Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
     – De toute façon, vous vous trompez en accusant les juges, avait-il dit une autre fois. La population avait beaucoup vieilli et les vieillards sont plus frileux et inquiets que la jeunesse. Nous n’avons fait que suivre leurs désirs. Certains avancent également que les ondes radio et radar dans lesquelles nous baignons nous ont dérangé progressivement la cervelle... C’était au pouvoir politique de décider du sens à donner aux lois mais, par manque de courage, nos gouvernants ont laissé ce soin aux juges qui se sont progressivement investis dans la censure des mœurs. Tout cela a miné le bel édifice de notre société qui a fini par s’effondrer complètement. Là-dessus sont arrivés ceux-là, le juge avait fait un geste en direction de la ville, qui se sont installés comme chez eux avec leurs propres règles de vie. Nous aurions dû être encore plus sévères, peut-être... Nous aurions dû juger les parlementaires eux et leur obsession des compromis et du coup par coup à court terme.




                                                                                        3
 

 
    Une fois débarqué du train, N. délaissa les autobus ou les taxis qui se pressaient près des quais et choisit de marcher. Il aurait aimé prononcer une phrase étudiée, genre « À nous deux maintenant ! ». Une phrase qui marquerait ses retrouvailles avec la ville et ses ennemis, mais dire ça sur des quais branlants envahis d’ordures et d’herbes folles ne lui parut pas convaincant. Muni de son léger sac de toile qui contenait quelques objets de toilette, il franchit un passage au-dessus duquel il lut le mot « Sortie » bien que les lettres fussent à demi effacées et que le r soit absent. Il voulait gagner ce qui, dans le temps, était une esplanade d’où partaient les trois plus riches avenues de la ville ainsi qu’une bonne demi-douzaine de petites rues commerçantes et animées. Consterné, il mit un certain temps à comprendre qu’il posait les pieds non dans un décor de film minable, mais dans une métropole nouvelle que personne, dans la prison, n’avait cru bon de lui décrire avant son départ. Il s’arrêta, posa son sac à ses pieds, et les mains aux hanches contempla le paysage sans trop y croire.
   Tout autour de lui et aussi loin qu’il pouvait voir, les artères bruyantes encombrées de promeneurs et d’autos, l’esplanade avec ses arbres, étaient devenues des friches parcourues par quelques piétons qui erraient sans but apparent. Des chiens se prélassaient au soleil et des corbeaux s’abattaient tous ensemble en faisant un boucan du diable pour décoller presque aussitôt. Des superbes avenues et des rues voisines, il ne subsistait que les immeubles bancals et, ça et là, quelques plaques de bitume environnées de gravats. Une ligne de trois ou quatre arbres vigoureux et les dalles de béton d’un parking troué de souches où rouillaient des carcasses d’autos enveloppées de ronces et d’orties, représentaient tout ce qui restait d’un jardin public où l’on venait se délasser jadis entre deux trains.
  Les façades des immeubles, lézardées pour la presque totalité, étaient soutenues par des contreforts de bois grossier qui empiétaient largement sur ce qui restait de la chaussée. Cet enchevêtrement donnait au quartier l’allure d’un gigantesque et fragile chantier qui n’attendait qu’une tempête un peu violente pour s’effondrer. Le quartier tout entier est en rénovation, se dit-il pour se rassurer. Les fenêtres, malgré tout, étaient encombrées de linge mis à sécher car il faisait soleil et la température était douce. Parfois une musique ou des cris, et même des chants s’en échappaient, preuve qu’il y avait encore une vie intense et joyeuse dans ces taudis. Mais personne ne cherchait à empêcher le lierre et la vigne vierge de grimper partout sur les façades ou sur les toits. C’est bizarre ce délabrement en si peu de temps, réfléchit N., c’est même inimaginable.  Il y avait eu une guerre dont il n’avait rien su, c’était la seule explication. En prison il avait lu des tonnes de livres et son savoir aujourd’hui était grand, mais à tout prendre, il ignorait l’essentiel. Que s’était-il passé durant le temps où il avait été enfermé et contre qui cette guerre ? A supposer qu’il y ait eu une guerre. Il se ressaisit et repris sa marche. De toute façon, et pour ce qu’il en avait à faire, il se fichait éperdument de l’état de la ville. Les habitants pouvaient s’y sentir à leur aise ou y devenir cinglés, ce n’était pas son affaire et l’urbanisme aujourd’hui était le cadet de ses soucis. Il avait une tâche à accomplir et le reste était sans importance. Il entendit brusquement rugir une moto quelque part derrière un immeuble, puis le bruit décrut rapidement. La vie continue, se dit-il dans un sourire, comme avant.
