Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

  
  
Tous les trois abandonnèrent la brouette dans l'ascenseur et repartirent à la recherche de produits décapants et désinfectants. Ni Platon, ni Olivier et encore moins Lombard ne savaient comment les utiliser. Cela ne faisait pas partie de leurs savoirs.
   - Il suffira de lire le mode d'emploi, commenta Lombard.
   Après les dégâts causé à l'ascenseur, dans la salle de réunion le silence était total.
  - Ces individus sont complètement cinglés, soupira soudain quelqu’un, à chaque fois qu’une décision s’impose, ils choisissent toujours la pire. Ce n'est pas très favorable pour aller sur Mars. Cela me rappelle mon enfance. Comme nous n'étions jamais d'accord on choisissait toujours le plus mauvais parti. Pareil en politique, on prend toujours le plus mauvais pour chef. Question de consensus. Quoique tout bien réfléchi, Platon voulait immobiliser l'ascenseur et c'est ce qu'il a fait. Ce sont les moyens employés et leurs conséquences qui posent problème.
 
– Nous n'avons guère le choix et repartir à zéro est impossible. On a choisi Platon, tenons-nous en à Platon car le temps presse, grommela le vice-président.
   – J’envoie une équipe réparer l'ascenseur, intervint un ingénieur. Et je préviens Karl.  
 

Bientôt sur Mars. 
  Nous venions juste de sortir du magasin quand un camionnette électrique piloté par Karl accompagné de deux de ses adjoints déboucha sur le sentier et fonça sur nous. Je n’eus pas le temps de me mettre en position de défense ; mon bâton échappa promptement de ma ceinture avant de ramper dans des broussailles. Deux géants, dont l'un avait d'énormes mamelles sous sa veste de travail, me prenant sous les bras me soulevèrent de terre sans ménagement puis me jetèrent comme un pavé sur la plateforme du camion. Ils en firent autant d’Olivier qui se débattait du mieux qu’il pouvait. Le camion repartit ensuite à toute allure.
   – Heureusement que le vice-président a donné l’alerte, dit l’un des adjoints, on ne savait plus où ils étaient. Nous étions bons pour aller lécher les bottes du Directeur des recherches humaines jusqu’à obtenir son pardon.
   – En attendant ils ont fait du dégât à ce qui s'est dit en réunion, marmonna l’autre adjoint (e). Celle qui avait des mamelles. Le parc, l'ascenseur... Au moins un mois de travail pour tout remettre en état. Qu’est-ce qu’on va en faire ?
  – Sauf contrordre, il est prévu de les soumettre à des expériences avec les rats de laboratoire dès cet après-midi, répondit Karl d’une voix calme. J’ignore ce qui est envisagé pour eux par la suite. On parlait ces temps derniers d’un voyage en préparation pour la planète Mars ou Jupiter. J’espère que cette fois tout se passera bien, avec cette équipe particulière on entre dans l'inconnu.
  – Et la fille rouge cette « n’importe quoi », et ses voisins, les bons à rien chevelus qui copulent entre eux comme des malades depuis huit jours et que nous devons ramasser tout à l'heure que va-t-on en faire ?
   – Avec les rats aussi, grommela Karl après avoir consulté ses notes électroniques, mais plus tard.
  J’avais tout entendu et cela tombait on ne peut mieux. « Nous ne sommes rien de plus que des rats de laboratoire », affirmait Asimov le Grand en parlant de nous. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de différence entre les rats et nous. "Ces rats sont de chics types, affirmait mon papa bien qu'il n'en connaisse aucun. On dit que ce sont des gens extrêmement intelligents et coopératifs". Olivier en passant me fit observer que l’on préparait certainement une grande réception dans le hall d’entrée du bâtiment B tout près du Lipstick Building jr, celui dévolu à la chimie. Le bâtiment B est celui où ont été conduits ceux qui devaient se doucher et se désinfecter. De la lumière brillait dans toutes les pièces que l'on lavait à grande eau et les quatre hautes cheminées fumaient noir, signe de barbecue imminent selon Olivier. 
   Une semaine plus tard, alors qu'Olivier et moi étions assis dans une grande pièce toute blanche en compagnie des rats avec qui nous jouions à "Qui-perd-gagne", Maman sous la forme d'un robot  très sexy apparut sur un écran de télé. C'était pour nous prévenir que nous allions partir mercredi en huit pour Mars avec la fille rouge, celle qui m'avait chatouillé toute la nuit avant mes exploits dans le parc. Ses copains, les chevelus que nous ne connaissions pas encore, seraient du voyage comme gardes du corps. Un certain nombre de rats de laboratoire, une dizaine il me semble, nous accompagneront aussi car c’est eux qui doivent poser la patte les premiers sur Mars. Mon destin ne fait que commencer, pensais-je. J’avais raison de croire en moi, moi Platon Schtroumpf fils spirituel de Gwennoledge, mon héros...
 
Ce que nous voyons de Mars une fois posés  
                                   
 
  
Sur Mars.  

