Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      

                              Science-fiction .
                       
La conquête de Mars.
           par 
Platon et ses amis. 
                 
                        

                          
 La réunion entre les cadres et les membres du conseil d'administration de la Grande-Maison, prévue depuis le début d'avril débuta sans retard le 2 mai à 15 heures précises au trentième étage du Lipstick Building. Ce bâtiment siège d’une innocente fabrique de rouge à lèvres, fut à l'origine du développement prodigieux de la Grande-Maison par le renommé chimiste et prix Nobel, M.C Gwennoledge. Entreprise qualifiée aujourd’hui par les médias d’entreprise-univers, ou d’entreprise-monde tant ses productions sont importantes et touchent à tous les domaines, santé, énergie, matières premières, militaire, espace etc. 
Le Président du Directoire ouvrit la séance. Son discours fut simple et direct.
 – Comme vous le savez, aujourd'hui nous manquons de sources d’énergie, asséna-t-il la mine sombre. Si nous ne nous sortons pas de ce mauvais pas, c’est la fin de notre entreprise et la mise à pied de plusieurs dizaines de millions de nos ouvriers et employés. Nous avons exploité tout ce qu’il était possible d’exploiter sur notre planète en matière de prospections minières et de forages sur terre, sur mer et  même sur la lune. Il faut maintenant nous tourner vers d’autres possibilités d’approvisionnement. Aussi je vous propose de diriger nos efforts vers la conquête des planètes. Mars pour commencer, puis Vénus, Jupiter et ses satellites et enfin, plus tard bien plus tard, la conquête de la galaxie. Pour y parvenir nous avons mis au point un programme de recherche ambitieux. Je cède la parole à notre Directeur de la Recherche Humaine qui va vous expliquer tout ça en détail.
  Le Directeur de la Recherche Humaine -un bel homme d’une centaine d’années qui faisait tourner les têtes de toutes les laborantines- célibataire, grand, brun, musclé et, bronzé comme un jeune premier des débuts du cinéma américain, prit la parole.
   – Les humains conformes aux canons de la beauté grecque du siècle de Périclès, c'est-à-dire bâtis comme vous et moi, ne tiendront physiquement et moralement pas le coup durant un voyage de plusieurs mois, voire de plusieurs années dans l’espace. Ceci dans l’état actuel des transports interplanétaires. Tel que nous sommes, nous avons peiné à atteindre la lune et plus encore peiné à nous y installer. Ceci étant posé, il nous fallait trouver d’autres solutions. Nous étudions et nous "fabriquons" en ce moment, et depuis plusieurs dizaines d’années, une manière d’humain, un surhomme si l'on ose dire, capable de résister aux longs voyages interplanétaires. Notre nurserie a bien rempli son rôle et nous sommes sur le point de commencer à sélectionner nos futurs astronautes. Je ne puis vous en dire plus pour le moment car nos recherches sont secrètes. Mais je vous donne rendez-vous dans un an, au moment de la sélection de l'équipage qui comportera des filles et des garçons mais aussi des gays et LGBT pour ne pas s'attirer les foudres des associations défendant la diversité. Il y aura aussi des rats... La sélection s'axera sur la capacité de travailler en équipe et sur la débrouillardise des candidats selon un processus complexe que seul notre psychologue en chef qui vous prie de l'excuser pour son absence, est à même d'expliquer. 
  Un brouhaha suivit la fin des exposés qui furent étayés de graphiques et de bilans projetés en trois dimensions. Bilans et graphiques qui ne changeaient rien à l’affaire mais qui faisaient prendre conscience aux cent-trente cadres et membres du Conseil d’administration qu’il était plus qu’urgent pour la Grande-Maison de trouver de nouvelles sources d’énergies. D'aucuns pensaient à l’uranium devenu rarissime sur terre, aux composés du phosphore ou du silicium, encore abondants mais pas pour longtemps, et même à ce bon vieux pétrole si facile d’emploi disparu depuis des centaines d'années. Le Directeur de la Recherche Technique répondit ensuite de bonne grâce aux interrogations, et aux craintes, des membres du Conseil d’administration. Il en ressortit qu’il ne pouvait être question une fois de plus d’envoyer des robots dans l’espace à la place des hommes.
 
