Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
 
 
– Vous me prenez pour un con, mon vieux. Mais avec un zozo comme vous, il vaut mieux se méfier. Vous passerez la nuit ici, à la maison mère, chaque fois que vous vous y poserez et vous irez chez Rosette, vous taper une pute. Rompez.
  –  J'irai comment chez Rosette, à pied ? Il y a dix kilomètres du camp à la ville.
  – Vous prendrez ma jeep. Et maintenant sortez avant que je ne vous tire dessus à mon tour.
  –  On peut dire que tu as de la veine, railla Marc au retour.
 – Vraiment, oui, j'ai de la veine ! Mais je ne suis pas venu dans cette région, aux frais du contribuable, pour passer mes journées dans un boxon, aussi bien fourni soit-il. Je voudrais de l'action, du feu, de la bagarre et non moisir dans ce boulot de pilote de ligne. De chauffeur de bus...       
 
  Un matin, le lieutenant Bouin qui jouissait de me trouver la mission la plus merdique possible, m'ordonna d'aller chercher l'aumônier de la zone sud, à la maison mère. Ce dernier voulait nous faire, à Saïda, une petite visite apostolique. Il avait une réputation solide de poule mouillée. En vol, il gémissait sans cesse sur l'inconfort de nos avions et un virage un peu brusque le faisait vomir. Il fallait vraiment qu'il ait besoin de faire des heures de vol pour monter dans nos T6. Un avion rustaud qui pue la ferraille, c'est vrai, où l'on est assis sur son parachute et qu'il faut manier à grands coups de manette des gaz et de palonnier. Il préférait l'hélicoptère, la gentille Alouette, confortable et pépère comme un corbillard pour nonnes. Un engin de transport pour généraux et ministres aux hémorroïdes chatouilleuses. J'aurais préféré moi aussi, mais, malheureusement, d'Alouette nous n'en avions pas. Dans le T6, pas grand-chose ne vous sépare de votre passager, assis en tandem derrière vous, si ce n'est le poste de radio, et la perspective de l'aumônier vomissant sur mon dos ou sur ma nuque, n'avait rien de réjouissant.

 - Il a besoin de faire des heures de vol pour sa retraite, me dit Varron. Ça compte chez les aumôniers comme chez les humains. Ne le secoue pas trop, sinon, tu es bon pour un mois de plus à faire le taxi. Il a l'oreille de Bouin, le Padre, souviens t'en.                                                


                                                             3
 
 
 
