Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
                               
 
 
     Mémoires des autres guerres 
                
133 pages, 15€. Epuisé, n'est plus en stock chez Editinter. 



 

 
En des textes brefs, l'auteur "passe en revue" avec humour et sens du tragique quelques-uns des aspects humains les plus marquants de la guerre...

 Des critiques :
- Des hommes et des femmes au réalisme cru, qui ne cessent de se heurter avec violence et dont les histoires troublent, amusent, dérangent. En cela il semble que l’auteur ait réussi son pari : « Je veux que le lecteur se détende mais je veux (aussi) le prendre aux tripes ». Charlotte Collonges Sud Ouest du 22 août 2003 (Sur Mémoires des autres guerres.)

Mémoire des autres guerres est à lire sans tarder rien que pour contrebalancer la voix unilatérale des médias qui simplifie à outrance le traitement des drames … une sorte de peinture montrant les petits et grands travers de la vie militaire… M. T.  L’Hebdo de Charente Maritime 20 nov. 2003

…L’ouvrage, original par le choix des épisodes et l’inattendu de leur chute l’est aussi par le style imagé et extrêmement vivant qui emporte le lecteur au fil des pages. J-H L. L’écrivain combattant avril 2004 (Sur Mémoires des autres guerres.)
                                                                    

      

                                                 

                                                                                  


 

                                       La sentinelle.
 



 
   