– Depuis les fantaisies d'Albert 903 notre robot humanoïde envoyé dans l'espace il y a une vingtaine d'année et disparu en chantant avec son vaisseau après avoir dépassé la ceinture de Kuiper, alors qu'il devait rejoindre Vénus, et tant d’autres robots expédiés depuis des années de-ci de-là, surtout sur Mars, nous sommes convaincus qu'ils sont tout au plus compétents pour  nettoyer et entretenir les toilettes des vaisseaux spatiaux. Bien sûr, moyennant un pactole de nabab et des salaires de PDG, les volontaires humains ne manquent pas mais lorsqu’ils découvrent ce qui les attend, ils fichent le camp à toutes jambes. Nous avons maintenant mieux que des robots, même animés par l'intelligence artificielle, mieux que ces ferrailles et que les gentlemen pusillanimes. Mais rappelez-vous, c'est top secret...
Un ans plus tard, Platon écrit dans son journal : 
 
Le 8 juinAujourd'hui se déroule le concours annuel du recrutement de la Grande-Maison, l’entreprise-univers chère à nos cœurs. Mon papa dit que si notre dieu, après avoir créé l’univers s’est reposé le dimanche, c’était pour permettre à la Grande-Maison et à monsieur M.C Gwennoledge de prendre le relais. De fait, c’est toujours un dimanche qu’ont lieu les concours de recrutement de la Grande-Maison. Réussir ce concours, c’est le seul moyen d'appartenir à l'élite qui gouverne notre beau pays. C’est l'objectif de chaque jeune un tant soit peu ambitieux, et instruit. Réussir, pour moi, représenterait le couronnement d'une préparation obstinée, intense et journalière, jamais relâchée. Pourtant, à quelques minutes de l’ouverture du concours le découragement m'envahit et la futilité de mes efforts m'apparaît aussi clairement que je vois la nuque écaillée et l’abondante chevelure bleu marine du candidat assis devant moi. Suis-je fait pour mener l'existence des élites ? J'ignore d'ailleurs à quoi ressemble cette existence. Maman dit que l’on y mène une vie agréable où le moindre effort nous est évité ; c’est une sorte de paradis fondé sur le sexe, le luxe et les loisirs. Suis-je fait pour le luxe et les loisirs ? À vrai dire j’en doute, car je suis naturellement travailleur et foncièrement économe. Mais c’est le vœu de maman et de papa, alors…
  Dans cette salle, nous sommes cinq mille postulants, au moins, pour guère plus de cent places. C’est dire la difficulté des épreuves qui nous attendent. En ce qui me concerne, cela fera bientôt huit années que j'étudie dans la perspective de ce jour mémorable. Encore que je sois un privilégié. J'ai la chance d'avoir un fort QI, ce qui me donne une intelligence très supérieure à la moyenne. Grâce à cela j’ai brûlé quelques étapes au cours de ma scolarité. Par exemple l’étude de la cosmogonie de la Grande-Maison, laquelle  depuis sa fondation en 1960, c'est-à-dire depuis trois siècles, est au centre de notre galaxie avec un paquet d'étoiles et de planètes qui tournent autour. Cette cosmogonie est une science très particulière qui réclame, pour son apprentissage, plus d’une année de travail. On y apprend notamment les pensées et la vie exemplaire de tous les directeurs qui se sont succédés depuis Gwennoledge et Asimov le Grand jusqu’à Belzebuth le Gros, en passant par Guillaume Porte et Stève Boulot. Pour les gens ordinaires, c’est à dire de QI moyen, il faut compter un total de dix à douze années passées à s’instruire avant d’aborder le concours.
  Comme si celui-ci n’était pas assez difficile en lui-même, chaque année le programme est modifié et l'on doit, pour se mettre à jour, travailler de nouvelles matières et en abandonner d'autres. On ignore d’ailleurs le pourquoi de ces modifications. Asimov le Grand a écrit dans un des petits livres qu’il pondait avec la régularité d’une reine d'abeilles ses oeufs, « Que nous n’étions dans le fond que des rats de laboratoire, et rien d’autre que des rats ! ». Aphorisme qui fait toujours s’esclaffer ceux qui n’y voient qu’une moquerie vacharde ; du moins ceux qui comprennent le sens général de la phrase. Cependant il n’est pas une génération d’écoliers en cosmogonie qui ait osé se dispenser d’apprendre cet aphorisme par cœur. Papa le cite souvent. Ce qui nous plonge ensuite l’un et l’autre dans un océan de perplexité, car un rat de laboratoire, qui en a vu ?... Pour en revenir au concours, personnellement je trouve qu’il est normal qu’une si vaste entreprise sélectionne les meilleurs. Même si la finalité de cette sélection n’apparaît pas clairement. Nous devons passer par « les fourches Claudine » des recruteurs de la Grande-Maison, dit maman qui emploie souvent cette expression en assurant qu’elle ne veut rien dire mais qu’elle en vaut une autre. Cette Claudine fourchue dont la mère, une écrivitrice, s'appelait Colette, aurait vécu un peu avant 1930, c'est-à-dire vers la fin de ce qu'il est convenu d'appeler la Basse antiquité. 