   
   Je partis le jour même afin de passer la soirée chez Rosette, comme me l'avait ordonné le Grand chef. En réalité la  "Villa des Roses". Rosette, c'était le surnom de la folle du 3° Spahis qui servait au bar. Une belle villa dans la banlieue de Tiaret, avec un grand jardin gardé par la Légion où l'on pouvait abandonner sa jeep en toute sécurité. La salle du bar, où l'on choisissait sa pute, était lambrissée d'acajou, avec des lampes roses aux murs et des tableaux soi-disant érotiques. Guère plus prompts à vous faire bander qu'une Descente de croix ou une image pieuse pour premier communiant, à vrai dire.  Les filles se baladaient en jupe courte ou en déshabillé, selon ce qu'elles croyaient le plus apte à les mettre en valeur. Moi, j'aimais la fille simple en tailleur droit et talons plats, avec juste ce qu'il faut de maquillage pour échapper à l'impression de sauter une tuberculeuse. Avec ces dames, mes inhibitions disparaissaient. Je me sentais libre et sans contrainte, sans retenues d'aucune sorte, comme en présence d'une mécanique ou d'une poupée.
   Il y avait une nouvelle, une petite brune jeunette et jolie. Elle me raconta l'histoire habituelle que s'inventent les putes : mariée, puis divorcée sans ressource, elle avait suivi la filière jusqu'au boxon. Pas une seule de ces bêcheuses qui n'avoue être là par goût, pas par vocation tout de même, mais par goût de la baise. Comme une bonne vieille chienne de chez nous. Elle s'appelait Michèle. Je lui ai dit que ses histoires de famille ne m'intéressaient pas, que j'en voulais juste pour mon argent et que c'était une thérapie ordonnée par le Grand chef. Je devais me vider les burnes régulièrement.
  – Pourquoi ne fais-tu pas ça tout seul, alors ? me demanda cette ex-ménagère philosophe. Ça te coûterait moins cher.
  – C'est bon pour les abrutis de légionnaires paumés dans le djebel ou pour les gars mariés qui ne veulent pas ramener une vérole à la maison ou encore qui mettent du fric de côté pour se construire une bicoque en rentrant... Et maintenant, montre-moi ce que ton mari t'as appris ?
  Elle s'est très bien conduite et le mari pouvait être félicité. Elle en savait des choses salées, cette dame. Elle avait une belle carrière devant elle. Les gens disent que pute c'est un métier avilissant qui ruine la santé. Pas plus que de se coucher tard, après avoir regardé la télé ou fait sa vaisselle, et de se forcer à faire une gâterie au mari pour qu'il vous laisse dormir en paix. Il n'est pas non plus, plus avilissant que le boulot de la secrétaire, pardon de "l'assistante", que son patron traite de conne, ou d'autres mots aimables, deux fois par jour et qui doit rentrer chez elle après le dernier métro à cause des heures supplémentaires, payées d'ailleurs avec un lance-pierre. Je dis qu'il y a des femmes aujourd'hui qui font des boulots plus avilissants que de se faire sauter, pour du fric, par de joyeux drilles en goguette. Et puis dans un boxon, on peut surveiller la santé de ces dames. Je n'en dirais pas autant de quelques nanas qui font ça pour le plaisir avec le premier venu au bord des plages, l'été. Point à la ligne. Ceci dans un esprit militant pour le retour des bordels dans les villes et l'abrogation de la loi Marthe Richard. Chez les militaires aussi, la loi interdisait les boxons, mais il y avait la légion étrangère et cette sorte de loi ne semblait pas pouvoir lui être appliquée.  
  Donc le lendemain en début d'après-midi, je ficelle mon aumônier sur son siège avec les harnais de sécurité après lui avoir expliqué l'art et la manière de se sortir de l'habitacle, puis de ramper sur l'aile pour sauter en parachute. En cas de pépin, seulement. Je l'ai vu blêmir. Je lui ai demandé s'il voulait une arme, un bon vieux pistolet MAC 50 aussi lourd et encombrant qu'une tronçonneuse. Il m'a répondu qu'il avait son bréviaire. Amen donc. À
 priori, contrairement à ce que l'on m'avait raconté, il ne paraissait pas trop désagréable comme homme, ce baba. Assez jeune, très diplomate distingué, cheveux blonds argentés plaqués sur le côté, lunettes à fine monture, dents en or et sourire pour publicité, longs doigts fins et manucurés. Physiquement tout fringant et piaffant, sans graisse ni bide. On le disait futur évêque dans le civil. Il avait enfilé une combinaison de vol de bonne grâce et s'était mis en caleçon devant moi sans faire de manières. Il avait laissé son battle-dress sur place, après l'avoir soigneusement plié. En vieux célibataire convaincu, avait-il dit dans un sourire. Puis il m'avait fait un clin d'oeil. Rien d'égrillard, juste une complicité d'homme à homme qui lui plissait le regard. Il me plaisait ce curé. Il avait refusé de mettre la mallette qui l'accompagnait dans le coffre à bagages de l'avion, avec la carabine US M1 et la trousse de survie.      – Jésus doit voyager en première classe. Je la mettrai sur mes genoux. J'ai des hosties consacrées dedans, vous comprenez. Je dirai une messe en arrivant. Vous me servirez d'enfant de choeur ?
 – On verra. Je ne suis pas allé à l'église depuis mon baptême. Mais si vous y tenez, je chanterai avec vous et on partagera le vin de messe.
  Je l'avais entendu rigoler. J'avais pris toutes les précautions possibles pour décoller en douceur. J'avais fait une large boucle avant de prendre le cap pour ne pas le secouer. Bref, je me peaufinais mon curé.
   –  On m'a dit que vous étiez malade en l'air ? Lui demandai-je par l'interphone.
  – Hélas, oui mon fils. Je me prévois les pires difficultés lorsqu'il me faudra rejoindre Notre Seigneur au ciel. Ce sont surtout les acrobaties qui m'obligent à vomir.
  Il n'y avait pas que les acrobaties. Les trous d'air, les petits changements de cap, l'odeur de l'essence et de l'huile chaude, le confinement, tout le faisait dégueuler. Et il y allait de bon coeur. L'habitacle puait si fort que je crus que j'allais vomir à mon tour. Rendons- lui grâce cependant, il se débrouillait pour vomir sur le plancher, la tête entre les jambes.
