin. Une dame, une géante qui ressemblait à Karl mais en plus vermoulue car âgée au moins d’une deux-centaines d’années, tricotait derrière une table. En l’observant, malgré ma répugnance, il me sembla que tout en elle était pourri. Son énorme buste s’appuyait et pesait sur la table en faisant des plis horizontaux et ses longs bras nus laissaient voir des lambeaux de chair qui pendaient comme superflus. Un quinqua jaune de peau et vert de cheveux, assis près d’elle lisait un journal électronique caché à l’intérieur du tiroir supérieur de son bureau. J’avais l’impression de me trouver dans le salon d’un vieux couple, un dimanche après-midi lorsque la télévision interrompt volontairement ses émissions pour nous laisser le temps de faire quelques emplettes. On pouvait rester quand même devant l’écran mais alors la télévision se mettait à puer comme dix putois. Avec mon papa et ma maman nous nous précipitions alors dans les boutiques qui vendaient des jeux « Qui-perd-gratte » avec des dizaines d’autres désœuvrés comme nous, chassés par les mauvaises odeurs. Mais oublions cette heureuse époque et interrogeons ces délicieux vieillards.

   – Inutile de parler, grommela la tricoteuse, je sais ce que vous êtes venus chercher. Lombard, orientez ces jeunes gens dans le magasin je vous prie.
   – Nous avons reçu le message de Maman qui nous avertissait de votre arrivée et ce que vous veniez faire ici, dit Lombard en refermant violemment le tiroir de son bureau. Nous savons aussi que Célimène s’est noyée, la pauvre enfant. Vous saviez qu’elle avait nagé les dix kilomètres aux derniers jeux olympiques ? Sans attendre notre réponse le vieil homme continua. Elle a nagé les dix kilomètres en quarante-huit heures, vingt- sept minutes et douze secondes. Vous vous rendez compte de l’exploit ?
   – Lombard vous ennuyez ces jeunes gens avec vos chroniques sportives qui n’intéressent plus personne à part quelques vieux schnoks comme vous. Les jeunes aujourd’hui s’intéressent à leurs études, à la poésie, à l’amour.
   Ce disant, elle leva les yeux au ciel comme extasiée. Olivier intervint alors que j’étais sous le charme de cette extraordinaire personne qui connaissait si bien la jeunesse.
   – L’amour ? L’amour ? Vous voulez dire les chatouilles, madame ?
   – Si tu veux mon petit, si tu veux…
   Lombard toussota dans son poing fermé.
   – Il y en a qui attendent dehors depuis plusieurs jours, alors pressons-nous, s’il vous plaît ! Se tournant vers moi. Vous avez un magnifique bâton. Si ça ne vous dérange pas, en sortant tout à l’heure, vous donnerez quelques coups à ces imbéciles qui ne parviennent pas à s’entendre pour entrer. Quels sont vos gênes ajoutés, messieurs ?
   – Pour moi c’est d'un chameau et pour Olivier c’est d'un tournesol.
   – Un tournesol ? Voyez-vous ça, comme c’est charmant. Eh bien ! Sachez que pour moi c’est d'un perroquet, c’est drôle non ?
    Tout en bavardant, car Lombard nous apprit entre cent choses, par exemple que la tricoteuse faisait partie des premiers « essais », il y a bien longtemps, qu’elle avait un gène de scorpion et qu’elle avait travaillé vingt ans à démonter une centrale nucléaire. "Les scorpions, ajouta-t-il, sont des bêtes qui résistent bien aux  rayons gamma". Nous arrivâmes au cœur du magasin. Grâce à un ascenseur ultra rapide nous descendîmes dans l’un des trente-six sous-sols. C’était celui des éponges et serpillères, matériaux qui tantôt étaient très proprement empilés sur des étagères qui se perdaient dans la nuit infinie du magasin et tantôt jetés en tas à même le sol carrelé.
   – Nul ne sait pourquoi certains produits sont en tas et d’autres sont sur des étagères, soupira Lombard que cet état de fait incompréhensible commotionnait. Les magasiniers, il me semble, n’en font qu’à leur tête. Il faut dire que nous ne recrutons que des gènes de chauve-souris ce qui fait qu’ils se dirigent parfaitement dans ce capharnaüm sans rien heurter.
