Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
       

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 fellagha


  Nous avions atteint la grotte et tout le monde s'y était engouffré. Formidable cachette, avec un dédale de gros rochers et de pins pignons qui masquaient l'entrée et empêchaient tout tir direct de roquettes ou de missiles. En plus, elle se situait à la mi-pente d'un piton escarpé et difficile d'accès, même par le haut. Un nid d'aigle comme on disait alors avec romantisme ; un bunker facile à défendre. Ali se frotta les mains.
   – Niqués les Francaouis !
  Il posta un guetteur et on s'installa pour quelques heures. Rapidement certains s'endormirent, simplement allongés par terre. Le moustachu ex-tirailleur ne me quittait pas des yeux. J'ouvris le bréviaire et commençai à lire tout bas : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme ; mais craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps dans l'enfer... Les cheveux même de votre tête sont tous comptés... » Passionnant, et si à propos. Le moustachu qui écoutait, approuvait gravement de la tête. Dehors, on entendait des bruits d'hélicoptères, des appels entre soldats qui pouvaient provenir des commandos de Georges ou des légionnaires. La forêt proche résonnait de cette présence turbulente. Je me rapprochai d'Ali qui me regarda venir d'un air suspicieux.
   – Ils ont probablement trouvé le pilote, lui dis-je à voix basse.
  – Non, impossible, nous l'avons jeté dans une crevasse avec des branches, des cailloux et des feuilles par-dessus.
   Il vérifia quand même et questionna, en arabe, l'un de ceux qui s'en étaient chargés. Un jeune lui répondit, brièvement et d'un air gêné qui mit Ali en fureur. Le tirailleur, qui apparemment était maintenant mon seul surveillant, me dit d'un ton confidentiel que le jeune n'avait pas eu le temps de cacher complètement le corps, mais qu'il était quand même dans une crevasse. Intérieurement, je jubilai. On allait trouver le padre et lui donner ensuite une sépulture décente, mais on saurait dans le même temps que j'étais vivant et aux mains des fellouzes. Ali, fou furieux, invectiva et mit une dérouillée à son bidasse à coups de crosse de carabine, jusqu'à ce que l'autre saigne abondamment d'une arcade sourcilière éclatée. Tout le monde s'était mis à jacasser, prenant parti pour l'un ou pour l'autre, même mon gardien s'en était mêlé. Avec un peu de chance on allait les entendre de la forêt, en contrebas.
  Cependant, personne ne vint rôder autour de la grotte. J'ai su plus tard qu'il n'y avait que des légionnaires sur le terrain. Il y aurait eu les commandos de Georges Grillot, tous anciens fellaghas  ayant choisis de se rallier, cela se serait passé différemment. Ils connaissaient les caches utilisées par les fells et savaient suivre une trace mieux que les Hurons de Fénimore Cooper. Ils se fiaient à l'herbe écrasée, aux pierres déplacées, aux branchettes cassées ou simplement repoussées sur le côté. Je les avais accompagnés toute une journée en opération, invité par le capitaine qui les commandait. Nous nous étions rencontrés dans une librairie. Georges Grillot aimait les livres de Jean Hougron, comme moi. Je lui avais demandé cette faveur, pour rompre la monotonie de mon travail de transporteur et de chauffeur de taxi. Il fallait les suivre ; ils filaient en petites foulées, courbés vers l'avant, l'arme tenue en bout de bras, avec une vélocité de champion olympique. Jamais fatigués, mangeant et buvant sans s'arrêter de courir, ils parcouraient ainsi des distances considérables, le nez sur une piste. Ce jour-là nous avions fait au moins trente kilomètres, droit devant nous, au flair et à la boussole, à travers la montagne.
           