   Un peu plus loin, il buta contre un grillage d’acier, aussi haut et indestructible que l’était celui qui entourait la prison. Il isolait une autoroute, bien entretenue et correctement asphaltée, surchargée d’autos rapides et d’autobus. Elle suivait un axe nord-sud sans dévier d’un demi-mètre. Une ligne droite parfaite, sans même un dos-d’âne. Il constata que, à quatre heures de l’après-midi, les lampadaires qui la bordaient étaient encore allumés. Il grimpa rapidement les marches d’un étroit escalier qui menait au sommet d’une butte pelée. Au milieu de l’herbe roussie, un belvédère encore debout exhibait une carte de la ville, au temps de sa splendeur, incrustée dans un béton passablement fissuré. Il chercha vers le sud le quartier où il était né. Il le reconnut, sur l’horizon, grâce au moignon déchiqueté de la haute tour de verre qui l’avait rendu célèbre jadis. Ses yeux cherchèrent le fleuve dont une partie serpentait au loin, entre des blocs d’habitations, puis ils se posèrent de nouveau sur l’étrange autoroute. Elle cisaillait l’ancien parc des Facultés d’un trait net et précis ; il se souvint qu’à cet endroit il y avait des étangs et que l’on pouvait s’y promener en barque. À l’évidence les étangs avaient disparu. Puis, toujours tirée au cordeau, elle tranchait des milliers de maisons, des milliers de jardins, des centaines de rues, laissant sur place des pans de murs isolés qui, dans la roideur de leurs chairs à vif, se dressaient encore comme les témoins hébétés d’un massacre.
  Elle traversait aussi des collines, avec l’aisance froide d’un obus perforant, couvertes jadis de jardins et de sentiers pour promeneurs, aujourd’hui pelées et décapitées. Elle disparaissait ensuite vers le nord, dans la brume bleuâtre qui bouchait l’horizon. N., tout en s’interrogeant sur la destination de cette autoroute, trouva que le paysage ainsi transformé ne manquait pas d’un certain humour tragique. Il correspondait bien à la forme de blessure qu’il aurait infligé à cette ville maudite, il y a vingt ans, s’il en avait eu la possibilité. Un grand coup de hache... En tout cas à part une certaine décrépitude, il ne remarquait aucune des cicatrices noires et violentes qui témoignent des ravages d’une guerre. Puisque personne, nulle part, ne l’attendait, il décida de marcher au hasard, jusqu’à ce qu’il trouve un gîte. Il reprit son chemin en se faufilant dans le labyrinthe des bicoques. Les hommes et les femmes qu’il croisait, enveloppés pour la plupart de tissus usés, amples et bariolés, rasaient les murs et filaient sans s’attarder, comme s’ils craignaient d’être ensevelis à l’improviste sous une avalanche de gravats. Ils surgissaient sous son nez, brusquement, d’un porche chancelant, le saluaient d’un bref mouvement de tête, paraissaient vouloir s’excuser en quelques mots bredouillés, et incompréhensibles, avant de s’engouffrer dans une maison ou disparaître par une brèche dans un mur.
    Il se souvint qu’il y avait un musée dans le coin, et une station de métro à deux pas. Il chassa d’un geste l’envie saugrenue d’une visite au musée. Pourtant c’était peut-être la meilleure façon d’apprendre ce qui s’était passé. Mais il n’avait pas le temps de faire du tourisme ; le métro, par contre pouvait le pousser un peu plus loin, dans n’importe quelle direction. La station était fermée, murée de parpaings grossiers eux-mêmes couverts d’affiches déchirées. Au moment où il s’en approchait, il fut bousculé par un homme d’une quarantaine d’années qui le regarda d’un oeil affolé puis qui détala, droit devant lui. Interloqué, N. avait eu le temps d’apercevoir dans un panier deux ou trois poireaux et un mince bouquet de trois brins de muguet.  Il pensa à un voleur. Un voleur de poireaux ou de muguet ? C’est idiot ! Il se mit à rire. Il eut la tentation de lui courir après, au moins pour l’interroger et comprendre à quoi tout cela rimait, cette autoroute droite comme un I, ces bâtiments pourris et ces gens affolés. Il s’élança derrière lui. Bah ! A quoi bon, se dit-il après quelques foulées rapides, j’apprendrai bien le fin mot de l’histoire à un moment ou à un autre. Il tourna le dos au métro inutilisable et aux affiches, de toute manière écrites dans un charabia où il reconnaissait cependant de l’arabe, rédigé en lettres latines, et de l’anglais.