   Un magasinier s’avança vers nous les bras chargés de serpillères. Pendant que je m’en emparais, il tenta de me subtiliser mon bâton. Je me défendis à coups de pied et récupérais mon ami, car c’était devenu un ami, qui frétilla de joie dans ma main.
   – C’est moi qui lui ai dit de subtiliser votre bâton, avoua Lombard. Il ressemble à une batte de base-ball et comme j’en fais la collection… Les collectionneurs sont des criminels en puissance. Tôt ou tard pour satisfaire leur manie ils franchissent le pas...
   – De quel pas parlez-vous ? demanda Olivier.
   – Par exemple, dis-je, tôt ou tard les hommes cèdent aux chatouilles des femmes jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer. C’est ça franchir le pas.
   – La réponse est pertinente, admit Lombard.
   Quelques heures plus tard nous avions terminé de rassembler nos produits selon les ordres de Maman. Nous disposions d’un chariot prêté par l’établissement. Ce chariot ressemblait à une antique brouette en bois et nous eûmes tout de suite les pires difficultés pour le manœuvrer et le faire avancer.
   – Vous manquez de forces parce que vous avez faim, dit Lombard, n’ai-je pas raison ?
   – En effet répondit Olivier nous mourrons de faim et de soif… C’est bien triste pour Célimène. Elle avait un bon coup de fourchette.
 
Quelque part dans l’une des nombreuses salles de réunion du lipstick building.

   – Monsieur le vice-président, intervint un des ingénieurs, nous avons la preuve que Célimène s’est suicidée mais nous ne savons pas pourquoi. Notre psy pense qu’elle s’est suicidée par amour mais personne n’en est sûr.
   – Merci. Le vice-président se tourna vers un personnage  au crâne rasé et abondamment barbu qui assis dans l'ombre tripotait un chapelet en os de mouton : Mahmoud, vous mettrez le psy en question à la porte. Fired. Où va-t-on si un psy ne peut répondre à une question aussi élémentaire ? Je me demande qui l'a si mal renseigné ? Célimène avait un gène de carpe, c’est pourquoi elle s’est flanquée à l’eau. Dans le bousin je veux dire... Karl, le responsable du chantier 17107 se plaint de leur lenteur et de leur indiscipline. Certains, affirme-t-il, sont bons à rien, ils passent quasiment leur temps à se chatouiller. Leur cerveau est rempli de théories mal assimilées et leur musculature est dérisoire. Par contre il est très satisfait des deux prototypes, Platon et Olivier, qui au bout de plusieurs jours ont gardé intact l'esprit de leur mission. Pour l'instant, je vois cela sur l'écran de mes lunettes, ces deux lascars n’ont pas encore réussi à manœuvre leur brouette en direction de l’ascenseur, même en s’y prenant à deux. Vous pouvez allumer vos propres écrans et vérifier. Comme vous pouvez le constater ils n’ont réussi qu’à faire tomber des étagères et à casser un bras à cet idiot de Lombard, le magasinier androïde qui se prend pour un philosophe. On peut parler d’une fine équipe cependant ils ne perdent pas de vue le but de leur présence... Bon, monsieur Liang, vous qui représentez la Pouponnière vous avez la parole à propos des protos dernière génération.
   Les visages se tournèrent vers Liang, l’asiatique, un costaud de plus d’un mètre quatre-vingts.
  – La Pouponnière fait bien des choses mais ne contrôle pas, hélas ! les désirs des parents. Certain réclament des gènes additionnels aberrants, en espérant voir naître des génies ou des supers individus avec des supers pouvoirs comme cette sorcellerie à la mode dans les médias. Ils ont tous une profonde admiration pour Gwennoledge et leurs enfants sont littéralement imprégnés de ses exploits imaginaires. La mode des gènes est à l’extravagance, fit-il remarquer en ricanant. Personne d’ailleurs aujourd’hui, à la Pouponnière, n’est plus capable de comprendre ou de deviner ce qui peut arriver si on ajoute des gènes nouveaux à un fœtus qui possède du fait de ses ascendants un gène de pinson, un gène d’abeille ou de bananier, voire un gène d'éléphant. Nous sommes incapables d’appréhender un phénomène devenu trop complexe et nos ordinateurs quantiques tournent des nuits entières sans résultats, sauf à nous gratifier en sortie d’un point d’interrogation ou de résultats incompréhensibles... Karl n'a pas tort, l’évolution de leur musculature laisse à désirer. Pour ce qui est des excès de chatouille nous allons y remédier.  Cependant un individu faible physiquement peut parvenir à force d’astuce à augmenter sa force. Ce Platon semble disposer de cette faculté d’analyse conjoncturelle.
