Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
   
                                        Ta bouche Amélie
                                          Pièce en 1 acte
                                          de
                                         Jean-Bernard Papi
                               
 
                             

 
      Un homme, (on utilisera un mannequin grossier puisque l'homme ne parle ni ne bouge) est étendu sur le bitume d'une rue, les pieds enfoncés et coincés dans une bouche d'égout. Une femme, jolie bien habillée, est à genoux près de l'homme. Un jeune garçon, 13/14 ans(rôle qui peut être tenu par une femme), est debout près d'elle. La scène est dans l'obscurité, seuls les personnages sont violemment éclairés par un réverbère. Le fond de scène représente des façades esquissées.
      Personnages :
      Femme, jeune garçon, Policier, gardien de Zoo (ou gardienne). Tous vêtus de costumes de ville ordinaires.

Jeune garçon (sautillant sur place)
C'est mon papa qui est là ! On a retrouvé mon papa. C'est mon papa...
     

Femme 

Je le sais bien que c'est ton papa, pauvre couillon ! Aide-moi plutôt à le sortir de là. Je me demande pourquoi il s'est approché de cette bouche d'égout jusqu'à se faire coincer les pieds à l’intérieur ?
 

Jeune garçon   

Il est beau mon papa, il est très beau même étendu par terre, et il est très fort mon papa !
 

Femme 

Ça pour être fort, il est fort. Quand on voit ce qu'il peut avaler comme liquide, et pas souvent de l'eau, on se dit qu'un gars pareil devrait avoir assez de réserves d'énergie pour déplacer le Pont-Neuf ! (Elle secoue l'homme par l'épaule) Vas-tu bouger, bougre de grosse merde !
 

Jeune garçon 

Y bougera pas, je le connais mon papa. Il est du genre passif et fataliste. Ce qui doit arriver arrivera qu'il dit tout le temps, surtout si c'est écrit dans son horoscope.
 
(Le jeune garçon s'agenouille à son tour et prend l'homme aux épaules pour le tirer. Malgré leurs efforts conjugués l'homme reste coincé dans la bouche d'égout. La femme se relève et s'époussette.)
 

Femme 

Faudra bien pourtant qu'il se sorte de là cet imbécile. Il ne va pas passer la nuit ici, avec ses jambes coincées. Et nous non plus. Qu'est-ce qu'il dit ce poivrot ?
 

Jeune garçon 

Il dit, mon papa, que l'égout est en train de le bouffer et que ce n'est que justice.
 

Femme 

Justice, justice. Il n'a que ce mot à la bouche. Sait-il seulement ce que c'est que la justice. Est-ce qu'il y a une justice qui l'oblige à se faire avaler par un égout ? Et puis toi arrête de dire mon papa à tout bout de champ ! On le sait que c'est ton papa. En tout cas s'il ne se tire pas de là rapidement, ton fameux papa, l'autobus va l’écrabouiller, d’un coup comme une gifle.
 

Jeune garçon 

Ça c'est vrai. L'autre jour, la mère Chevalet elle est passée sous l'autobus. Elle est restée étendue sur le passage clouté une bonne demi-heure avant que les pompiers n'arrivent. Elle bavait : "Où qu'il est mon bras, où qu'il est mon bras ?.."  Et personne ne savait où il était son bras. Comme tous ceux qui étaient là, bien sûr, j'ai cherché et je n'ai rien vu. On a cru que l'autobus avait avalé son bras, par sa grosse calandre chromée qui ressemble à une gueule ouverte. Y en un qui lui a dit, un rigolo, le garçon de la boucherie je crois : "A votre âge vous n'en avez plus besoin de votre bras". Ça l'a mise en colère et elle s'est mise à baver plus fort et même à se tortiller, sur la route : "C'est celui qui tenait mon porte-monnaie, pauvre con !" qu’elle a dit. Ils l'ont retrouvé au dépôt, son bras, caché sous le pare-chocs par l'autobus. « Un autobus qui n'en est pas à son premier coup fourré » a dit son chauffeur. Mais ça n'avait plus d'importance de l’avoir retrouvé, la mère Chevalet était morte entre temps.
 

Femme 

Et son porte-monnaie ?
 

Jeune garçon 

Ça je ne sais pas. On n'a retrouvé que le bras. Papa a assuré, plus tard, qu'il n'y avait presque rien dedans. Il tenait ça du chauffeur de l'autobus. Mon papa est le seul à avoir le droit de parler au chauffeur et il ne s'en prive pas.
 

Femme 

Qu'est-ce que tu racontes ? Le droit de parler au chauffeur ?
 

Jeune Garçon

Ben oui le droit, il vend des trucs aux chauffeurs tu ne savais pas ?
 

Femme 

Quels trucs ?
 

Jeune garçon 

Je n'ai pas le droit d'en parler.
 

