Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

 Rencontre avec le dragon. 

  À cet instant dans un grand fracas de pompes et de chasses d’eau, le bassin se vida puis bascula pour faire apparaître une montagne de belle apparence, pointue et pentue à souhait avec même de la neige à son sommet. L’humain noir et moche poussa une série de cris et s’enfuit en direction d’une grande humaine qui abandonna sa lecture pour prendre le petit moche dans ses bras en lui murmurant je ne sais quoi. Elle me dévisageait avec curiosité et avec une sorte de crainte, me semblait-il, comme si je représentais un danger ou comme si j’étais moi-même un monstre répugnant. Cette géante d’un mètre soixante-dix au moins, était affublée d’une paire de volumineuses mamelles pointues qui tressautaient quand elle marchait. Rien à voir avec les trois  jolis seins de Célimène à peine gros comme des moitiés de citron. Elle s’approcha de moi. Elle était peu vêtue et montrait un nombril des plus indécents. Je n’en avais vu que sur les photographies des magazines classés X décrits comme étant des résurgences d'un passé lointain. Je devinais que le destin, ou peut-être Maman, m’avait envoyé cette abominable humaine afin de dominer mes peurs ancestrales avant que je n’affronte le dragon. L’éducation du chevalier en quelque sorte. Je me forçais donc à regarder son nombril sans rougir ni trembler.
   – Je n’en avais jamais vu encore, murmura-t-elle un tantinet alarmée à l’intention de l’autre humain moche, le petit noir, qui s’était rapproché. Comment ont-ils pu… ? Que fais-tu là ? me demanda-t-elle abruptement et quel est ton nom.
   – Je m’appelle Platon, je suis sur le chemin de la gloire, répondis-je modestement. Envoyé pour une corvée ordinaire par Maman, elle m’a guidé jusqu’ici pour que j’accomplisse mon destin ainsi que le fit Gwennoledge, docteur en chimie et en pharmacie, et héros sans pareil.
   – Pas très cohérent le discours de ce petit bonhomme, grommela l’humaine à grosses mamelles, mais il est mignon quand même. Et où vas-tu accomplir ce fabuleux destin mon cher Platon ?
   – Dans la montagne que l’on voit là-bas.

  Une heure plus tard j’étais au pied de la montagne. Un panneau sur lequel était écrit : « Centre de loisirs offert et entretenu par Gwennoledge and Co, chimie et dérivés. » était planté près de l’entrée. Se pourrait-il, me dis-je, que mon héros soit dans les parages et qu’il ait déjà détruit le dragon ? J’étais désappointé. Ce « chimie et dérivés » supposait aussi que le vaillant chevalier, une fois le monstre tué, se soit reconverti prosaïquement dans les affaires. Ce qui n’est pas interdit, même aux héros. Ne consommait-il pas toutes sortes de pilules journellement ? Mais peut-être s’agissait-il ici d’un homonyme.
   – Peut-être même m’attend-il quelque part dans la montagne, dis-je tout haut pour me consoler et me donner du courage.
   – Peut-être, admit le petit monstre moche et noiraud qui m’avait suivi, sans bien comprendre le sens de ma phrase. Le bousin revient tous les deux jours, mais ça ne fonctionne que s’il n’y a personne dans la montagne, me prévint-il .
   Il me regarda dépasser la pancarte et m’engager dans la montagne avec beaucoup d’émotion dans le regard. Il me fit force geste d’amitié jusqu’à ce que je disparaisse à sa vue après un virage du sentier. La pente était raide et le sentier se tortillait de belle manière à gauche et à droite, évitant rochers, arbres et ruisseaux. Des ruisseaux avec très peu d’eau, du bousin certainement, et beaucoup de cailloux et des arbres avec très peu de feuilles mais beaucoup de fleurs. J’aime les arbres à fleurs, il arrive même que ces fleurs soient comestibles. Parfois des chants d’oiseaux ou des cris de marmottes remplissaient le sentier au gré de ma marche. Au bout de plusieurs heures  je me retrouvai dans une clairière sur laquelle s’ouvrait une grotte. Mon bâton dans ma main se mit alors à trembler. Il tremblait si fort que je dus le lâcher. Il roula alors derrière un rocher. D'un bond je le suivis. Dans un bruit de trompettes, de hennissement et de grelots, le dragon le plus épouvantable que je n’aie jamais vu, et en effet je n’avais jamais vu de dragon, s’avança dans la clairière en faisant résonner le sol de ses six pattes. Il cracha dans ma direction un jet de salive dont une partie seulement s’enflamma. Le reste me tomba dessus. C’était très gras et ça puait si fort que je dus enlever mon short. Ce qui fit pousser une sorte de barrissement au dragon. J’en profitais pour aller chercher mon bâton et lui en donner plusieurs coups, bien que ce dernier soit très réticent.
