Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
 
                                                                          





   

                                   Éloge du travail manuel : L'ajusteur.




                                                                                                                           Apprentis ajusteurs. Ecole de l'EDF
                                                                                                                      
Maçons, construction d'une chapelle au moyen âge.




   Ajustage : Opération destinée à donner à une pièce métallique la dimension exacte et la forme que requiert son ajustement à -ou dans- une autre pièce. L'ajustage peut être glissant doux ou dur à des degrés divers, précis au micron près ou lâche.




                                
                                                     
Atelier de menuiserie
                                          

                             
 



 




     

 


   
L'ajustage, quelle école de la ténacité et de la discipline ! Avant toute chose, l'apprenti ajusteur doit découvrir, en s'acharnant longtemps sur un parallélépipède d'acier froid, l'art de limer plat. Et cela jusqu'à ce qu'il domine les à-coups désordonnés de son buste déséquilibré par l’effort. Car la lime résiste au "dressage". La position des mains qui guident l'outil, les forces déployées par les bras et le buste une fois maitrisées, plus tard procureront puissance d'arrachement, précision et course régulière. Mais la position est pénible. Incliné vers la pièce, poussant devant lui la lourde bâtarde, une lime à grosses entailles destinée au "dégrossi" de l'ouvrage, le dos de l'apprenti et ses épaules deviennent vite douloureux.
  Une fois l’outil maîtrisé, au bout de longues et fastidieuses séances durant lesquelles il aura acquis les automatismes qui libèreront son esprit pour les tâches nobles de la fabrication et de l'élaboration, il lui faudra encore apprendre à déchiffrer puis analyser l'état de surface du métal contre laquelle il se bat. Car son travail doit correspondre au plan, au croquis  « à main levée » dont la lecture demande à la fois une vision précise de l’objet dans l’espace, mais également la connaissance des signes et des symboles communs à la longue chaîne qui va de l’ingénieur au compagnon, à l'ouvrier.
  Contrôler son travail, c'est accepter souvent de se punir avec rigueur et sévérité, ce qui est d'autant plus difficile que l'apprenti en général est à l'âge où l'on se pardonne volontiers. Tout ce qui n’est pas prévu au plan, comme le bombé de la surface, nuisible à l'ajustement, doit être éliminé. De même, les creux sont inacceptables. Il lui faudra admettre la faute, et corriger pas à pas ce que sa maladresse a provoqué. Il le fera avec la même humilité qu'il accueillera, devenu compagnon plus tard, son coup de main rigoureux, sa réussite rapide et son coup d’œil précis. Il devra se fier au "marbre", sorte de table de fonte, dont la planéité parfaite en fait une surface de référence, au "vé" model dans l'espace des angles courants, à la règle graduée et à l'équerre ; tous instruments si primitifs, si rudimentaires que l'intellect, au premier usage, refuse de leur accorder crédit. Si on évoque devant lui, la massette, le compas et le ciseau du sculpteur, outils ordinaires de Michel-Ange, il comprendra alors qu’il n’est pas nécessaire de posséder des outils perfectionnés pour atteindre la perfection.
   Si l'ajusteur est un artisan, terme de la même famille que "art", c'est parce qu'il est aussi, à sa manière, un artiste. L'ouvrage souvent unique, naît d'une création lente et mesurée, grandie d'efforts prudents. Comme l'œuvre d'art elle subit retouches et repentirs. Que dire du temps passé, comment oublier les heures, durant lesquelles, penché sur l'établi, les mains tachées de sanguine ou de craie -produits qui étendus sur la pièce 
révèlent les défauts-, l'apprenti lime, scie, burine, compare, mesure au "palmer"(au niveau du micron : 1/1000 de millimètre) ou au "pied à coulisse"( au 1/10ème ou 1/100ème de millimètre), rectifie d'un coup de lime douce, enjolive à l'aide de traits croisés, avant de parvenir enfin à l'œuvre finie... Travail qui vaudra à notre apprenti, lors de la notation dans son Lycée technique, peut-être un quatorze sur vingt, car le professeur d'atelier, à l'image du patron en entreprise, est rarement généreux.
   Chefs-d’œuvre pourtant que ces emmanchements à queue d'aronde, en té, en vé, ces volumes si nettement géométriques, ces coulisseaux si parfaitement imbriqués qu'ils glissent dans un chuintement onctueux de piston. C'est la précision qui place l'ajusteur au-dessus des autres virtuoses de la ferraille, forgerons, fondeurs, outilleurs. Lui seul, avec le seul talent de ses mains, est capables de fignoler cotes et surfaces au centième de millimètre voire au micron.
   Même avec la venue des machines numériques si précises, le métier n’est pas mort. Les compagnons sont là pour parfaire le travail des machines et les programmer. Ils sont présents dans tout ce qui est prototype. Ils sont souvent horlogers, armuriers, outilleurs. Ils secondent les fondeurs, les forgerons, ceux des hélices de paquebots, les chaudronniers de la Tour Eiffel rivetant à chaud à cent mètres du sol ou ceux de Dassault Aviation fignolant les cellules d'avions prototypes. Les métalliers qui ont remis en état la charpente du Grand Palais à Paris...
   Mais tous, rois du feu, du fer, de la volute et du méplat, sont pudiques sur leurs savoirs et simples dans leurs enseignements. Leur langue poétique remonte aux pratiques du compagnonnage, aux loges du moyen-âge, au tour de France ; un congé, une masse à frapper-devant, un gousset, un écrouissage, une mordache, une bigorne, une lime feuille-de-sauge, le rouge dit "gorge de pigeon" indiquant le point de trempe de l’acier, chantent dans leur bouche comme autant de poèmes. Parce que le feu de la forge était dangereux pour les habitations, ils furent rejetés à l'orée des villes comme des parias. Début de la déconsidération du travail manuel ! Et le monde moderne ne les a pas épargnés qui a classé ces seigneurs au bas de l'échelle sociale. Comme si d'avoir à tailler dans le fer les plaçait aux antipodes de l'intelligence et partant dans le champ de la pauvreté. Ce n’est pas le métier dont rêvent les parents pour leur progéniture. "L'intelligence de la main", comme disent 
les Compagnons du Devoir en parlant de leur pratique , mérite mieux que cette forme de mépris.
   Car sans leur science, pas de moteurs, pas de machines, pas d’architectures métalliques,  et plus prosaïquement, pas de scie, pas de couteau, pas de ciseau et partant, pas de maçon, de charpentier, de graveur, d'imprimeur… Tous, travailleurs manuels, forment la base de l'artisanat dont à juste titre peut s'enorgueillir l'Europe. Un artisanat qui a su évoluer avec le temps au point d'être une des bases de la civilisation occidentale. Pensez à l'essor de l'imprimerie, aux compagnons bâtisseurs de ports, de ponts, de cathédrales et de châteaux, aux métiers d'art, sculpteurs, lissiers, ébénistes... Ce qu'il a fallu de sueur et de larmes, de morts aussi pour construire la tour Eiffel n'est pas imaginable. Les pays sans artisanat ou possédant un artisanat insuffisamment développé, les chasseurs-cueilleurs d'Afrique ou d'Amazonie, peuvent aujourd'hui se tourner vers l'informatique, vers les starts-up pour rattraper leur retard, il leur manquera toujours le travailleur manuel, l'artisan capable de réaliser concrètement les objectifs des uns et des autres, ne serait-ce que le plus modeste des moteurs thermique, le pont capable de résister aux crues. Sans autos pas d'UBER, sans électroniciens pas d'i.pod, sans ajusteurs pas de TGV, sans chaudronniers pas d'avions etc. Ils pourront toujours compter sur les pays amis pour leur vendre une camelote à obsolescence programmée, c'est la loi du genre et celle des perdants de l'Histoire en échange souvent de leurs richesses naturelles.

