Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

La vieille ferme.

  Bizarrement, car je suis un homme sensible et doux, je ne regrettais pas mon geste envers le garde-hockeyeur lequel devait avoir une bosse colossale sous sa crête. La mission de Maman avant tout, un ordre est un ordre. Tout en marchant, j’étais persuadé que, dans peu de temps, allait surgir devant mes yeux la vieille ferme et mes équipiers. J’avais confiance en moi et en mes qualités de navigateur, n’avais-je pas obtenu les félicitations de mon professeur quand la promenade dans les bois était encore au programme du concours ? La volonté d’aller toujours plus loin, vers l’inconnu et la découverte d’autres mondes, m’a toujours soutenue. Je me sais depuis mon enfance un être différent car je ne raisonne pas comme tout le monde. Je suis avant tout un individu logique. Je me sens plus doué que ceux qui ont réussi le satané concours car ils n'ont fait qu'apprendre par cœur, et ce sentiment s’exaspère encore à chacun de mes pas sur ce chemin mystérieux.
   Depuis ma victoire sur le garde-hockeyeur, je me suis découvert une extraordinaire et vigoureuse confiance en moi qui me fait bomber le torse comme un torero. Ce qui est certainement dû en partie aussi à la présence réconfortante du bâton dans ma ceinture. Un brillant compagnon, comme ce bâton, peut changer votre vie. Je me sens maintenant capable de parcourir le monde avec lui pour combattre l'injustice ou rechercher un vase égaré, à l'image des chevaliers de la table ronde. Un monde qui jusqu’à présent se limitait à la clinique d’élevage où j’ai grandi et à l’unité d’étude où j’ai appris le peu que je sais. Sans oublier ni la maison de mes parents dans la rue Des-vipères-lubriques du quartier Nouvelle-Génération de Los Angeles, ni l’église pastafarienne que je fréquentais. Dans cette église nous adorons, comme son nom l’indique, un Dieu unique en spaghetti qui est installé au ciel sur un nuage de sauce bolognaise.
   Le souvenir de la maison polymorphe, foyer de mes parents avec son toit mou, ses murs fluides, et surtout le visage aimable et les conseils de papa m’encourageront toujours à suivre mon destin qui est d’aller de l’avant, à l'aventure. Je dis cela comme si je devais revoir mon père, ma mère et la maison au détour du chemin. Aux détours de tous les chemins durant toute ma vie. Je sais, depuis que je travaille pour la Grande-Maison, qu’il n’en est rien. Qu’il n’en sera jamais rien et que je devrai désormais me débrouiller tout seul. Vivant au grand air depuis quelques jours, je m’étonne aujourd’hui d’avoir si longtemps caché l’étrange répulsion qui me saisissait lorsque ma chambre, après le baiser de ma mère, s’écoulait sur moi, délicatement, comme une pâte onctueuse avant que je ne m’endorme. Cette manière qu’elle avait de s’enrouler autour de moi pour me réchauffer ou au contraire pour me rafraîchir, d’obéir à mes caprices comme de faire jaillir une cascade du mur ou de se transformer en parking souterrain, avait finalement quelque chose d’angoissant et de féerique à la fois. En proie à de sourdes terreurs, j’appelais alors ma mère ou mon père pour qu’ils me racontent une de ces histoires propres à chasser les troubles de mon esprit.
   C’étaient le plus souvent des récits sur la conquête de la lune et comment certains, des humains monstrueux mais pourvus de gènes spéciaux adaptés aux conditions de vie, y avaient fondées des colonies sous le regard bienveillant, disait-on dans notre église, du Dieu pastafarien. Je réclamais aussi l’histoire du chevalier Gwennoledge, héros qui m’exaltait le cœur et excitait mon imagination. J’ai eu ce même sentiment d'inquiétude en pénétrant dans le G47, face à ses alvéoles, à ses machines obéissantes, à sa propreté de laboratoire. Par bonheur la voix mielleuse de Maman m’a rassuré. Mais à tout prendre je me sens mieux dehors, à dormir à la belle étoile. Il me semble même que j’y deviens plus costaud...
 
  J’ai retrouvé la ferme et mes équipiers, toujours assis sur la grosse pierre comme le jour de mon départ, et mourant littéralement de faim. Entre temps ils ont visité le vieux bâtiment qui possède encore les meubles et les ustensiles propres au XX ème siècle. Un siècle lointain appelé « Siècle des propre-à-rien » par nos livres d’histoire. Nous apprendrons plus tard que cette ferme est un bâtiment-archive, une sorte de musée. Olivier y a découvert, coincée entre de gros et laids meubles en bois, une chaise de métal munie de deux grandes roues que l’on peut pousser sans difficulté. Je l’aide à dégager la chaise, non sans avoir détruit pour l’atteindre une armoire et deux tables qui tombèrent en poussière sous nos doigts. Nous y installons Célimène.