   La bataille avait une allure curieuse. Je me battais à la fois contre le dragon qui perdait ses membres à chaque coup de bâton et contre le bâton qui se tortillait dans ma main comme un serpent. Au bout d’un temps raisonnable je m’arrêtai de frapper d’abord parce que j’étais épuisé et d’autre part parce qu’il ne restait du dragon qu’un monceau de peau et d’os tellement pourris qu’on aurait dit du bois. À la suite de cet exploit, je parcourus la montagne en 4 jours et je vainquis successivement un dragon mangeur d’enfants et un dragon poseur de devinette. Aucun n’opposa de véritable résistance. Le plus difficile fut de convaincre mon bâton d’y mettre du sien pour détruire ce que je considère comme étant une partie des douze travaux qui m’étaient impartis avant que je puisse gagner l’Olympe, c'est-à-dire le paradis des chevaliers. Le dragon mangeur d’enfant n’était pas véritablement dangereux. C’était une sorte de tube annelé, un tube digestif probablement, qui plongeait sa partie inférieure dans une nappe de bousin. D’un coup de pied je le fis basculer et il s’effondra dans le bousin où il disparut avec force glouglous. Pour régler le sort du dragon poseur de devinette je n’eus qu’à lui glisser mon bâton dans la gueule. Il se mit tout de suite à fumer, à hoqueter et enfin à pousser une sorte de soupir avant de s’affaler, mort. Puis il prit feu. Entre temps je m'étais débarbouillé à un filet de vraie eau qui me servit à laver mon short.
  Avant de quitter la montagne pour rejoindre mes compagnons je fus arrêté par un capitaine manchot avec un regard terrible et un crochet de fer à la place de la main gauche, lequel me prit pour un crocodile. Je m’en débarrassais promptement en lui assénant un coup de mon bâton sur le crâne ce qui provoqua l’effacement du personnage qui se ratatina avant d'entrer dans une sorte de niche entre deux gros rochers. Enfin un magicien du nom d’Horribilis Potter qui cherchait son chemin, ayant perdu ses lunettes, me barra la route. Ce Potter disparaissait lorsque je me précipitais sur lui le bâton levé pour réapparaître à un autre endroit proche en ricanant bêtement. Nous étions à l’intérieur d’une construction qui ressemblait à un château mais qui en fait n’était qu’une illusion entretenue par ce damné Potter. Il mit fin de lui-même à la bagarre en disparaissant purement et simplement lui et son château, dans les nuages.
   Je retrouvais la plage et coup de chance, je n’eus que le temps de poser le pied sur le sable avant que la montagne ne bascule pour disparaitre dans un énorme trou. Le bousin réapparut alors et prit sa place dans un gros bruit de cataracte. Toutes ces merveilles me faisaient comprendre le sens des fables inventées jadis par un humain du nom d’Artus-Bertrand qui soutenait combien notre monde, tout en étant dangereux pour le faible, valait la peine d’être parcouru en hélicoptère. Une machine antédiluvienne. Il n’y avait maintenant plus personne sur la plage. Je me hâtais vers mes compagnons avant que la nuit ne tombe. J’avais tant de choses à leur raconter, car mes exploits désormais valaient ceux de Gwennoledge, mon héros. Je marchai toute la nuit. Je ne pouvais m’égarer car il n’y avait qu’un chemin et, à l’aller, j’avais pris soin de le jalonner. Ici d’une pierre blanche posée au milieu du sentier, là d’une plume coincée entre les herbes, ailleurs d'une boite en plastique etc. J’avais vraiment hâte de retrouver Olivier et Célimène. Je les surpris en pleine séance de chatouilles. D’un trait je racontai mes aventures. Olivier poussa des exclamations et Célimène me regarda bouche bée. Un formidable succès ; dommage qu’ils ne jugèrent pas opportun de cesser de se chatouiller pour m’écouter.
   Dès que le jour se leva je les entraînais vers la montagne, ou vers la mer de bousin selon.
   – C’est quoi du bousin ? demanda Célimène toujours dans sa chaise roulante.