   Il croisa un peu plus tard, à un carrefour, une bande de filles et de garçons qui menaient un tapage de clochettes et de gongs tout en brandissant des banderoles couvertes de signes semblables aux idéogrammes japonais. Beaucoup étaient à pied, certains étaient grimpés sur de gros et larges percherons et portaient des sortes d’armures de fer hérissées de pointes et décorées de rubans multicolores. D’autres s’entassaient sur des camionnettes couvertes de graffitis ou dans des carcasses d’autos dont les moteurs ronflaient et pétaradaient librement.
C’est peut-être ces gens-là que mon voleur de poireaux fuyait, pensa-t-il. Des Gardes Rouges ? Mais non, les Gardes Rouges c’était du passé et c’était en Chine. « Les jeunes doivent être en révolte permanente. On a raison de se révolter », écrivait alors leur gourou. N. ne se souvenait plus s’il précisait ensuite, dans son pamphlet, contre qui ou contre quoi ils devaient se révolter. C’était aussi supposer à priori que ces galopins étaient spécialement vertueux, au-dessus de tout soupçon, purs comme des archanges dans la main de Dieu. Mais pourquoi auraient-ils été plus vertueux et purs que d’autres, que ceux qu’ils étaient chargés de corriger par exemple ? Dans le livre du gourou ce n’était pas précisé.
   Elle était bien loin cette époque qui croyait que l’on pouvait transformer l’homme en le tordant dans tous les sens. Même le meilleur fer se rompt à ce régime. C’est le contenu du temps présent qu’il faut changer et non l’homme qui l’habite. N. s’étonna de spéculer sur un sujet qui habituellement ne le préoccupait guère. Il en resta planté au milieu de la rue, tant et si bien qu’il s’écarta du cortège de justesse. Les processionnaires passèrent près de lui sans même lui jeter un coup d’œil. Un peu plus loin, il enjamba le squelette rouillé d’une énorme moto qui barrait une rue étroite. Rue De-l’Amour, lut-il sur une plaque encore fixée sur une façade. L’amour et son corollaire, la charité, on ne connaissait que ça quand il était jeune. C’était alors l’idéologie dominante, il fallait aimer son prochain jusqu’à l’idolâtrie. Les discours politiques, s’ils ne comportaient pas au moins dix fois les mots amour et fraternité étaient considérés comme des discours malveillants et sans intérêt.
   On organisait des concours de dons à autrui, en nature ou en espèces et ceux qui surpassaient tout le monde faisaient figure de héros que l’on célébrait pendant quelque temps. Le temps de trouver un nouveau héros. Il avait donné, comme ça une forte somme à un asile de vieillard, à l’occasion d’une fête de quartier et pendant une semaine les journaux et la télévision locale n’avaient parlé que de lui. A la télé on racontait combien on aimait son conjoint, ses proches, ses voisins, les habitants de la ville... Tout était amour, même le fromage et la moquette. Il ne serait venu à l’idée de personne de détester quelqu’un, seuls quelques originaux, des artistes, se permettaient cette fantaisie en public. Hélas ! cet amour exubérant ne rendait pas les malheureux plus heureux et, assez curieusement, cela n’empêchait pas non plus les crimes de sang.
  Des Asiatiques aux visages fermés et brutaux, enlaidis par des tatouages et des peintures agressives et obscènes qui leur couvraient le crâne, rasé, et les épaules, occupaient la terrasse d’un café. Ils s’interrompirent de jacasser pour le regarder passer. Il y eut quelques quolibets moqueurs dont il ne saisit pas le sens. On lui jeta des phrases insultantes dans un anglais guttural pour le prier de se soumettre, de son plein gré, à des actes homosexuels. Il se félicita d’avoir passé ses vingt ans de taule à lire certes, mais aussi à faire de la musculation. Il s’arrêta et pivota sur ses talons.  « Alors les barbares, Goths, Wisigoths et Vandales entrèrent dans Rome et ce fut le début du déclin. La ville qui comptait un million d’habitants sous Hadrien n’en compta plus que trente mille un siècle plus tard... »  Et encore : « Alaric, le chef Goth et chrétien, à la tête de ses troupes entra dans Rome. Il ne la pilla pas, ne la brûla pas mais éteignit le feu des Vestales qui brûlait depuis mille ans. Puis il quitta la ville pour conquérir la Sicile... » (1) Il avait été subjugué par ces phrases simples et lapidaires. Cruelles à l’extrême. Bien que pas tout à fait exactes car il y avait bien eu pillages et viols par les troupes d’Alaric, mais peu en regard des habitudes de l’époque. Ce qui l’avait frappé, bien que ce fut de l’histoire ancienne, c’est que Rome, la Ville éternelle, était tombée parce qu’usée, pourrie et rouillée de l’intérieur. Il était impossible, avait-il pensé alors de démolir de cette manière une civilisation moderne, bien armée de la vigueur et de l’énergie de ses citoyens et bien protégée par le bouclier de sa démocratie... Aujourd’hui, avec ce qu’il découvrait autour de lui, il n’en était plus aussi certain.
