Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                                                               
                     
Mémoires des autres guerres.  

                                                     
 

                                 Retour dans la maison de Pierre.





Dessin D. Peyraud
                          
   
   Il lui fallait revenir chez Pierre. Revoir le lit, la chambre. Quelque chose se tordait dans sa poitrine à cette idée. Malgré tout, il n'avait jamais eu l'intention de renoncer à son héritage. 
Pierre était son grand-père, mort de mort naturelle voici un mois. Seul héritier, lui avait dit au téléphone le notaire. Mais il y avait le lit. "Une si belle pièce !" avait protesté ce dernier quand il lui avait demandé de le brûler avant qu'il n'arrive. Pas question de le vendre, encore moins de le donner. Le détruire, ça oui, c'était la seule solution acceptable ! Hélas, le notaire n'était pas par tempérament enclin à l'autodafé. Il le brûlera donc lui-même en arrivant, cela l'exorcisera et chassera de son esprit les images maudites. Détruire par le feu ! Les Bamilékés agissaient ainsi à l'encontre des esprits mauvais.
   - On peut les chasser en jetant dans le feu un symbole de leur malfaisance, lui avait juré Sété, un griot de Conakry, alors qu'ils bavardaient devant une bière.
  Pierre. Il ne l'avait jamais appelé grand-père, encore moins Pépé. Toujours Pierre. Il avait remplacé son père et sa mère. Sa mère ? La catin... ! C'était de son image qu'il voulait se débarrasser. Celle de ses cuisses dorées, ouvertes. Offertes. Sur le lit.
   Et Pierre était le père de la catin aux cuisses offertes.
   Un brave homme pourtant, clair dans ses actes et dans ses pensées comme une eau de source. La droiture faite homme. Boulanger dans un village de la haute plaine où cohabitaient exactement ce qu'il faut d'humains pour que tout le monde se connaisse et se côtoie sans effronterie. Une  bande d'une douzaine de familles en tout dans un équilibre harmonieux. Un boulanger, c'est respecté dans ces villages. C'est plus qu'un commerçant, c'est comme un noeud de relations, un point de convergence  des hommes et des femmes favorisé par le caractère sacré du pain...
   
    Pierre travaillait dans son fournil le soir où les autos noires de la milice s'étaient rangées dans la cour. Furtivement, comme toujours. Lui, l'enfant, était déjà couché. À huit ans c'est normal, même en été. Surtout cet été-là. Sa mère, la catin, l'avait mis au lit dès l'apparition de l'étoile du berger. Il se souvient qu'elle lui avait préparé une soupe au lait très sucrée pour son souper. Pendant qu'il mangeait, elle était allée prendre un bain. Il s'était étonné tout haut, on n'était pas dimanche ? Elle l'avait grondé en lui ordonnant de se dépêcher ; fébrile dans ses gestes, mais un visage de calcaire, lisse, blanc comme la mie. Elle l'avait ensuite embrassé et porté jusqu'à son lit, dans la mansarde.