   – De l’eau, répondis-je hâtivement. C’est du bousin quand il y en a beaucoup.
  Je m’en voulus de cette stupide réponse, mais Olivier et elle s’étaient chatouillés tout le reste de la nuit et m’avaient empêché de dormir. Je n’avais pas les idées très claires. Eux non plus. En outre, en attendant mon retour, ils s’étaient gavés de raisin ce qui n’arrangeait rien. Tout le long de notre interminable marche je leur racontais pour la énième fois ma rencontre avec le dragon cracheur de feu, avec Horribilis Potter, le capitaine et le dragon mangeur d’enfants. Involontairement je rajoutais des détails qui m’avaient échappé comme l’intervention du tonnerre et de la foudre qui tombait à mes pieds pendant ma lutte avec Potter. Ou encore les cris de corbeaux 
sauvages durant ma bataille avec le dragon poseur de devinettes. Mon récit ne cessait de s’alourdir et de s’enjoliver. Il était temps d’atteindre la plage avant que, ultime détail de mon aventure, je ne monte aux cieux entourés d’anges sonnant de la trompette, comme ce fut le cas pour Gwennoledge. 
   Il y avait peu de monde sur la plage et le bousin emplissait l’horizon. Quelques parasols étaient ouverts mais assez loin de notre petit groupe. Célimène avec une vélocité surprenante sauta de sa chaise et trottina jusqu’au bousin. Fébrilement elle enleva sa chemise, son short et plongea. Un nuage de vapeur s’éleva de l’endroit où elle avait plongé accompagné d'un bruit de succion puis d’ébullition. Elle ne réapparut pas. Olivier et moi étions consternés. J’eus l’idée de tâter le bousin avec mon bâton mais ce dernier se tortilla si bien que je ne pus le plonger dans ce curieux liquide. Nous attendîmes jusqu’au soir en espérant que notre compagne réapparaisse. Lorsque la nuit tomba nous nous étendîmes sur le sable en proie aux plus sombres pressentiments. On dut en convenir, Célimène avait bel et bien fondu dans le bousin.
   – Même avec un gène de poisson, dis-je elle ne pouvait survivre dans le bousin. Même le sable est détruit.
   Je jetais une poignée de sable dans le liquide lequel entra aussitôt en ébullition. À cet instant le bruit de chasse d’eau se fit entendre et le bousin disparut laissant la place à la montagne. Olivier pleura Célimène et je sentis une forte odeur d’urine, car chez lui une fonction évacuation accompagnait l’autre, nécessairement.
    – Crois-tu qu’elle a souffert ? me demanda-t-il.
    –  Absolument pas. Plus personne ne souffre de nos jours, pourquoi le bousin ferait-il exception ?
    – Tu as raison, renifla Olivier. Allons-nous-en d’ici.
   J’étais contrarié. J’avais espéré les conduire tous les deux sur le théâtre de mes exploits, car il me fallait des témoins, et nous fuyions lâchement après avoir perdu un tiers de nos effectifs. Olivier cessa de pleurer lorsque le souvenir de notre mission lui revint en mémoire. J’avoue que moi aussi je ne m’en étais guère soucié. Peut-être même que si je ne m’en étais tenu qu’à ma mission, Célimène serait encore en vie. Cela faisait une bonne dizaine de jours que nous étions partis. Maman allait nous gronder. Quand je lui dis, Olivier haussa les épaules. Il s’en fichait. Nous avons dormi au bord du chemin et pour une fois mon compagnon ne réclama pas à manger. Heureusement car nous nous étions sensiblement éloigné des vignes en prenant un chemin de traverse que je n’avais pas remarqué auparavant.
