Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
   Les jeunes filles et les jeunes hommes qu’il croisait maintenant étaient assez souvent vêtus de combinaisons ajustées en polyvinyle teinté. C’est la mode, avait grogné le barman à N. qui l’interrogeait du regard, après qu’un homme ainsi vêtu soit entré dans le bar. C’était assez joli mais de dos il était difficile de deviner à quel sexe l’on avait affaire. Mystère et beauté de l’androgyne, désirable et désiré de tous, avait alors  pensé N. Il se fichait d’ailleurs des androgynes comme du reste, n’ayant plus du tout de désirs charnels. Ils avaient disparu progressivement et inexplicablement, car il aimait la bagatelle avant d’entrer en prison. Il pensait qu’on l’avait drogué pour faire taire son sexe qui désormais, quoi qu’il arrive, pendait lamentablement, inerte comme un morceau de terre glaise.     
  Il examina son pantalon de coton gris, sa chemisette et son blouson de cuir brun, vêtements qui lui avaient été donnés par l’administration pénitentiaire. Pas très dans le vent. Ils étaient tout de même propres et en bon état. Grâce à Duc et à sa rançon, il avait les moyens de s’habiller comme eux, ce qui lui aurait permis de passer plus facilement inaperçu, mais il ne vit aucune boutique de fringues dans les parages. Qu’importe après tout, il n’avait pas retrouvé la liberté pour faire le gandin. Cependant il se fit la remarque que, depuis qu’il avait quitté la gare, il n’avait rencontré que des épiceries, débordantes de primeurs de belle qualité, il est vrai.

   Le barman dans le cours de la conversation et d’une voix dégoûtée, lui avait révélé que tous les fruits étaient produits selon des normes et des techniques tenues secrètes et qu’ils provenaient d’une même ville dans le sud, peut-être même d’un même quartier. En entendant le nom de cette ville, N. avait sursauté, brusquement submergé par ses souvenirs. C’était un endroit qu’il connaissait bien pour y avoir passé des vacances, les dernières, lesquelles s’étaient très mal terminées pour lui.
   Une voix féminine et mélodieuse, « Monsieur, monsieur s’il vous plaît », le tira de ses pensées alors qu’il s’apprêtait à traverser une rue, où, miracle, on avait fait un effort pour boucher quelques trous et où circulaient quelques autos. La voix provenait d’une affiche qui représentait une femme à demi nue brandissant une bouteille de ce liquide jaune et opaque que le barman lui avait proposé quelques minutes plus tôt. Elle gazouillait ses « S’il vous plaît » d’une voix si suppliante  qu’aucun gentleman ne pouvait passer outre. N. s’arrêta donc pour l’écouter. La fille était étendue sur du sable d’un rose criard avec pour fond un ciel orangé traversé en biais par un goéland bleu outre-mer. Immédiatement N. eut l’œil attiré par ce goéland qui paraissait de chair et d’os, emporté comme un duvet dans le ciel surchauffé par un vent chargé d’iode et de thym. C’était, par la pureté de ses formes et l’élégance de son vol, comme le symbole du bonheur de vivre planant au-dessus de la laideur du quartier. Pendant ce temps, la fille ou plutôt l’affiche, par un mécanisme caché, lui vantait d’une voix maintenant chaude et vibrante les mérites exceptionnels de la boisson. Ce qui lui tenait lieu de peau palpitait, rayonnait de désir et ses seins se gonflaient de si amoureuse manière qu’elle semblait offrir son corps en même temps que la bouteille.
  N. aurait dû auparavant observer le manège des passants lesquels  en apercevant l’affiche, s’éloignaient à grands pas en baissant le nez et certains même en se bouchant les oreilles. Exactement comme si celle-ci représentait un danger qu’il fallait éviter. Il s’approcha encore de quelques pas, poussé par une puissante et inquiétante pulsion. Alors la voix se fit encore plus chaleureuse et persuasive. Il ne comprenait pas clairement ce qu’elle lui racontait mais la soif desséchait jusqu’au sang sa gorge et son palais. Dans le même temps, le goéland là-haut semblait l’inviter à s’envoler vers des mers et des plages tropicales surchauffées. Il s’y vit même en compagnie de la belle inconnue. Soudain, des centaines de bouteilles embuées apparurent devant ses yeux qui laissèrent couler leur contenu, telle une source dorée et glacée tombant du ciel vers ses lèvres. Il ouvrit la bouche...
  Une main l’agrippa par sa manche et le tira en arrière. Aussitôt la soif disparut.