   La sentinelle n'a que dix-huit ans. C'est un tout jeune soldat que le sergent a placé en faction ; pas très aguerri non plus. Il est arrivé dans la compagnie depuis quinze jours, c'est tout juste s'il sait tenir correctement son fusil.
 – On compte sur toi, lui a dit le sergent en l'accompagnant jusqu'à son poste, dans la nuit noire et mystérieuse.
   Il sait que l'ennemi est en face, caché dans des trous, quelque part dans la pierraille, mais il ne sait pas s'il est loin ou proche. Un ennemi comme celui-la, ça bouge et ça fait ce qu'il veut par des nuits sans lune. Il peut même venir en rampant jusqu'à vos pieds. Le soldat écarquille les yeux et regarde ses chaussures. Il ne serait qu'à demi-surpris d'y découvrir un salopard en train de ramper sur ses godillots.
   Les copains sont derrière lui, à cent mètres à peine. Ils dorment, naturellement, que peuvent-ils faire d'autre à trois heures du matin. En s'arrêtant ici, en fin d'après-midi, ils ont enfermé leurs prisonniers, dûment ficelés, dans l'un des véhicules de l'avant blindé, que l'on appelle plus commodément VAB, des sortes de char d'assaut sans armement. Depuis le VAB, impossible de s'évader, le verrouillage des portes est tout ce qu'il y a de plus sûr.
  Heureusement, parce que les types en face c'est charognes, vicieux et compagnie. Ils affectionnent ce qu'il y a de plus traître, les mines, le lance-flammes, les pièges creusés dans le sol où les pieds s'enferrent sur des ferrailles ou des grosses épines, les fils tendus au ras du sol qui dégoupillent une grenade quand on marche dessus. Ce n'est pas vous qui morflez, mais les copains derrière, quelques secondes plus tard. Sans oublier le poignard ! Ils se glissent silencieusement derrière vous et vous égorgent comme un mouton.
    Normalement, ils devraient être deux pour monter la garde, mais le sergent a estimé que les gars étaient trop crevés et qu'ils devaient se reposer. Pas lui le plus jeune qui est censé être le plus frais dans la compagnie.
   - On te confie notre peau, a-t-il chuchoté encore à l'oreille de la sentinelle, avant de s'en retourner.
   Quatre heures de garde, ce n'est pas le bout du monde, bien que le règlement prévoie deux heures et même une heure seulement au contact avec l'ennemi.
    - Sommes-nous au contact ? avait-il demandé naïvement au sergent.
   - Tu les connais ! Tu les crois ici, ils sont là, insaisissables et invisibles, de vrai fantômes. Alors le contact, on ne sait jamais où on en est. Tous fumier et compagnie !
   Il trouvait que l'emplacement du camp avait été mal choisi, même pour une nuit. Il l'avait dit au sergent qui avait ricané. Il n'y était pour rien, il fallait le dire à l'adjudant, ou mieux au lieutenant. Ce mamelon pelé, sans arbre, où ils s'étaient installés ne lui disait rien qui vaille. Pas le moindre endroit pour se mettre à l'abri, en cas de tir de mortier ou de mitrailleuse ; à part les VAB, mais il y avait déjà les prisonniers. Il était certain qu'avec une lunette de vision nocturne on devait le voir comme en plein jour. Pour ne pas qu'il s'endorme, le sergent avait exigé qu'il restât debout. Alors il était planté comme un piquet, avec des fourmis dans les jambes, se détachant dans la nuit comme une cible de stand de tir.
    Où allaient-ils frapper ces salauds ? En pleine tête ? Il ramena son casque sur ses yeux. Au coeur ? Il portait un gilet pare-balle. Alors au ventre ou dans les roupettes ! Ils en étaient capables, rien que par méchanceté. Ils étaient assez adroits, avec leurs fusils à lunette, pour trouer une capsule de bière à cinquante mètres. Alors ses roupettes, ou tout autre chose, pensez donc ! Il sentit la balle passer entre ses cuisses, pulvériser son pubis et déchiqueter son bas-ventre. Il eut vraiment mal et porta sa main à sa braguette. Il se rassura, il n'avait rien. Il sourit de ce geste instinctif, lui qui avait toujours peur d'avoir la braguette ouverte.
   C'est idiot ; je suis idiot de penser à ces snipers, se dit-il. Pourquoi feraient-ils cela ? Pour délivrer leurs copains prisonniers, parbleu !... Quelle heure est-il ? Quatre heures, quatre heures et demie ? Une bonne heure pour surprendre le camp par une attaque surprise. Pourquoi était-il ici au lieu d'être chez lui, chez sa mère, à dormir peinard ? C'était le genre de question qui vous foutait le moral en l'air et qu'il valait mieux éviter de se poser si on voulait rester à son poste et ne pas s'enfuir au triple galop. Un bruit. Il eut chaud, tout à coup. Comme s'il venait de pénétrer dans un sauna avec tout son barda sur le dos. Puis une eau glacée lui coula dans le dos. Il claqua des dents et ses genoux s'entrechoquèrent. Sa vue, si indispensable, se brouilla. Il se frotta les yeux. Il se souvint de l'antique recette dans ce cas : se balancer du tabac à priser dans les yeux. Mais il ne prisait pas. Et puis c'était pour lutter contre le sommeil. Un énorme oiseau blanc le frôla d'un vol lourd et maladroit puis disparut derrière le mamelon. Un grand-duc. L'oiseau le ramena sur terre et il retrouva ses esprits. Sa température redevenue normale, ses yeux reprirent leur acuité. Il croqua des vitamines et du chocolat. Je n'ai même pas armé mon fusil quand le grand-duc m'a frôlé, constata-t-il honteux et humilié. Le sergent lui avait fait avaler un demi-cachet d'amphétamine, c'était peut-être cette saloperie qui lui brouillait les idées au point de lui faire perdre ses réflexes.