   – Nous allons descendre au ras du sol pour voler verrière ouverte. L'air vous fera du bien, lui dis-je dans l'interphone.
  – Comme vous voudrez mon fils, mais c'est plutôt d'un seau d'eau dont j'aurais besoin. Quels dégâts dans l'avion...
   – Ne vous inquiétez pas, on fera nettoyer ça par les harkis.
  J'aimais voler en radada, en rase-mottes, mais lorsque le terrain, comme autour de Cognac, n'était pas trop accidenté. Ce n'était pas tout à fait le cas aujourd'hui. Nous suivions le fond d'une vallée avec de la forêt à flanc de montagne. Les cimes des arbres filaient de part et d'autre de mes ailes et à quelques mètres au-dessous. Il faisait très chaud dehors et j'avais, effectivement, entrouvert les verrières. L'air balayait l'habitacle de ses miasmes et l'aumônier ne vomissait plus. J'avais la carte sur les genoux. Pas question de voler en ligne droite, il fallait suivre le relief et se faufiler d'une vallée à l'autre, jusqu'à destination.
  Je pensais à Michèle. Pour la première fois, je me souvenais du visage et du corps, y compris des grains de beauté, d'une des putes de l'admirable établissement. Cette fille me plaisait, et cette bonne volonté qu'elle mettait à vous faire jouir était tout à fait touchante, émouvante même. Je me dis qu'ayant Jésus derrière moi il fallait que je chasse ces pensées paillardes, et nouvelles, qui me tarabustaient.
  L'odeur était maintenant presque supportable, autant que d'être enfermé dans une étable de cochons au mois d'août.
   –  Ça va mon père ?
   –  Ça va mieux, me répondit une voix chevrotante. Je ferme les yeux.
   –  Vous fermez les yeux ?
   –  De voir défiler le paysage si près, ça me fait tourner la tête.
  J'aurais dû ne pas tourner la mienne. J'avais perdu de l'altitude pendant que nous bavardions. L'espace d'une seconde je regardai à ma droite. C'est ainsi qu'un arbre, un eucalyptus énorme, un peu à l'écart et plus haut que les autres nous barra le chemin. L'oued que nous suivions s'arrêtait brusquement pour céder la place aux arbres. Et nous aussi, nous allions nous arrêter brusquement. Un mur de verdure se dressa devant nous.
   J'avais tiré sur le manche de toutes mes forces. Le fuselage rabota le sommet d'un arbre, une dérive de profondeur fut arrachée et une pale d'hélice cassa net. L'avion piqua du nez à droite, vers la montagne, et plongea dans la forêt. Le vacarme était énorme, tonitruant, les branches éclataient sur notre passage tandis que des morceaux de ferraille giclaient de tous les côtés. Par miracle, bien qu'épluchée de tout ce qui dépassait, la cabine demeura à peu près intacte. Après une cinquantaine de mètres de plongeon entre les branches des eucalyptus et des pins, elle s'immobilisa sur le sol et versa sur le côté. Nous étions environnés de tôles déchiquetées et de débris de branchages.
   Je me tortillai pour m'extraire de la cabine, sachant que la carcasse et ce qui restait des ailes avec leurs réservoirs, pouvaient prendre feu d'un instant à l'autre. L'air était saturé d'essence. Une fois debout, je constatai que j'étais en bon état, mis à part une estafilade à la joue et un doigt cassé à la main gauche, le majeur, retourné. J'arrachai mon gant et remis mon doigt en place, sur le champ, à chaud, en profitant de la douleur comme d'un anesthésique. Puis, j'aidai le curé à sortir. Il avait perdu ses lunettes, avait une bosse énorme au front, malgré le casque, et une plaie qui saignait au genou gauche. Je n'étais pas secouriste mais comme il pouvait encore le plier, j'en conclus que rien n'était cassé. Il récupéra sa mallette, intacte. "Dieu est avec nous", dit-il d'une voix rauque et essoufflée. J'avais des doutes là-dessus. J'avais averti la maison mère par radio que je descendais à cent pieds, lorsque nous nous étions rapprochés du sol. Mais, évidemment, je n'avais pas eu le temps de la prévenir que nous nous écrasions. Les secours allaient s'organiser lorsque l'on s'apercevrait que nous devrions être posés à Saïda depuis un temps raisonnable. Cependant, le nombre de vallées, sur la route que nous étions censés emprunter, était grand. J'eus l'idée d'utiliser le poste radio, mais la batterie chargée de l'alimenter gisait à deux mètres de là, complètement disloquée et éventrée.
   Je jetai mon casque trop encombrant, pris la trousse de survie, la carabine et ses chargeurs et persuadai mon curé de quitter les lieux au plus vite. Mettre le feu à l'épave m'était venu à l'esprit, pour alerter les secours. Mais c'était aussi prévenir les fellouzes. Je réussis à traîner l'aumônier sur une centaine de mètres, lui et sa fichue mallette. Il boitait et se plaignait du thorax et de la tête. Je l'obligeai à garder son casque jusqu'à l'arrivée des secours, on ne savait pas comment c'était là-dessous. Dans la trousse, je trouvai de l'eau de Dakin, ainsi qu'une aiguille et du fil pour recoudre son genou, ouvert jusqu'à l'os sur la largeur d'une main. Foutue planche de bord, pour peu que l'on soit novice on avait toutes les chances de cogner du genou dessus si on n'allongeait pas les jambes en cas de crash. Je lui fis une piqûre de morphine. Il y avait une demi-douzaine d'ampoules auto injectables dans la trousse. Il eut l'air de reprendre des couleurs, après ma petite intervention chirurgicale.
  Je mis une attelle à mon doigt, posai un pansement sur ma joue et suçai quelques grammes de lait concentré et sucré, en tube. Je sortis les panneaux rouges destinés à baliser, sur le sol, notre point de chute. Je les plaçai dans l'espace déboisé par le T6. J'avais aussi des fusées de détresse pour le cas improbable où on nous survolerait la nuit, et d'autres bidules comme un miroir pour faire des signaux lumineux, une boussole, des tubes de lait, une boite d'eau minérale et même du papier hygiénique.

à suivre