   –  Alors mec, on ne connaît pas tante Suzie ? fit une voix moqueuse.
  Une jeune femme le tenait fermement par le bras. Il chancela et eut l’impression d’être à deux doigts de s’évanouir.
   – Tante Suzie, le nec plus ultra de la pub, continua la jeune femme en montrant l’affiche. On ne connaît plus que ça, la publicité hypnotique. C’est même mon boulot. Beaucoup d’électronique, de chimie et un peu de psychologie. Cependant ça ne marche convenablement, disons sans trop de casse, que si la proie est habituée, saturée même par les pubs ordinaires. Pour, elle hésita sur le mot, les étrangers, ou ceux qui n’ont pas l’habitude, le choc est tel qu’il risque de les rendre cinglés pour un bon bout de temps !
   – Je vous crois volontiers, murmura N. en se frictionnant les yeux et les tempes. Impressionnant.
   – N’est-ce pas. C’est pas mal foutu et j’ai quelques remords à bosser là-dedans, aussi, après le travail, je parcours la ville pour éviter que de pauvres couillons ne tombent dans les filets des tantes Suzie et courent dans l’épicerie la plus proche s’acheter une caisse de cette cochonnerie. D’où venez-vous pour vous être fait piéger si facilement ?
   – Je sors de prison. Une perpète commuée en vingt ans, déclina N. machinalement et d’une voix caverneuse. Dans la seconde, il fut médusé par la sincérité et la désinvolture de sa réponse.
  – C’est l’effet « sérum de vérité » des tantes Suzie, un effet secondaire destiné à forcer le consommateur à avouer ce qu’il possède dans son porte-monnaie. Il ne faudrait pas qu’il achète au-dessus de ses moyens, vous comprenez. Par bonheur, son effet ne dure pas... Je ne connais pas les raisons qui vous ont amenées en prison, mais vingt ans c’est un bail. Vous avez trucidé un banquier ou une vieille dame pour lui voler ses économies ?
   N. sourit. La conscience lui revenait lentement.
  – Même pas, répondit-il. Je vais vous surprendre, je n’avais rien fait. J’étais suspect, c’est tout. Comme toutes les personnes présentes au moment du... du drame.
  – Sincèrement, bien que vos affaires ne m’intéressent pas, j’ai de la peine à vous croire, murmura-t-elle.
   N. se demanda soudain pourquoi il cherchait à convaincre cette fille. La réponse était qu’il désirait ardemment être cru, clamer son innocence devant cette inconnue tombée du ciel ; l’effet sérum de vérité sans doute qui se poursuivait encore un peu. Cette pub, décidément, produisait des effets terrifiants et sournois.
  – Vue de loin, votre affiche est tout à fait ordinaire, anodine. Il faut s’en approcher pour s’apercevoir qu’elle est dangereuse. Sachant cela les gens l’admettent quand même dans leur environnement et personne ne songe à la détruire. Je vous demande juste de vous comporter de la même manière avec moi et de m’accepter. Vous pouvez me croire dangereux si ça vous chante, je ne cherche pas à me vendre, ni à délivrer une bonne parole. Je vous dis ce qu’il en est, c’est tout. Vous me paraissez très sympathique et sincère ; mais si vous le voulez, je peux m’en aller tout de suite et arrêter là la discussion.
   – Non, non, ça va, je vous crois. Mon nom est Clara, et ne vous avisez pas de casser une tante Suzie vous retourneriez illico en prison.
  – Merci de me prévenir. Je m’appelle N. Rien que N. Je suis à la recherche d’un travail, d’une chambre convenable et pas chère dans un quartier tranquille.
  Clara examina le plan que tenait N. et lut l’adresse qui y figurait. Elle fit la grimace.
  – Un quartier tranquille ça ? Ce n’est pas vraiment le cas. Il y a le complexe hospitalier et tout près une énorme clinique. Les ambulances vont et viennent à n’importe quelle heure en faisant marcher leurs sirènes à fond comme si tout le quartier était sourd. Sans compter les hélicoptères, les camions et tout le reste... Même les fauteuils roulants y sont bruyants.
   – Où est-il le temps où près de cette sorte d’endroit on trouvait des panneaux « Hôpital-Silence », soupira N. C’était au temps de la grand-mère de mon grand-père, sans doute, quelque part au fond des âges.
   – Les grands-mères racontent toujours des conneries sur le prétendu « bon vieux temps » affirma Clara avec l’apparence de la meilleure foi. En réalité elles souffraient du froid le plus vif et mangeaient un jour sur deux. Et encore des saletés qui les rendaient malades.