    – Ce genre d’engin est mû par la force humaine ce qui le classe parmi les outils du second moyen-âge, commente Olivier.
   Côté force humaine, nous ne sommes pas gâtés je dois avouer et Célimène sur sa chaise roulante avance à la vitesse d’un asticot coincé dans un fromage. Une comparaison apprise auprès du professeur de vélo. Célimène et Olivier se sont jetés sur la nourriture et ont dévoré tout ce que j’avais emmené et de nouveau nous nous retrouvons sans vivres. Mais comme je le suppose logiquement là où il y a des serpillières, il y a forcément de la nourriture. Au début de l’après-midi nous avons repris notre marche. Je leur ai conté ma rencontre avec le garde-hockeyeur. Célimène à failli s’évanouir en écoutant mon récit. Elle ne supporte pas la violence. Par contre elle trouve mon bâton très sympathique, lequel se rengorge sous les compliments et les caresses. En aparté je raconte à Olivier ce qui m’est arrivé dans notre chambre avec la fille rouge. Ces « n’importe quoi » lui dis-je, sont des chatouilles, finalement très agréables mais épuisantes. Malgré que je chuchote, Célimène n’en perd pas une miette.
   – Moi aussi je sais faire ce genre de chatouille, nous dit-elle d’une voix aigre. Nous apprenons cela à la fin de nos études et ce n’est pas sorcier à faire. Ce sont des masseurs japonais ou thaïlandais de la Grande-Maison qui nous les apprennent.
   Olivier semble très intéressé par les chatouilles et me pose une foule de questions. Célimène, qui a retrouvé sa voix, rectifie mes réponses et vient à mon secours lorsque ma mémoire me fait défaut. Elle décrit les chatouilles de manière très réaliste comme si elle avait une grande expérience de chatouilleuse. Le temps passe très vite grâce à nos bavardages. Nous ne devons plus être très loin du but.
   Aujourd'hui, cela fait huit jours que nous sommes partis du chantier et la faim se fait sentir de nouveau, même chez moi. J’ai un gène de chameau certes, mais d’un petit chameau et Olivier, à cause de son gène de tournesol, a besoin d’eau et de chaleur. Pour la chaleur nous sommes servis, l'air est brûlant. Célimène reste une énigme et elle ignore même quel gène prédomine chez elle. Pour blaguer, je lui suppose celui de la moule. Elle rit, mais elle n’en sait rien. Depuis qu’elle nous a raconté ce qu’elle savait des chatouilles elle est moins coincée et se livre plus facilement. Ses parents n’ont jamais abordé franchement le sujet de ses gènes et ont esquivé toutes ses questions. Tout ce qu’elle peut dire c’est qu’elle aime ce qui est carné et semble posséder un système digestif capable de digérer n’importe quoi. Elle aime l'eau aussi, comme tout le monde. Tout en poussant la chaise roulante, je remarque, derrière les buissons qui bordent le chemin, des arbustes chargés de fruits bleus que j’identifie, souvenirs de mes cours sur la promenade dans les bois, comme étant du raisin sauvage. Il y a longtemps qu’il ne figure plus sur nos menus, remplacé par une pâte de synthèse stérile et délicieuse. Mais comme dit ma maman « à la guerre comme à la guerre », ce qui signifie que dans certaines situations nous devons affronter l’inconnu. Tous les trois nous en mangeons suffisamment pour ne plus sentir ni la faim ni la soif. Mais mon estomac délicat ne tarde pas à manifester sa réprobation devant cette nourriture inhabituelle. Après des spasmes vigoureux j’eus une violente diarrhée qui m’obligea à m’étendre sous un gros arbre pour me reposer. Je m’endormis et mes compagnons qui souffraient des mêmes maux en firent autant.