   – Il y a là matière à creuser et tout n’est peut-être pas perdu, intervint Fernand Dupont, l'adjoint au directeur responsable des recherches humaines, tout ce que vous nous avez dit mon cher Liang prouve que l'on maîtrise déjà notre sujet. Pour revenir à Platon Schtroumpf, lui et Olivier Shmell peuvent me semble-t-il d'ores et déjà être sélectionnés pour former le premier équipage pour Mars et tester la faisabilité de la mission, ils en ont les capacités. Ils sont débrouillards, comme l'étaient les soldats français dans le temps capables de tout avec rien. Pour la sélection des prochains futurs équipages il nous suffira de mettre les individus face à des difficultés soigneusement choisies pour les entrainer à réfléchir et ne garder que ceux qui seront capables de s'en sortir. Karl pourra surveiller ça. Leur petite taille, leur faible consommation d’oxygène et le gène de chameau chez Platon sont très positifs. On peut trouver d’autres gènes qui donneront de bons résultats. Le gène de l’ours ou de la marmotte par exemple peut faire hiberner le temps du voyage. Le gène de tournesol cependant me laisse sur ma faim, question orientation dans l’espace, il y a beaucoup à redire.
   – Il va falloir mettre tout cela à plat et nous remettre en cause ? Soupira Myriam Welch, une Américaine du Nord, responsable de l’Education générale et du concours dans la Grande-Maison. Revoir nos critères de sélection et rejeter ceux qui apprennent tout par cœur, mécaniquement, sans se poser de questions comme les étudiants en médecine de l'antiquité. Ce qui sous-entend de faire réussir au concours des individus plus autonomes, quitte à éliminer ensuite les pistonnés et ceux qui savent tout comme des machines. Nul doute qu'Olivier aurait, dans ce cas, dû figurer parmi les futurs éliminés car son autonomie laisse à désirer... Mais en équipe avec Platon c'est différent. Patrocle et Achille en quelque sorte...
   – Platon et Olivier ont réussi à faire entrer la brouette dans l’ascenseur, fit remarquer quelqu’un. Cependant il leur manque encore quelques produits de nettoyage qui va les obliger à manœuvrer de nouveau leur satanée brouette. Mais quelle idée aussi de leur avoir donné une antique brouette en bois qui pèse si lourd ?
    - Leur débrouillardise, testée j'ai, avança une voix dans l'ombre...
   Sur le mur, l’écran de surveillance montrait en effet l’intérieur de l’ascenseur. Platon et Olivier étaient assis dans la brouette, et Lombard dont le bras cassé était replié au-dessus de sa tête sans que cela provoque chez lui la moindre gêne continuait à pérorer sur les difficultés qu’il avait à bien tenir son magasin. Réflexions cocasses en l'occurrence qui firent sourire et détendit l’atmosphère. Arrivés à l’étage des produits d’entretien, Platon et Olivier voulurent coincer la porte de l’ascenseur afin qu’il ne se remette pas en marche intempestivement. L’opération prit un certain temps et se révéla vaine, même la brouette ne parvenait pas à bloquer la porte. Platon frappa alors à coup de bâton sur la boîte de commande qui vola en éclat, puis il s’en prit aux circuits jusqu’à ce que l’ascenseur soit définitivement en panne.
   – Ce n’est pas bien ce que vous avez fait là Platon, reprocha Lombard. Comment allons- nous repartir.
   – C’est pour nous permettre de laisser la brouette dans l'ascenseur, en attendant, répliqua Olivier. J’ai très bien compris ce que voulait Platon.
   – Vous savez, moi ce que j’en dis. Je m’occupe du magasin pas des ascenseurs.
   

à suivre,