   Au petit matin une navette électrique, dite « De la Ville de Paris », appellation que plus personne ne pouvait expliquer, Paris ayant disparu après avoir été durant un siècle la proche banlieue de Mantes-la-Jolie, si j’en crois mes livres. J’ai la faculté, rare, de les ouvrir et les interroger dans ma mémoire où ils sont entreposés comme dans une bibliothèque. Je peux même permettre qu’on les consulte en moi, ce qui n’arrive presque jamais, car ils n’intéressent pas grand monde. Au poste de pilotage de la navette se tenait un individu marié, un de ces quinquas que nous envions tous en raison de son statut social privilégié. Il précipita sa navette sur nous, tentant de nous écraser mais mon bâton s’interposa qui fit éclater le pare-brise d’un coup précis porté sur le point faible de cet élément qui en comportait un certain nombre. La navette fit une embardée et disparut à une allure folle dans un champ de melons à proximité. Les melons de leurs tentacules eurent tôt fait d’envelopper le véhicule jusqu’à tenter de l’écraser. Nous nous précipitâmes pour délivrer le conducteur. Mon bâton fit des merveilles et détruisit les melons qui tentaient de nous emprisonner la cheville. Ces OGM sont terribles quand ils attaquent tous ensemble, me dis-je. « José Bové, le philosophe paysan, avait bien raison de les craindre au temps de nos aïeux », m’avait révélé ma maman le jour où notre potager s’était révolté à cause du manque d’eau. Depuis ces temps anciens on se méfie d’eux. Nous massacrâmes des melons autant qu’il nous était possible avant d’atteindre la navette.
  Le conducteur n’était qu’assommé. C’était un gros individu d’âge mur, puisque marié, selon la définition du code civil. Choqué, son teint naturellement orange avait viré au pourpre. Il ouvrit des yeux jaunes et nous sourit de ses cinquante-huit dents, sur deux rangées. Nous l’apprendrons plus tard, il avait un gène de requin ce qui le rendait inutilement cruel. Il tenta de mordre ma main mais mon fidèle bâton lui tapa fortement sur le crâne. Il se rabattit sur les melons qu’il engloutit les uns après les autres, suivi par Olivier qui apaisa une faim naissante.
    – Les émotions me creusent, avoua le quinqua une fois rassasié.
   Lorsque la navette fut délivrée et repositionnée tant bien que mal sur le chemin nous priâmes le conducteur, qui se nommait Dendelamer, de nous conduire jusqu’au magasin où nous devions trouver de quoi nettoyer les graffitis du chantier. Olivier suggéra avant toute chose de téléphoner à l’un des bureaux du personnel de la Grande-Maison pour signaler la disparition de Célimène. Ce qui fut fait. La navette était équipée de téléphones et de radios qui pour une fois fonctionnaient correctement, même après le choc chez les melons. On nous conseilla de signaler sa disparition au bureau C spécialisé dans les statistiques dont le numéro de téléphone nous fut communiqué. Nous n’avions pas encore raccroché qu’un déluge de phrases fut craché par les haut-parleurs du téléphone. Les agences de publicité ont le chic pour adapter toujours le même baratin à n’importe quel produit. Cette fois il s’agissait d’acquérir un igloo, pas cher, situé au pôle Nord, au bord d’une mer de bousin et près d’un port désaffecté. Là, on pouvait s’amuser, en groupe naturellement, à découper au laser d’anciens navires de guerre datant d’avant Gwennoledge. Quand j’étais petit, j’écoutais ces sempiternelles litanies publicitaires avant de m’endormir quand mon papa n’avait pas le temps de me lire les aventures de Gwennoledge, le super héros et roi de la pilule.
   Après avoir téléphoné à différents bureaux que notre démarche ne concernait pas, on finit par échouer dans un bureau chargé de tenir les statistiques de la Grande-Maison. Célimène FM2429 fut promptement rayée des listes de l’état civil sans qu’une explication sur sa disparition nous soit demandée. Puis Dendelamer nous débarqua devant le magasin des ustensiles et serpillères. Ce ne fut pas sans avoir écrasé plusieurs feuilles de platane, une espèce protégée, qui tentait de traverser la route. « Ce Dendelamer conduit comme on le faisait il y a plusieurs siècles à Tombouctou », me glissa Olivier après que nous eûmes pris congé de notre pilote. Je ne lui répondis pas, intrigué par la colonne d’individus bariolée qui venait de se grouper devant l’entrée du magasin.
   – Les bleus d’abord ! hurla une voix.
   – Non, priorité aux gènes de lapin ! cria une autre voix, féminine.
   – Et pourquoi aux gènes de lapin je vous prie ? demanda une troisième voix maniérée.
  – Parce que nous sommes toujours en retard, rétorqua la voix de femme qui voulait donner la priorité aux gènes de lapin.
   – Moi, j’ai un gène de tigre, gronda un gros type rouge de peau et vert de cheveux avec des pois jaunes, et vous allez voir ce que j’en fais, moi, de vos gènes de lapin !
   – Moi aussi j’ai un gène de tigre, déclara d'une voix pointue, un minuscule personnage rose fluo. Ce qui fit rire tout le monde.

à suivre,