   Le silence se fit chez les Asiatiques. N. n’avait en vérité  aucune envie de se battre. Une rixe qui tournait mal, du sang versé, et c’était illico le retour en cabane. Il n’en voulait à aucun prix. Pas maintenant. Il ne voulait renoncer à sa vengeance pour rien au monde. Pourtant, il ne pouvait pas fuir non plus car il savait que, dans ce cas, si les voyous le rattrapaient, et ils le rattraperaient car il ne connaissait pas le quartier, il le payerait cher. Il jeta un coup d’œil au système de surveillance installé sur une façade voisine. La caméra était orientée vers le ciel et ne paraissait pas capable de bouger d’un millimètre. Comme partout ailleurs, le dispositif était en panne ou détruit. Il devait attaquer le premier, et d’une manière décisive, pour avoir une chance de s’en tirer. Il posa son sac, rassembla ses forces et se concentra. D’un bond il fut sur le plus proche, un garçon d’une vingtaine d’années, mince et musclé. Il l’arracha de sa chaise et lui mit un coup de boule juste au-dessus du nez et dans le mouvement, il le balança sur son épaule. L’action avait été si rapide qu’aucun des Asiatiques n’avait eu le réflexe de s’interposer. Il leur fit signe de rester assis.
   Chargé du garçon inanimé, il leur tourna le dos et repartit sans se presser. Il pensait qu’avec cet otage il ne risquait plus grand chose. Il avait montré suffisamment de détermination pour qu’ils puissent craindre pour leur copain. Au bout de dix minutes de marche, il posa son fardeau à terre. Il l’appuya du dos contre un mur et l’aida à se réveiller par quelques claques. Autour d’eux, les gens allaient et venaient à pas rapides en détournant les yeux, sans paraître vouloir s’intéresser à ce qu’ils fabriquaient.  Au bout d’un moment, le jeune homme cligna des paupières et se prit la tête entre les mains. Puis il planta ses yeux dans ceux de N. qui ne cilla pas et qui même continua à l’examiner tranquillement et froidement. Le regard du garçon de farouche devint attentif puis vira à la gaieté. Il tendit sa main et proposa la paix. N. accepta et ils se serrèrent l’un contre l’autre comme de vieux copains. Ça au moins, ça n’avait pas changé, songea N.
  – On m’appelle Duc, lui dit-il, c’est un surnom que j’aime bien et qui me rappelle un oiseau nocturne. Merci de ne m’avoir pas tabassé pendant que tu le pouvais. Si tu as besoin de moi, j’habite dans le quartier et je viens tous les jours au bar où tu m’as... vu. Tu peux y laisser un message. Maintenant, je dois te donner une rançon. N. refusa. C’est la loi ici, dit Duc et il tendit une liasse de billets, si c’était moi qui t’avais assommé, je t’aurais demandé plus encore. N. empocha donc les billets et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde.
  N. qui avait repris sa marche, se demanda surpris si les écoles existaient toujours, enfin, le système scolaire tel qu’il l’avait connu. Il n’en avait vu aucune depuis qu’il avait quitté la gare et guère de boutiques non plus. Il entra dans un bar et au comptoir commanda une bière et un verre d’eau. Il trempa son mouchoir dans l’eau et le posa sur son front où apparaissait une ecchymose une bosse.
  Le barman, un noir volumineux, dont la chemise beige clair était maculée par la sueur, posa devant lui trois bouteilles dont les formes suggéraient des fruits exotiques, ananas, banane, noix de coco.
  Chacune des étiquettes représentait, à quelques détails près, le même paysage tropical sous le soleil.
   – On ne sert plus que ça, dit-il d’une voix lasse.

  
à suivre,