  Je vous donne un exemple du mépris dans lequel nous tiennent les recruteurs. Cette année le sujet d’étude « la promenade dans les bois » a été supprimé. Je connaissais la matière sur le bout des doigts, étant un grand amoureux de la nature et un parfait écologue. Il a été remplacé, tenez-vous bien, par « la promenade à bicyclette » beaucoup plus technique. On s'est tous demandés où ils étaient allés chercher ça. Il a fallu d’abord trouver des bicyclettes. Plus personne n'en vendait depuis une  centaine d’années. Nous avons dû explorer des milliers de greniers et visiter autant de brocanteurs et de musées pour dénicher les vélos -c'est ainsi que les initiés les appellent-, en état de rouler. Et pour trouver un professeur, je ne vous dis pas ! Mais en haut lieu on se fiche bien de nos problèmes. Ça fait partie de la préparation ! nous répond-on avec morgue quand on parvient à interroger un commis de la Grande-Maison. Ces commis, des gens comme vous et moi, ou comme mon papa et ma maman, jouent les importants et se croient investis d’une mission sacrée. Pffff ! Nous avons quand même réussi à trouver un professeur dans le district de Los Angeles où nous habitons, par chance. Un seul professeur pour plus de cinq cents étudiants, quelle misère ! Encore que j'aie entendu parler d'endroit où l'on n'a trouvé personne. Dans ce cas, les étudiants apprennent par eux-mêmes. Autant dire qu'ils ont peu de chance d'obtenir une bonne note. On ne peut apprendre seul des choses aussi difficiles, même à trente-cinq ans lorsque l’on est comme moi dans la fleur de l’adolescence et en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques.
  Notre professeur de vélo était un bicentenaire asthmatique et disproportionné, un vrai monstre. Il mesurait plus d’un mètre soixante-dix, avec une toute petite tête, et était aussi large d’épaules qu’une porte avec des cuisses et des bras comme des jambons. Il prétendait avoir couru un "Tour de France" vers la fin du 22 ème siècle. Une compétition sportive dont personne n'a entendu parler mais qui faisait s’agglutiner des tas de gens au bord des routes. Courir ! Pas facile quand on a comme moi des jambes de soixante-centimètres. À cette époque, nous a assuré le monstre en ricanant, tout en nous expédiant des jets de salive glaireuses sur la tête, « la sélection artificielle » -e
ncore une phrase incompréhensible- n’avait pas encore débuté dans la Grande-Maison.  Il passait un seul élève par jour et nous prenait des sommes astronomiques pour nous apprendre à tenir sur ces fichues « bécanes », un mot qui lui servait à désigner ces machines. Il riait aux éclats, accompagné d’un bruit sec de dents qui s’entrechoquent -un rire identique à celui des robots présentateurs de la télévision- quand je tombais et je tombais souvent. En fait je tombais dès qu'il me lâchait. J’ai encore son rire dans l’oreille, tac tac tac. Il paraît, c'est lui qui le dit, que nous n'avons plus les jambes faites pour pousser sur le pédalier et que notre tête est devenue trop volumineuse, donc trop lourde, pour que nous tenions l'équilibre sur deux roues. Des tricycles auraient fait l’affaire disait-il, à condition d’être électriques.
  C'est vrai que l'on s'est beaucoup transformé en quelques générations. J'ai appris cela sur un magazine médical des éditionsX de la Grande-Maison, une revue porno vendue sous le manteau qu'un copain m'a prêté. Si nous avons changé, était-il écrit, c'est un peu par accident, en raison des ondes électromagnétiques dans lesquelles nous baignons, de plusieurs pépins nucléaires et des bombardements neutroniques venus des étoiles. C’était aussi, et surtout grâce au talent des généticiens et par la volonté de nos parents, obsédés jusqu'à la folie par le désir d'avoir un enfant plus beau, différent et surtout plus intelligent que celui du voisin. En ce qui me concerne mes parents peuvent être