Femme 

De toute façon je m'en moque, ton père est un mystère pour moi et le restera longtemps encore. Bon, ce n'est pas tout, aide-moi à soulever la plaque de cette foutue bouche d'égout.(A l'homme) Raymond fait un effort bordel de Dieu, sinon je n'arriverai jamais à te sortir de là ! (La plaque ne bouge pas d'un millimètre) Quoi nom de Dieu ? Qu'est-ce que tu dis Raymond ? Pas devant le petit ? T'en a de bonnes Raymond ! Un gamin qui, à quatorze ans, siffle son litre de Père Nicolas dans la journée peut entendre quelques jurons, nom de Dieu ! Qu'est-ce que tu dis encore ? Que tu vas me claquer le museau ? Ah, tonnerre Raymond, t'es vraiment pas gentil avec moi, et devant mon fils encore. Après tout le mal que je me suis donnée pour toi. Les plus belles années de ma vie sacrifiées... Quand je pense à tous ces hommes qui m'aimaient... Tiens, si je ne me retenais pas, je me mettrais à pleurer... Allez-mon chéri, mon Raymond, aide-nous, le petit va mettre le paquet pour te tirer de là.
 
Jeune garçon  (Après un violent effort pour soulever la plaque de la bouche d'égout.)
C'est inutile maman, c'est trop lourd pour moi. Pauvre papa, tiens ? il vient de vomir partout et même sur ma main...
 
Femme (qui s'est remise debout )
Tu devrais aller chercher les flics, ils vont nous aider. Pour une fois qu'ils me rendraient service... T'as pas l'impression qu'il s'est enfoncé encore ?
 
Jeune garçon (agenouillé) 
On dirait oui. Il a maintenant les genoux de pris. C'est tout de même pas de chance, on n'a pas bu plus que d'habitude tous les deux, papa à conduit raisonnablement et voilà qu'on était presque arrivé quand il est tombé sur cette saloperie de bouche d'égout.
 
Femme (brossant sa jupe de la main )
Tu aurais pu t'occuper de ton père, vous sortez ensemble et tu ne le surveilles même pas ! C'est inconcevable.
 

Jeune garçon 

Encore heureux qu'il n'y ait pas de voiture qui passe. Dans ce quartier malsain, elles rasent les trottoirs de près. On dirait toujours qu'elles cherchent à faire un mauvais coup.
 

Femme 

A l'heure qu'il est, il ne passe que des autobus. J'ai lu quelque part dans le journal que c'était justement à l'heure où les bouches d'égout se mettaient en chasse. Les autobus et quelque fois les autos leur servent de rabatteurs... Raymond mon chéri, est-ce que tu sens quelque chose ?
 
Jeune garçon (penché vers l'homme
Il dit qu'il ne sent rien, mon papa, mis à part l'haleine pourrie de la bouche. Il dit aussi qu'il a soif.
 

Femme 

Va lui chercher à boire mon petit. C'est un devoir à rendre aux malheureux et à celui-ci en particulier. (Le garçon s'éclipse). (Elle s’agenouille)Je sais bien qu'il y a plus malheureux que nous Raymond, donc plus malheureux que toi. Que nous avons tout pour être heureux : une télé supergrand écran, une auto avec la climatisation qui marche, un ordinateur. Que dis-tu ? (Elle tend l'oreille) Relié à l’internet ? Oui, en effet relié à l’internet. Un survêtement Nike pour chacun et même un appareil à faire des glaçons. C'est toi qui le voulais cet appareil. A l’heure qu’il est, il doit y avoir autour de lui un énorme tas de glaçons. Un kilo à l'heure, vingt quatre kilo par jour, sept cent vingt kilo par mois. C'est prodigieux. Tout ça rien que pour toi et le petit, une vraie banquise. (Elle se penche vers son mari) Tu dis que tu t’en moque. Et moi donc !
 
(Raymond maintenant est entré jusqu'à la taille dans la bouche d'égout et sa femme, en attendant l’arrivée de la police, joue sur un jeu électronique de poche très bruyant. Elle ponctue son jeu de mimiques de déception et de gestes brusques. L'enfant revient accompagné d'un personnage vêtu d'un costume sombre et tenant au bras une gabardine. La femme remet le jeu dans son sac.
 

Jeune garçon 

C'est un policier maman. Il vient pour nous aider.
 

Femme 

Un policier, ça ? Ça ne se voit guère. On dirait plutôt un pédophile lambda, comme il y a tant ou un représentant de commerce.
 

Policier 

Police secrète madame. Si je mettais ma gabardine et mon chapeau, que je bourrerais ma pipe ou que je sortirais ma loupe en faisant hum, hum avec la gorge, vous ne diriez pas la même chose madame ! De toute façon vous avez vu juste, ma couverture c'est d'être représentant de commerce, mais attention pas pédophile, sauf si votre petit bonhomme m'y oblige. Nous avons notre sens de l'honneur dans la police secrète, même si ça ne se voit pas !
 

Femme 

Bon, bon ne vous emballez pas, aidez-nous plutôt à soulever la plaque.
 

Policier 

C'est impossible, nous tuerions l'égout. C'est une espèce protégée. Il n'en reste que deux ou trois exemplaires vivants dans la ville. Je peux cependant dresser un procès-verbal, sur mon portable. Voyez, c'est très facile, je n'ai qu'à remplir les blancs. C'est l'ordinateur qui fait le reste. Vos noms, prénoms et qualité ?
 
Jeune garçon (penché près de l’homme étendu
Mon papa dit qu'on lui casse les burettes.
 

Policier 

Ce n'est pas étonnant, il est entré jusqu'à la ceinture. Je note sur mon procès-verbal que la température est de 23 degrés centigrade, qu'il est 2 heures 33 du matin et que le prix de la baguette de pain est passé de 3 francs 90 à 4 francs à l'instant. A propos, j'ai amené à boire. L'enfant d'abord.
 

 
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