   Nous sommes arrivés sur Mars avec un mois de retard. Laissez-moi vous raconter les péripéties du voyage. Nous n’étions pas partis depuis huit jours que la fille rouge, la "N'importe quoi" qui se nomme Chimène, s’est rendu compte qu’elle avait oublié sa valise dans l’autobus qui nous transportait jusqu’au spatiodrome. Et elle insistait, pleurait et trépignait, pour que nous opérions un demi-tour au plus vite pour récupérer cette fichue valise. Sur terre, dans le poste de commandement, ils n’étaient pas de cet avis. À l’intérieur de la navette, il s’ensuivit une discussion entre les chevelus, les rats et nous, nous c'est-à-dire Olivier et moi. Les chevelus voulaient retourner sur terre pour chercher la valise tandis qu’Olivier et moi, Olivier promus chef de bord adjoint et moi chef de bord, refusions de changer de cap. Cependant durant notre sommeil un chevelu nommé Claudius fit basculer la navette vers la Terre. Le lendemain, sur mon ordre Olivier a redressé la barre et a remis le cap sur Mars. Malgré cela, un autre obstiné chevelu, pendant que nous avions le dos tourné a replacé la navette en direction de la Terre. Six fois il a fallu remettre l’engin sur ses rails et reprendre le cap initial. Même les rats, pourtant très compréhensifs, fulminaient.

   À la fin, pour couper court aux récriminations on a voté pour ou contre retourner vers la Terre. Astucieusement en tant que chef de bord, j’ai fait voter les rats qui n’avaient aucune envie de retourner dans les laboratoires de la Grande-Maison prendre des décharges électriques ou je ne sais quel autre enquiquinement. Cicéron et Maître Badinter, nos grands classiques en matière de dialectique, n’auraient pas désavoué ma ruse. Depuis, la fille rouge boude et refuse de chatouiller Olivier, les rats et moi. En revanche elle chatouille les chevelus des journées entières, lesquels se chatouillent aussi entre eux. Sur Terre, dans le poste de commandement, Karl en tant que responsable de la mission, est désespéré. Il prétend que nous n’aurons pas assez de carburant pour atteindre Mars. Il faudrait lâcher du lest, disait-il. Nous avons donc fait un procès à la fille rouge parce qu’elle sème la zizanie et qu’elle chatouille les chevelus et pas nous. Elle a perdu son procès et nous avons éjecté un chevelu kaki à cheveux jaunes, un dénommé Michou, dans l’espace à titre de punition et deux rats qui s'étaient promus avocats de Chimène. Ils tournoient maintenant dans l’espace, entre nous et la Terre, comme un glaçon de cyanure jeté dans un torrent alpin. Bien fait ! On ne pouvait pas éjecter Chimène pour de simples raisons humanitaires et Karl avait d'autres projets pour elle. Après cela Karl a dit que nous aurions assez de carburant pour atteindre Mars. Et pour revenir ? je lui ai demandé. Il a paru surpris et il a bafouillé que nous trouverions ça sur place, que des robots étaient allés sur Mars avant nous et qu’ils avaient préparé la mission. Quelle mission ? J’ai insisté. Karl a répondu qu’il ne m’entendait plus.
  On ne peut pas dire que nous nous nous sommes ennuyés à bord, nous avions des centaines d’émissions de télé enregistrées. Certaines, comme Le manège aux enfants, Dorothée et Bonne nuit les petits ont plus de trois-cents ans et ont gardé, malgré tout, toute leur fraîcheur. Nombreux sont ceux dans la navette qui passent leurs nuits devant le petit écran, comme on dit. En tripotant les boutons je suis tombé sur une vieille émission d’Arte où il était question de l’invention du langage, de notre langage, quelques années après les premières naissances, c'est-à-dire après la naissance des ancêtres de nos papas et de nos mamans, il y a cent-cinquante ans parait-il. Nous ne disions alors que quatre sons : ga, zo, bu et meu. Un de nos savants, un de nos premiers savants qui fut comme par hasard un linguiste, décréta que ga voulait dire oui, zo : non, bu peut-être et meu : va te faire voir chez Plume. Il compliqua ensuite par des combinaisons intéressantes. Ainsi gazo signifiait : la fourchette à escargots ; bumeu : vous reprendrez bien du fromage ; zobu : mon tailleur est riche et gameu : arrêtez de me chatouiller mademoiselle. Passionnant. J’ai noté tout ça dans mon carnet de vol, celui où j’ai commencé à mettre par écrit mes aventures, pour en parler plus tard à mon enfant. 
  Le lendemain, à force de réfléchir au langage et à Arte sur mon lit, à me tourner et me retourner,  j’avais les yeux battus à mon réveil. Comme un acteur porno, un spécialiste en chatouilles, qui a trop travaillé son rôle. C’est ce moment que choisit Chimène, pour venir me chatouiller. Vous parlez d’une poisse ! Je n’ai pas été brillant et Chimène qui voulait faire la paix a été déçue. Elle avait beau prendre ça avec le sourire et même avec le rire, j’ai cru comprendre que Michou, que nous avions éjecté dans l'espace, était un superman de la chatouille.