satisfaits, car je suis plutôt beau garçon avec mes yeux bleus quadrillés de rose, mes cheveux frisés d’un jaune tirant sur le vert, ma haute taille de près d'un mètre cinquante et mon tour de tête de cent-vingt centimètres. J'en vois de plus moches et de plus disproportionnés. Par exemple mon nez ne fait que dix centimètres alors que nombre de jeunes gens se promènent avec un appendice frisant les trente centimètres. Ils sentent, parait-il, des odeurs que j’ignore. La belle affaire, je me rattrape sur l’ouïe, tout simplement. J’entends le grattement souterrain d’une taupe à cent mètres et le glissement d’un lombric sous mes pieds, mais à vrai dire cela m’embête plutôt et je m’efforce de ne pas écouter. Je suis dans la moyenne nationale, m'a dit triomphalement maman, à l’issue d'une visite médicale. Ce qui veut dire que je suis comme tout le monde.
  Le concours a lieu dans un grand amphithéâtre de plusieurs milliers de places. On y jouait au tennis dans le temps. C'est ce que raconte, pendant que tout le monde s’installe, l'ordinateur central chargé de nous expliquer l'organisation des épreuves. Des clichés et des films projetés sur nos écrans personnels montrent ce qu'est devenu ce sport aujourd’hui pratiqué essentiellement par des robots. C’est un beau sport mais qui n’est pas fait pour moi car pour la course  comme je l'ai dit, je ne suis pas avantagé à cause de la faiblesse de mes jambes et je me fatigue très vite en raison de mon unique poumon, esthétique du thorax oblige. Je ne suis pas très adroit non plus, bref je ne suis pas un athlète comme ces androïdes tennismen aux muscles gonflés à l’azote. Par contre je pratique assidument le « Qui-gratte-perd » un sport intellectuel très ancien dont j’expliquerai un jour les règles complexes. Sachez seulement qu’il se pratique à l’aide d’une grille en carton et d’une pièce d’un écu.
  Mais revenons au concours. Chaque candidat dispose d'un clavier d’ordinateur et de son propre écran en plus d'un énorme sur le mur, en face de nous. On ne voit personne de la Grande-Maison, mais on se sait observé, épié à travers des sortes de petits hublots disposés sur les murs. Les questions que nous devons traiter apparaissent sur nos écrans et l'on doit répondre en utilisant le clavier. C’est un modèle simplifié muni d’une dizaine de touches seulement, ce qui est largement suffisant. Les épreuves écrites ne durent que la matinée et se succèdent à une vitesse vertigineuse. L’après-midi est consacré à l’oral et aux épreuves physiques. Toutes les épreuves se déroulent en une seule journée. Heureusement car nous ne pourrions pas supporter plus ; la fatigue et l’énervement auraient raison de la plupart d'entre nous. Papa m’a parlé d’un concours qui avait duré deux jours. « Il fallait voir la pagaille le deuxième jour. Il manquait la moitié des candidats et la moitié présente était si énervée que personne ne tenait en place. Par bonheur les robots surveillants ont distribué des calmants et tout est rentré dans l’ordre. Presque tout le monde s’est endormi. » Tout de même, je me crois capable de tenir deux jours et plus, n’ai-je pas joué au « Qui-gratte-perd » quatre jours d’affilé sans m'énerver ?  
  Vers midi, nous nous rendons au sous-sol où des machines distributrices de plats cuisinés sont installées. C'est la Grande-Maison qui régale. J'ai pris une omelette d'algues aux grains de soja grillés avec une boite de quoquaquola millésimé, un délice hors de prix. C'est à ces petites choses que l'on mesure la générosité de la Grande-Maison et le plaisir que l'on aura à travailler pour elle, dans la plus haute sphère du pouvoir si possible. Et si on réussit le concours évidemment. Le plus singulier, c'est que nous ne sachions rien sur ce qui adviendra de nous en cas d'échec. Maman, une fois de plus, m’a assuré que j’irais au paradis si je réussissais, et en enfer dans le cas contraire. Ce qui ne me renseigne guère car papa et maman ignorent tout de cet enfer ou de ce paradis, ils se contentent de répéter ce qu’ils ont entendu. Ce ne sont pourtant pas des gens mal informés, au contraire. Tous deux ont un bon emploi dans un des multiples laboratoires de la Grande-Maison. Papa est conducteur de chariot-robot et maman mère porteuse. Ils n'ont jamais passé le concours car leur QI, suite à une erreur génétique inexplicable, est monstrueusement élevé.   
 
à suivre,