   Quand le soir tomba, nous n'entendîmes plus ni les moteurs des hélicoptères ni les voix de ceux qui nous cherchaient. Le vacarme avait cessé brusquement. Ali rappela son guetteur et tout le monde sortit. Mais les Français s'étaient montrés plus malins. Sachant que nous ne devions pas être loin, ils avaient laissé du monde en embuscade. C'est l'odeur de la fumée de cigarette qui alerta Ali. À ce moment-là, on suivait à la queue leu leu une sorte d'étroit sentier, probablement un passage de sangliers. Il devait nous mener de l'autre côté de la crête qui nous barrait l'horizon. Nous ne trouvions que ça comme chemins, des passages de sangliers ou de cerfs. La zone que nous traversions n'avait jamais été habitée, sauf par les fellaghas épisodiquement. Les sources, où pullulaient les sangsues, infestées par l'urine des animaux venus boire, puaient la pissotière de collège. Mais on n'avait pas le choix, c'est tout ce que l'on trouvait pour remplir les gourdes.
   Ali envoya en éclaireur celui qu'il avait si bien tabassé. Probablement pour lui faire savoir qu'il lui gardait encore sa confiance, malgré tout. Un jeune bondit alors à mon côté, m'enfonça son poignard dans les côtes, me bâillonna de sa main et me fit comprendre qu'au moindre geste il m'embrochait. Le tirailleur moustachu, dont c'était le travail, en resta comme deux ronds de flan, un poil vexé. L'homme à la cigarette ne devait pas être loin puisque l'éclaireur revint une minute plus tard. Il décrivit la situation par signes. La Légion était à moins de cent mètres, une trentaine d'hommes en embuscade. On rebroussa chemin.
  Ali prétendit, quand je lui en parlai plus tard, que son boulot n'était pas d'attaquer l'armée française mais d'occuper le terrain. On revint donc sur nos pas. Les fellaghas connaissaient par coeur les vallées, et les passages qui permettaient d'aller de l'une à l'autre. Les légionnaires nous attendirent probablement toute la nuit. Nous crapahutâmes par une sente moins reposante et nous traversâmes plusieurs vallées dans la nuit. Bien que j'eusse préféré, et de loin, être délivré, je n'étais pas mécontent non plus d'avoir évité l'embuscade des légionnaires. J'étais certain au moins de ne pas tomber sous leurs balles. La nuit, ils m'auraient confondu, sans remords excessifs et peut-être même secrètement satisfaits, avec un fellagha. Je savais qu'Ali ne voulait pas me tuer, sinon cela aurait été fait depuis longtemps. Il laissait ce soin au responsable de la willaya que nous devions rejoindre. Le chemin était long d'ici à la willaya et on aurait le temps de me délivrer, espérais-je.
   Au petit matin, fourbus, on fit une pause. J'aurais donné mon âme pour un bol de café et des tartines grillées et beurrées. Depuis deux jours que j'avalais du lait concentré et de l'eau pourrie, je commençais à avoir la diarrhée. Les fellaghas s'en foutaient et me laissaient peu de temps pour faire mes besoins. Quelques secondes, je devais bien calculer mon coup et me préparer à l'avance. Ils n'étaient pourtant pas mieux lotis et se contentaient de morceaux de mouton froid, vieux d'une semaine, enveloppés dans du papier journal. Je dévorai les hosties, sous l'oeil surpris du moustachu ex-tirailleur. Je lui en donnai quelques-unes en échange d'un petit bout de mouton, aussi résistant et élastique qu'un pneu d'avion. On sympathisait, lui et moi. Cinq ans de tirailleur dans l'armée française pendant la guerre de 40, me répétait-il à tout bout de champ. D'après ce qu'il me racontait, sa compagnie était toujours la plus exposée. Là où les Américains et les Français pur jus ne voulaient pas aller, c'étaient les tirailleurs Algériens qui s'y collaient. Combien de fois avait-il été l'unique survivant de sa section ? Cinq ou six fois au moins. Cependant, c'étaient ses frères et ses cousins qui laissaient leur peau en Italie ou ailleurs, pour rien le plus souvent, dans des attaques de diversion, et il s'en souvenait. Allah l'avait protégé, il ne s'expliquait pas autrement qu'il soit encore vivant. Il n'admettait pas qu'Ali se moque de la religion et que je sois un prêtre le confortait dans sa foi. Je m'étais montré courageux, autant qu'un fell, et cela faisait beaucoup pour la gloire et la réputation du Seigneur mon maître. Mais, de toutes manières, le vrai dieu était celui des fellaghas et non celui des chrétiens, avait-il affirmé ensuite d'un ton pénétré. Laissant ainsi transparaître une autre raison de se faire la guerre. Ainsi soit-il. Je lui posai quelques questions sur sa famille, comme l'aurait fait un véritable aumônier. Ça eut l'air de lui faire plaisir et il se mit à me parler de sa femme et de ses fils. Tous de fiers gaillards, solides et travailleurs, dont deux déjà étaient fellouzes.
   – J'espère que, après, le pays sera fort et bon pour nos fils, soupira-t-il.
  Ce tirailleur ne devait pas être tout jeune. Plus du double de mon âge, au moins. Il avait le corps noueux et musclé, des yeux pétillants dans un visage osseux et sombre de métis. À chaque pause, il se déchaussait pour remettre en place les bandes de lainage qui lui tenaient lieu de chaussettes. Il se massait aussi longuement les pieds, et les orteils plus particulièrement.
  – C'est indispensable si l'on veut marcher sans fatigue et sans ampoules, me dit-il, m'invitant à me déchausser à mon tour.
  Je commençais effectivement à souffrir de ces marches forcées. Un pilote, ou un curé, n'est pas obligatoirement un champion en marche à pied. Mon garde m'avait montré comment se masser les pieds et la cheville et avait frotté mes ampoules naissantes avec une racine tirée de son havresac. Une mère poule ce vieux coquin. Ali, qui ne manquait pas d'humour, lui répétait à satiété de laisser tomber les soins, que j'allais être égorgé bientôt, et que les ampoules n'entraveraient pas le passage du couteau. Le tirailleur avait marmonné une réponse indistincte sous sa moustache. Il avait été blessé à Monte Cassino et soigné par des médecins français, me dira-t-il en confidence.
  Ali était intelligent, vif et léger comme un insecte. Plutôt petit, il n'en était pas moins costaud comme un chat. Je me souvenais encore de sa gifle. Il était le seul à porter l'uniforme fellagha complet avec la vareuse beige et la casquette plate. Il avait un nez en bec d'aigle facile à reconnaître, même si nos barbes, la fatigue et la crasse nous maquillaient un peu. Je le retrouverai, plus tard, quand cette équipée sera terminée, chez les commandos Georges, rallié à son tour. Il avait fait alors semblant de ne pas me reconnaître mais j'avais son nez dans l'oeil, si je puis dire. Il n'en menait pas large le drôle ce jour-là, persuadé que j'allais lui faire payer cher la mort du "pilote". Quand je lui avais dit la vérité, il n'en avait pas cru ses oreilles. J'avais discuté de son cas avec Georges Grillot et nous étions tombés d'accord pour ne pas le dénoncer aux autorités, et à Bigeard en particulier.
   L'assassin de l'aumônier était censé s'être perdu dans la nature. Sacré Ali, en réalité Si-Nouar, il m'en avait été reconnaissant ensuite "à la vie, à la mort", comme on disait quand nous étions gosses. Lors de l'indépendance, il s'était livré à ses anciens copains en toute confiance, lesquels l'avaient fait bouillir tout vif, selon les lois d'indulgence et de pardon alors en vigueur dans le tout jeune état.
                                                                                                              
 à suivre,