   Les autos de la milice s'étaient arrêtées sous le marronnier puis les miliciens s'étaient égaillés, l'arme au poing. L'un d'eux était venu dans sa chambre, pour surveiller la rue. En fait, il ne l'avait pas quitté des yeux, le fusil braqué sur lui. Sur un gosse de huit ans...Tout ça à cause de son père qui commandait les partisans dans la montagne, depuis un an. Les miliciens venaient régulièrement interroger sa mère. Interroger ! Si on peut dire. Ils arrivaient à la nuit tombée, bouclaient le quartier, enfermaient Pierre dans son fournil ou dans sa cave, puis l'un d'eux montait dans la mansarde. Ils considéraient que l'enfant était dangereux, autant qu'un homme. Il en était fier et s'en vantait à l'école. Il ne rêvait plus que de rejoindre son père dont il prononçait solennellement le prénom chaque soir, plusieurs fois, avant de s'endormir. Il ne savait pas prier, mais cette ferveur y ressemblait fort.
   Les miliciens restaient une heure, pas beaucoup plus. Leur lieutenant, le beau Michel, comme on le surnommait dans la région, donnait le signal du départ. Un coup de sifflet bref. Celui qui le gardait lui disait alors au revoir, d'un mouvement de tête, avant de dévaler l'escalier. L'enfant se penchait à sa fenêtre pour regarder s'éloigner les autos, persuadé qu'ils n'avaient pu tirer aucun renseignement de sa mère. Des renseignements !...
   Ce soir-là, ils étaient repartis plus tôt, bien plus tôt. Une demi-heure à peine après leur arrivée. Michel était sorti en courant de la maison et avait sifflé ses hommes sans discrétion. Magnez-vous ! avait-il crié. "On est pressé ce soir...", avait marmonné avec étonnement le garde qui le surveillait.
    Puis il y  eut le coup de feu quelque part dans la maison. Les autos noires avaient à peine quitté la cour. Elles ont continué leur route comme si de rien n'était. Pourtant il avait résonné, ce coup de feu dans tout le village. Puis il avait parcouru plus de chemin sur les toits et sur les champs que le son des cloches, le dimanche. Il avait ricoché de hameaux en villages jusqu'à la montagne, sans jamais perdre de sa force, cherchant son père pour l'avertir.
    L'enfant en avait été comme transpercé de stupeur. Comme crucifié à sa fenêtre, tremblant de la tête aux pieds, les yeux braqués sur les feux rouges qui fuyaient dans la grande rue, en direction du nord. Puis Pierre l'avait appelé. Il avait une mauvaise voix, enrouée et fragile, pleine de glaires qui encombraient sa gorge.
     - Just, descend vite ! Viens m'aider mon petit !
   Il avait retrouvé Pierre devant la chambre de sa mère, arc-bouté sur la poignée de la porte. Ils avaient fait sauter la serrure et ils étaient entrés comme deux fous dans la chambre. Le vieux Pierre et l'enfant Just. Le lustre était allumé. La catin était au lit. Nue, superbement nue, les cheveux dénoués. Elle ne dénouait ses cheveux qu'au temps où son père était encore là. Elle tenait un pistolet avec lequel elle s'était tirée une balle dans le coeur. L'étui du pistolet et le ceinturon étaient encore accrochés au dossier d'une chaise. Just devina qu'il devait y avoir eu aussi l'uniforme de Michel, posé là, près du ceinturon.
    Bel interrogatoire qu'il menait ici le beau lieutenant de la milice ! Pierre, sa mère et lui passaient pour des héros. À cause du père, mais aussi en raison de l'attitude que l'on prêtait à la jeune femme. On la trouvait brave, indomptable et farouche...
   Just connaissait bien le lit en merisier sur lequel elle était étendue. Petit il venait y jouer. Combien de fois avait-il tenté de cueillir les poires, les raisins et les melons qui dégoulinaient des cornes d'abondance sculptées sur les montants où d'arracher les corbeilles d'églantines et d'oeillets qui en décoraient la tête.
   Ce soir, une profusion de dentelles blanches moussaient au coeur de ce merisier rouge et enflammé comme du cuivre. Et sur cette couche immaculée, il y avait le ventre mystérieux, sombre et bouclé de sa mère, comme un prolongement des corbeilles de mariée et des fruits jaillissants des cornes d'abondance. Puis il comprit que sa mère s'était donnée la mort et qu'il y avait une raison à cela, que cette mort signifiait aussi une absence définitive. Il chancela et s'accrocha à son grand-père.
  Pierre porta le corps dans sa propre chambre, sur le lit sombre et sans fioritures où il dormait, veuf et seul depuis vingt ans.
   - Les femmes ne vieillissent guère ici, avait-il murmuré en déposant sa fille sur la vieille couverture kaki étalée sur son lit. Ensuite il avait pleuré en silence, les yeux perdus au-delà de la fenêtre ouverte, la mâchoire crispée et le corps bien droit.
  Son père fut tué, quinze jours plus tard, dans une embuscade sur un chemin de montagne, avec toute sa section, alors qu'ils revenaient vers la Haute-plaine. Just par nécessité suivait ses études dans une école militaire, retournant chez Pierre quelques jours seulement durant les grandes vacances. Le nécessaire pour que Pierre n'en prit pas ombrage. Et puis un jour il n'avait plus donné de ses nouvelles. Il baroudait autour du monde.