   Il connaissait mal les effets des amphétamines. Il n'en avait pas l'habitude. Il n'aurait jamais dû les accepter. Elles étaient réservées à des moments exceptionnels et distribuées par un toubib, pas par un sous-off. Il eut l'impression d'entendre, en face, chez l'ennemi, comme le vacarme d'un cailloux qui dégringole. Il tendit l'oreille. Un véritable concert de bruits furtifs, de brindilles brisées, de feuilles écrasées, d'herbe froissée lui parvint. À gauche comme à droite. Son sang, son propre sang, faisait lui aussi un fracas de rivière en crue. Il se força à respirer profondément et lentement.
   La nature qui se foutait de la guerre frémissait et s'épanouissait dans la plus minuscule touffe d'herbe. Un petit piaulement lui parvint, suivit d'une course légère. Une fouine pensa-t-il, c'est son heure de chasse. Le vent qui venait de se lever lui signala un feuillage, lointain, toute une forêt qu'il ne voyait pas. Pourquoi ne lui avait-on pas donné des lunettes de vision nocturne ? Encore bousillées probablement ! Dans les VAB, on se cognait aux parois à chaque cahot, à chaque virage et au moindre coup de frein. Pas étonnant que le matériel fragile soit cassé dans un malaxeur pareil !
   Un bruit ténu se fit entendre, un frottement râpeux qu'il reconnut soudain, avec une perspicacité de renard, comme étant celui d'un homme qui progresse le plus légèrement possible. Il devait être quelque part autour de lui, à vingt ou trente mètres, avançant à pas précautionneux. Comment était-il arrivé là, sans réveiller les autres ? Il arma son fusil et se recroquevilla sur lui-même, pour offrir le moins de volume possible à l'assaillant. Il surveilla sa respiration, la laissant filer sans bruit entre ses lèvres, lentement. Il repoussa le cran de sûreté. Il pivota ensuite sur lui-même, posément, l'oreille tendue, le doigt sur la queue de détente. Il se sentait calme, froid et solide comme un mur de béton. Il effectua un tour complet. Les bruits avaient cessé. Il se redressa prudemment, toujours sur la défensive.
    – Qui va là ? Questionna-t-il d'une voix nette et claire qui ne frémit pas.
  Sa voix le surprit agréablement ainsi que son corps qui ne tremblait pas mais au contraire contrôlait chaque muscle, chaque nerf. Ce fut comme un bonheur, un vrai bonheur qui descendit en lui comme lorsque l'on mène à bien une tâche difficile. Ah, ils avaient bien raison de lui faire confiance et de dormir tranquille, les copains. Fugace, l'image de son copain Sergueï qui roupillait comme un bienheureux dans la petite tente qu'ils se partageaient, lui traversa l'esprit. Il pensa au lieutenant qui commandait la section et qui se reposait sur lui. La grandeur de sa mission lui apparut soudain. Tant de gens comptaient sur lui. Les chefs lointains, dans des états-majors, et les pères et les mères des soldats, leur femme et leurs marmots peut-être. Oui ? Et bien ils peuvent aller se faire foutre ! Ma peau avant tout se dit-il.
     - Qui va là, reprit-il en affermissant sa voix. Il fit jouer à vide la culasse de son arme. Il entendit un murmure de plusieurs voix.
    – Fais pas l'imbécile, c'est nous ! murmura le sergent en se glissant près de lui. Il avait le visage et les mains barbouillés au bouchon brûlé, Sergueï l'accompagnait ainsi que deux autres soldats qui se faufilèrent à sa hauteur. Derrière eux il crut voir les prisonniers s'aplatir sur le sol.
   – Mais qu'est-ce que vous foutez là ? bredouilla la sentinelle ébahie, j'ai failli vous tirer dessus ! ajouta-t-il en remettant le cran de sûreté de son arme.
    – Ecoute Simon, dit Sergueï, on est tous d'accord que ça ne peut plus durer comme ça. On en a déjà discuté tous les deux, souviens-toi...
    – Mais qu'est-ce que tu baragouines ? De quoi parles-tu ?
    – On s'en va, dit le sergent, tranchant. On fout le camp.
    – Comment ça ? Vous désertez ?
   – Appelle-le comme ça, si tu veux, dit un soldat, mais on en a marre de se faire trouer la paillasse pour un dollar par jour. En face, ils nous embauchent avec du galon et triple solde.
     – Qu'est-ce que tu décides ? chuchota Sergueï, tu viens ?
    – Allez vous faire voir. Rentrez au camp, je ne dirai rien demain, c'est entendu. Je ne t'en parlerai jamais, Sergueï. Mais rentrez, sinon dès que vous serez passés, je vous descends. Dans le dos.
   Il fixait Sergueï comme s'il voulait le persuader lui et lui seul. Il avait les yeux brillants, toute sa volonté passait dans ses yeux qui plongeaient dans ceux de son ami. Le sergent avait fait mine de s'éloigner, pas loin toutefois, mais assez pour pouvoir retirer son poignard de sa gaine sans que la sentinelle le voie. Il se retourna d'un bloc. La longue lame dentelée s'enfonça dans le flanc de Simon, entre les deux parties du gilet pare-balles. Elle transperça le coeur comme une pomme.
   Il s'écroula dans les bras de Sergueï. Ses yeux écarquillés et incrédules regardaient la nuit comme surpris par la férocité du monde. Les autres s'élancèrent.
  – Pauvre con, murmura Sergueï en lâchant le cadavre. Pour un dollar... ! Puis il détala à son tour.
  L'histoire ne s'arrête pas là. L'ennemi fêta le retour de ses prisonniers avec force tirs de mortiers et de mitrailleuses en direction de la petite butte où reposait le corps de Simon et où dormaient encore ses camarades et pour montrer combien il était déterminé il décapita les deux soldats, le sergent et Sergueï. Il fit ensuite parvenir les têtes attachées sur le dos d'un âne au lieutenant qui commandait le détachement. "Je vous retourne vos héros sur le dos de celui qui les commande" était-il écrit sur une page détachée d'un calepin et agrafée à l'oreille de l'âne.

Jean-Bernard Papi ©  2003
                                                 
 à suivre :