   – Fichtre ! Dans quels pays vivaient-elles ces pauvres femmes?
   Clara se mit à rire.
   – C’est ce qu’il convient de dire aujourd’hui quand on aborde ce sujet. J’ai appris ça dans mes cours de pub. On y raconte aussi que c’est grâce aux entreprises planétaires que les gens mangent à leur faim et n’ont plus froid... Vous devriez venir dans mon quartier, dit Clara soudain redevenue sérieuse. En face de chez moi, il y a des chambres à louer.
   N. approuva et lui emboîta le pas.
   – Dites N., vous qui êtes costaud, vous  pourriez m’aider le soir, après le travail, à empêcher les gens de s’approcher des tantes Suzie ?
   – Peut-être, si vous m’aidez pour autre chose.
   – Quelle autre chose ? fit Clara sur ses gardes.
   – J’ai besoin de tuyaux sur une résidence, la résidence de l’Ouest, dit N.
  Longtemps après cette conversation, il s’était demandé pourquoi il avait aveuglément fait confiance à cette gamine. L’instinct, probablement ; cet instinct qui permettait de jauger les hommes au premier coup d’œil et qui s’était développé, peut-être, car c’était bien la première fois qu’il avait affaire à lui, dans l’univers farouche de la prison.
   – Drôle d’idée. Si c’est pour un hold-up, je vous préviens qu’elles sont surveillées et gardées autant qu’un bagne.
   – Pourquoi un hold-up ? J’ai juste quelqu’un à voir, dit N. d’une voix neutre.
   - Une ex-petite amie ? Clara avait un sourire ambigu en disant cela. Votre génération passe pour être si sentimentale.
   – Non, quelqu’un qui me doit de l’argent et qui ne veut pas me le rendre.
   – Très bien, je vous aiderai d’autant mieux que mon père y est gardien. Enfin vigile, gardien n’est pas un mot qu’il affectionne.
   N., par la pensée, remercia la providence qui avait placé Clara sur sa route. Il examina la jeune fille du coin de l’oeil. Il constata d’abord qu’elle n’était pas très grande mais qu’elle avait la démarche énergique de quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Puis il regarda le visage aux joues halées, grêlées de taches de rousseurs et vit que les traits étaient harmonieux et délicats, que la bouche était menue et que deux fossettes amusantes l’encadraient. Ses yeux croisèrent ceux bleu-marine, vifs et pénétrants, de la jeune fille qui l’examinait aussi à la dérobée. Elle lui fit un sourire. La combinaison de polyvinyle mauve et blanc moulait un corps aussi musclé que celui d’un garçon, malgré tout agrémenté de seins agréablement volumineux. N. déplora que les jeunes filles, du moins celles qu’il avait croisées sur sa route ne conservent guère plus de cheveux sur le crâne qu’un fusilier marin américain du « bon vieux temps ». Clara, pour son compte n’en avait gardé que quelques millimètres, drus et d’un roux sombre. Un pelage qui convenait à la beauté virile et naturelle qu’elle semblait vouloir cultiver.
   Que voulait-elle dire par une génération sentimentale ? se demanda-t-il soudain. Il lui posa la question mais elle lui répondit par un rire joyeux et un geste de la main qui voulait dire que tout cela n’avait pas d’importance. C’était juste pour parler, dit-elle. Excusez-moi, je n’ai plus l’habitude des gens, et moins encore l’habitude des filles, admit N. En chemin, ils intervinrent pour dégager un noir en guenilles qui se tordait les mains de désespoir et roulait des yeux angoissés, des pattes d’une tante Suzie qui lui brandissait sous le nez un panier de fruits qui ressemblaient à d’énormes pommes rouges. Le noir fila ensuite sans demander son reste, exactement comme un animal sauvage délivré d’un piège.
   – Vous voyez, lui dit Clara, ici ce sont des fruits, tout à l’heure c’était de la boisson, mais ce peut-être n’importe quoi.
   – Comme par exemple ?
  – Au début, grâce à ça, on a vendu du mâchefer dans des boîtes en carton, des centaines de tonnes provenant des usines d’incinération et de retraitement. Des déchets dont le gouvernement ne savait plus que faire. Les épiceries ont dû rester ouvertes jour et nuit. J’ignore ce que les gens en ont fait ensuite. Certains journalistes ont tenté de démontrer que cette opération en réalité, avait été menée pour éliminer les surplus de carton. Carton ou mâchefer, c’est comme ça que les choses se passent aujourd’hui...


à suivre