    Je fus le premier à m’éveiller. Je constatai alors que nous avions dormis l'après-midi et presque toute la nuit. Le jour n’allait pas tarder. Des forces colossales, comme on dit chez les élites, bouillonnaient en moi ; l’effet du raisin probablement. Sans réveiller mes équipiers j’eus vite fait d’escalader une petite butte de cailloux qui se trouvait sur ma gauche et près de la route. Dans le jour naissant, au loin s’étalait, et je n’en crus pas mes yeux, une quantité d’eau telle que je ne me souvenais pas en avoir vu autant de toute ma vie. En fait je n’avais jamais vu d’eau, sauf lorsque j’apprenais à hisser mon seau hors de la citerne. Toute la difficulté de l’épreuve résidait dans le comportement erratique de l’eau dans le seau et j’imaginais alors que l’eau se comportait toujours de cette même désagréable façon. Celle que j’avais sous les yeux était calme et reposée, plate comme un miroir. Je décidais de rester assis sur ma butte jusqu’à ce que le soleil se lève complètement pour jouir le plus longtemps possible de ce miracle inouï, une eau bleuâtre et lisse, étale jusqu’à l’horizon. Délaissant mes compagnons qui ne pensaient qu’à manger et qui s’étaient de nouveau jetés sur les raisins, je passais la matinée à m’en approcher. J’étais attiré par cette eau et je sentais confusément qu’elle représentait quelque chose de très important pour moi. Je traversais des champs de céréales d'agréments, des près et des bosquets d'arbres nains et vers midi je débouchais sur une plage de sable blanc où s’ébattaient plusieurs centaines de ces humains difformes qui ressemblaient à Karl notre chef de chantier. Mâles et femelles étaient avachis sur le sable sous des parasols et paraissaient somnoler. Ils me faisaient penser à ces ours, depuis longtemps disparus, qui se vautraient jadis sur des pans de glace en attendant l’heure du repas. Le plus proche de ces êtres se tourna vers moi tandis que je me dirigeais d’un pas tranquille vers l’eau.
   – Hé ! cria-t-il, ne fais pas l’idiot, tiens-toi éloigné de ça !
  Je sentis la menace cachée derrière cet avertissement et je dégageais mon bâton de ma ceinture. Bien que la loi soit formelle qui interdit de faire du mal aux humains moches, quelque chose de laid en moi m’ordonnait de la transgresser. En attendant l’assaut, car l’humain moche me fonçais dessus au grand galop, je calais du mieux possible mes pieds dans le sable. Comprenant qu’il risquait gros en m’attaquant, l’humain moche s’arrêta à deux pas. Il était de ma taille, très noir de peau avec de petites dents blanches et un torse énorme. Et un nombril ! Je ne voyais que ça.
   – Je t’ai crié de ne pas faire l’idiot, me dit l’humain moche aimablement pour que tu n’entre pas dans ce que tu crois être de l’eau. Tu coulerais à pic. C’est trop dangereux. Ce n’est pas de la vraie eau, c’est juste du bousin.
   J’avais de la peine à comprendre son langage plein d’onomatopées et de mots désuets. À son intonation et à ses gestes, je devinais que cette eau représentait un certain danger. Je me tournais vers elle. En fait elle n’était pas infinie comme je l’avais cru d’abord mais limitée de partout par des parois métalliques de couleur brunâtre qui ressemblaient à des rochers. Un bassin, ce n’était qu’un bassin ! Un grand bassin, certes, puisque des bateaux à voile avec deux ou trois passagers à bord allaient et venaient, faisant demi-tour lorsqu’ils touchaient la paroi pour repartir vers l’opposé.
   – Mais c’est un bassin, dis-je surpris.
   – En effet. Dans quelques minutes, le temps de ranger les bateaux, il s’escamotera pour faire place à une sorte de montagne. Mais je n’y vais jamais. C’est interdit par ma maman, il y a une bête quelque part qui vous mange.
   – Un bête ? Quelle bête ? Une vraie bête ?
   – Ma maman dit qu’elle est verte avec une tête énorme et du feu dans le nez. Et toi as-tu une maman ?
   – Bien entendu, comme tout le monde, nigaud.
   C’est donc ça, me dis-je moitié satisfait moitié ennuyé. Les chemins m’ont amené jusqu’ici pour que j’accomplisse mon destin qui serait de tuer cette bête immonde dans la montagne avec mon bâton ! Je sais que je ne suis pas destiné à gratter des graffitis mais à accomplir des exploits extraordinaires, cependant de-là à commencer tout de suite... Bah, dans le fond je m’en réjouis. Voilà pourquoi je n’ai pas réussi le concours, à quoi bon puisque j’allais faire partie de l’élite grâce à mon courage. J’étais comme le beau Gwennoledge de mon enfance, le héros d’un des contes que  lisait mon papa dans un livre abondamment illustré. Le chevalier Gwennoledge avait vaincu deux monstres, un dragon-microbe et un oursin-virus grâce à sa magie. Il était devenu ensuite, à cause de cette victoire prince de Suisse, un pays très riche. Il avait aussi épousé une princesse qui avait un teint extraordinaire grâce à son gène de carotte. Un teint que l’on pouvait aussi obtenir, précisait Gwennoledge dans le conte en prenant des gélules vendues en pharmacie à trois écus la boîte. Suivaient plusieurs pages consacrées à toutes sortes de pilules absorbées journellement par le prince Gwennoledge pour être en forme. Aujourd’hui encore je me souvenais du conte au point d’être capable de le réciter en entier, y compris la liste des pilules et à quoi elles servaient.
  
 à suivre,