  – À chacun son destin, je lui ai répliqué. Le mien, comme celui du vieux Moïse est de vous conduire en mars promise. Moïse n’a pas faibli devant Schéhérazade. 
   Elle a été frappée par la justesse de mon raisonnement.
   – À propos quel est ton gène dominant Chimène ?
   – Je suis chatte par ma grand-mère et truie par ma mère.
   Comme il n’y avait rien d’autre à faire que de regarder la télé, chatouiller et se faire chatouiller par Chimène ou par un chevelu nommé Donald qui fait ça plutôt bien, boire du quoquaquola, grignoter de gros et luisants beignets et tenir des discussions avec le centre de contrôle de la G-M, tout allait maintenant pour le mieux dans la navette. Sous mon commandement, il faut le dire. Et Chimène avait même renoncé à sa valise. Depuis deux jours Olivier s’est lui aussi lancé à chatouiller. Il fait ça avec un autre chevelu, un nommé Lulu. Il faut à ce niveau de mon histoire que je vous dise deux mots sur les chevelus qui nous accompagnent. En premier chef ils sont habillés de façon étrange d’un short ultra court en cuir jaune et d’une petite veste sans manche en cuir également, avec des franges décoratives sur le devant. Leur peau est d’une vilaine couleur marron tatouée de fleurs verdâtres, une laideur absolue. Ils sont plus petits que moi mais plus larges de torse, avec de gros bras et de grosses cuisses velues, leurs cheveux roses ou jaunes leur tombent jusqu’aux reins et ils possèdent une barbe hirsute argentée ou une longue moustache. Interrogés, ils avouent tous les cinq posséder des gènes de thon et de selle de Harley-Davidson. Un mélange des plus hasardeux, mais qu’importe, ils sont dans la navette pour accomplir les gros travaux et faire le coup de poing en cas de mauvaise rencontre sur Mars.
   Ces mauvaises rencontres ne sont pas des fantasmes. La Grande-Maison a expédié sur Mars une tapée de robots qui maintenant divaguent entre les canyons de "Valles Marineris" et le volcan "Syrtis Major Planitia". La solitude et le froid les ont rendus barjos tant et si bien qu’ils passent leur temps à se tirer dessus à coups de laser dans des embuscades incertaines vu la taille du champ de bataille. Normalement ils sont tous rattachés à la base « Carl Sagan Mémorial » que les premiers robots de la Grande-Maison ont installée il y a longtemps, mais ils n’en font qu’à leur tête et vagabondent sur la planète, comme je l’ai dit, au gré des tempêtes martiennes. C’est devenu maintenant avec les bactéries O+ chargées de produire de l'oxygène, l’unique et la véritable population de cette planète et la plupart des robots ne se souviennent même plus de la Terre. Quant à leurs missions sur Mars, il y a belle lurette qu’ils les ont oubliées.
   Grâce à eux cependant on sait qu’il y a de l’eau dans le sous-sol à une grande profondeur, des cristaux qui parlent et des pierres qui dansent. Des pluies de petits morceaux d’étoiles et des satellites artificiels en fin de vie viennent régulièrement se fracasser sur le sol en écrasant au passage quelques colonies de bactéries O+ arrivées avec les premiers robots. D’après mon ordinateur ces bactéries qui ont trouvé le terrain qui leur convenait sont atteintes de gigantisme, c'est-à-dire qu’elles sont maintenant largement visibles à l’œil nu. Les rats doivent les domestiquer pour qu'elles produisent un maximum d'oxygène. On n’en sait pas plus étant donné qu’aucun robot d'une mission martienne n’est revenu sur terre avec des échantillons de pierres et de bactéries. Nous serons les premiers humains à poser le pied sur la planète rouge et « nous serons les premiers à contempler les merveilles que nous offre ce monde nouveau » a déclaré l'un des Présidents de la Grande-Maison avant notre départ. Nous serons aussi les premiers à en revenir, c’est Karl qui me l’a dit.
   La base "Carl Sagan Mémorial" a été choisie pour notre « atterrissage ». C’est la plus pratique. Il y en a plusieurs autres, une chinoise, une indienne, une iranienne, une saoudienne, une népalaise, une algérienne et d’autres encore réparties sur toute la surface de Mars. Au début tout le monde s’entendait pour collationner les résultats scientifiques. Puis les pays se sont chamaillés jusqu’à ce que la Grande-Maison rachète les bases et leurs robots les uns après les autres. Aujourd’hui seule Carl Sagan est utilisée. D’après les photos que nous possédons c’est une grande étendue plate avec des maisonnettes blanches sans étage bien alignées de part et d’autre d’une voie centrale qui conduit à l’aire d’atterrissage. Le tout est entouré de barbelés avec des miradors aux angles. Sur l’aire d’atterrissage est écrit : « Notre travail rend libre, la Grande-Maison est notre salut, Gwennoledge est notre exemple ». Ce sont des robots-architectes qui ont installé la base, à leur idée. Une fois posés nous devrons déployer la grande bulle de plastique qui recouvrira toutes les installations et la base entière car comme il n’y a pas d’atmosphère nous en créerons une sous cette bulle. Ceci fait nous pourrons aller et venir sans combinaison ni masque.


à suivre,