    Le village a peu changé. Pierre, désormais, repose près de la catin dans le cimetière qui sent le buis et la terre fraîchement retournée, derrière la boulangerie. Le notaire lui a révélé qu'il était usé par le chagrin, qu'il était mort seul, dans son fournil vide... Just n'est pas entré dans la chambre de la catin. Pourtant la porte n'est pas fermée et il lui suffirait de peser légèrement sur le bec de cane. Il a passé sa première nuit dans la cave. Soûl comme un jeunot à sa première cuite, à son premier chagrin. Pierre y avait accumulé pour dix ans de piquette triste et de gnôle. Il y est resté trois jours et trois nuits, buvant tout ce qui méritait d'être bu, refusant d'écouter les voisins venus en visite. Enfin, en titubant, il a quitté la cave et remonté l'escalier. Il avait eu envie d'un bain, et d'une omelette. Ensuite, il avait tourné en rond tout l'après-midi dans la vieille maison qui sent la pisse de chat et les fruits blets, claquant les portes, ouvrant des placards. Ce n'est qu'à la nuit tombée que, finalement, il avait poussé la porte de la chambre de sa mère.
     Rien n'a changé. La première chose qu'il voit, en allumant la lumière, est, naturellement, le lit. Il l'avait cherché des yeux dès la porte ouverte. Recouvert d'une large courtepointe verte reprisée en plusieurs endroits, d'un vert délavé et grossier de capote militaire, le meuble a perdu de sa gloriole. Ce n'est plus qu'un objet sans utilité, grossièrement bâché. Avec ses artifices, ses rondes-bosses cachées, il ressemble à ces mécaniques d'un autre âge, ces hachoirs à foin, ces brabants qui rouillent dans les granges. Il tâte le tissu et reconnaît au bout de ses doigts les cornes d'abondance, les fruits et les fleurs. Il les trouve maladroits, sans grâce. L'étui de pistolet et le ceinturon sont encore pendus au dossier de la chaise, avec à peine quelques toiles d'araignées. Il trouve la chambre petite, et ridicules les rideaux à pompons devant la fenêtre. 
   Sur le lit, posé sur la courtepointe, il y a un cahier jaune bien en vue, avec ses tables de multiplication au dos. En l'ouvrant, Just reconnaît l'écriture serrée de Pierre. Comme s'il avait deviné les pensées de son petit-fils, Pierre, dès la première ligne écrivait : "Just, ne brûle pas tout de suite ce lit, ni ce cahier, ni cette maison, mais écoute-moi. Ta peine a longtemps été la mienne, jusqu'à ce que Michel, l'ancien lieutenant de la milice, vienne me voir et m'explique. C'était un jour d'avril de l'année dernière..."
    Suivait la confession de Michel. Pierre, afin de bien saisir le drame dans sa totalité, en avait fait un résumé de quelques lignes, ainsi que l'on faisait au collège pour les tragédies classiques. "Bien avant de connaître ton père, ta mère avait aimé Michel. Une idylle entre jeunes gens du même village qui fréquentaient les mêmes bals, les mêmes "frairies", le même lycée puis la même université. José, ton père, est arrivé sur ces entrefaites et a conquis la jeune fille. Puis ce fut la guerre et chacun choisit son camp. Michel promit de ne jamais inquiéter José et ses partisans, à condition que ta mère lui cède..."
    Céder, étrange mot pour signifier coucher ; comme s'il y avait eu lutte au préalable. Just apprécie la métaphore. Il poursuit sa lecture : " Elle lui céda donc toute une année. Durant ce temps les coups de mains et les actions terroristes de ton père ne furent jamais contrecarrés et sa troupe ne fut pas inquiétée. Devant l'inaction et l'inefficacité de Michel, le chef régional de la milice se résolut à le muter, très loin. C'est ce qu'il venait apprendre à ta mère le soir où elle s'est tuée d'un coup de pistolet. Elle savait que les jours de José étaient désormais comptés et qu'elle ne pourrait survivre à sa mort..."
    - Mais où est donc le coupable ? Qui ? hurle Just en jetant le cahier...
   Comme un enragé, dans la cour il fracassera le lit de merisier à la cognée et à la masse, s'acharnant sur les cornes d'abondance et sur les corbeilles. Cela lui prendra du temps, car la chose résiste, mais peu avant l'aube il l'a arrosé d'essence, à l'endroit où se rangeaient les autos noires du lieutenant Michel.
    Quand le feu a cessé de crépiter c'était l'heure matinale où les gens du village sortaient de chez eux pour se rendre au travail. Just s'est alors souvenu qu'il avait appris à pétrir et à cuire la pâte avant de savoir lire et compter. Il s'est dit que, peut-être, le village avait aujourd'hui besoin d'un boulanger, d'un bon boulanger à l'esprit clair, tout prêt désormais à aimer son fournil et son pétrin. Et à oublier cette garce de guerre.

Jean-Bernard Papi ©

à suivre,