   Et savez-vous que le seul diplôme, quand on en possède plusieurs et certains qualifiés de nobles, dont on sente la vérité établie en soi, que l'on sait être mérité autant par ses mains que par sa tête, c'est le certificat d'aptitude professionnel ou CAP. Longtemps qualifié de ringard, le diplôme fut  rejeté comme étant celui du prolétaire, du manuel en opposition avec les diplômes qualifiant l'intellectuel. Quelle erreur. J'en connais qui devenus ingénieurs, enseignants et même artistes, chérissent plus que tout leur vieux CAP d'ajusteur acquis dans la sueur, la peine et la réflexion. Et d'autres, informaticiens, médecins, scientifiques, qui soudain passent un CAP de jardinier, de fleuriste, de vigneron ou d'éleveur de poules pour se colleter de nouveau avec la nature et retrouver sa vérité personnelle.
Nota : Malgré ce qui est dit plus haut sur les qualités développées par le travail manuel et l'obtention d'un CAP, ce diplôme ne permet pas d'entrer dans une université, à l'ENA, à Polytechnique, à Centrale etc. J'en suis le premier marri.


       © Jean-Bernard Papi. (Reprise d’un texte du roman La Chanson de Rosalie (Même auteur, Editinter éditeur.)) 1995

 L'essayiste britannique David Goodhart apporte de l'eau à mon moulin ; auteur de "La tête, la main et le cœur " (les Arènes éditeur) il affirme en 2020 dans le Point n°2511 : "Je crois que nous avons donné trop de valeur et de prestige à l'intelligence, c'est à dire aux capacités cognitives et analytiques, ce qui a sapé la reconnaissance que nous accordions auparavant à d'autres formes de talent. En d'autres termes nous privilégions trop la tête [par rapport à] la main ou le cœur" et cette autre pensée suite à l'épidémie de covid 19 en 2020 " Le concept de Travailleur essentiel à pris de l'importance -ceux qui remplissent les étals des super-marchés, les livreurs, les éboueurs, tous ceux qui soutiennent notre vie moderne et ne sont pas allés à l'université."