Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
 
                        
Mémoires des autres guerres.  
 

                                                Le Règlement.

 

 Dessin Hans Holbein
  
   
   Le général m'a confié le soin de former l'équipe qui rédigera le nouveau règlement de la caserne. "En tant que lieutenant le plus ancien"... avait-il commencé par me dire. Je déteste cette évocation de ma longévité dans ce grade subalterne. J'y vois comme une offense personnelle. À l'issue de ce travail, avait-il poursuivi, il se pourrait que le grade supérieur vienne couronner vos efforts. Là encore, je n'aime guère cette sorte de chantage, c'est tout bonnement me mépriser que de considérer qu'il me faut une carotte de cet ordre pour me faire avancer. Malgré tout, cet espoir est très stimulant chez les individus de peu d'honneur, j'en conviens.
   - Mais, je ne doute pas de la qualité de votre futur travail, avait-il ajouté en étouffant un bâillement et avant de me congédier. Il m'avait fourni quelques grandes lignes directrices qu'il espérait voir traiter à l'intérieur des chapitres, tels que les horaires de travail des officiers et des sous-officiers et la qualité des repas de la troupe. Pour le reste, j'avais carte blanche.
   Je constituai mon équipe de travail. Dans le choix de mes coéquipiers, je donnai la préférence aux grades inférieurs au mien. J'évitais ainsi que les résultats de cette tâche puissent, maladroitement, récompenser un concurrent au tableau d'avancement ; on ne sait jamais. Je m'entourai donc de jeunes gens sérieux, tous sous-lieutenant, et faciles à commander. Le sous-lieutenant est un produit de qualité, en ce sens. Sorti tout juste d'école, il est encore capable de produire un gros effort intellectuel et son appétit des honneurs est immense, proportionnel à son dédain de l'avancement.
  J'en sélectionnai trois. Le sous-lieutenant Paulo, parce que d'un caractère obstiné et combatif qui fera merveille pour résoudre les points obscurs et litigieux. Silvio, le primesautier, à l'imagination fertile au point d'écrire des vers qu'il dédiait invariablement à la plus jeune des filles de notre général. Enfin, Luc, premier de sa promotion dans tous les arts de la guerre et les mathématiques. Je serai le chef d'équipe, célibataire et disponible, couchant dans la caserne et intéressé au premier chef par l'établissement d'un bon règlement qui ne me mène pas trop la vie dure par la suite. Car c'est évident, si l'on crée un règlement c'est pour l'appliquer ; qu'en serait-il des armées si le soldat n'en faisait qu'à sa tête.
  Mon seul talent, je le confesse, est d'écrire dans notre langue d'une manière claire et compréhensible. C'est pourquoi, j'occupe, dans le régiment, le poste important et méconnu de " L'Officier chargé de la Tenue des Livres". Quels livres, me direz-vous ? Sans être un de ces lourds secrets que la torture ne peut arracher, cela reste tout de même suffisamment confidentiel pour que je ne puisse le dévoiler ici. Le devoir de réserve, vous me comprendrez.
  J'envoyai des convocations à mes futurs collaborateurs. Vous allez voir combien il est difficile de mener un travail collectif à son terme, lorsque l'on veut accaparer le précieux temps des gens de guerre. En ce qui concerne Paulo, il me fut répondu, par un message dans les règles, qu'il souffrait d'une pernicieuse angine attrapée sur le terrain de manoeuvre et qu'il ne serait disponible au plus tôt, qu'au début du mois suivant.
  Silvio, était en vacances dans sa famille. Il ne me parut pas opportun de le rappeler. Il méritait, comme tout le monde, de se reposer. D'ailleurs ne devais-je pas passer quelques jours parmi les miens, dans un mois, pour profiter de l'ouverture de la chasse au gibier d'eau ? Luc vint au rendez-vous avec seulement une demi-heure de retard, une visite impromptue de notre colonel l'ayant dérangé au moment où il s'apprêtait à partir.
  Cette première réunion, entre Luc et moi, ne pouvait traiter que de généralités, afin que les autres, à leur retour, puissent se mettre dans le bain sans trop de difficultés. Nous décidâmes qu'elle serait consacrée à trouver un intitulé à notre travail. Au bout d'une heure de réflexion et de discussion, il fut décidé, après avoir passé en revue toutes les formules qui nous paraissaient recevables, d'appeler le fruit de nos efforts futurs : "Règlement de la caserne de X". C'est ce qui nous parut le plus judicieux, le plus sobre et surtout le plus compréhensible au non-initié. On voyait tout de suite que c'était une oeuvre non seulement respectable mais aussi raisonnée. Un règlement  militaire peut-il être un écrit fantaisiste ? Certes non. Le R majuscule le classait, dans notre bibliothèque, entre Régiment (organisation du...) et Religion (offices et carêmes). Une place confortable et distinguée, ni trop haute, ni trop basse dans les étagères et à portée de torchon de la femme de ménage.
  Nous tuâmes le reste de la matinée, moi à réfléchir au contenu de ce Règlement, Luc à apprendre la totalité de la table de logarithme de Laplace pour épater l'aînée des filles du général. Il partit en vacances quand Silvio rentra de congé. Paulo quitta l'infirmerie et je fis savoir au général que je ne prendrais pas de congés en raison de l'urgence et de la complexité de ma mission. Il me fit une réponse écrite aimable et en compensation m'invita pour le week-end dans sa maison de fonction. Nous étions censés, lui et moi, envisager les grandes lignes du Règlement. En réalité, nous passâmes deux jours à fumer des cigares, à boire un cognac de trente ans d'âge et à jouer aux échecs. Pendant ce temps mes trois sous-lieutenants, invités eux aussi, courtisaient les filles, et l'épouse du général en ce qui concerne Paulo.
   Nous prîmes ainsi l'habitude de nous rendre chez notre chef chaque dimanche matin, après la messe, pour faire le point de notre labeur. Dans la semaine, le service de garnison, les tours de garde et les représentations auprès de la population civile nous mangeaient tout notre temps. Aussi, avions-nous toutes les peines du monde à nous réunir, mes sous-lieutenants et moi, plus d'une heure d'affilée et le mercredi matin seulement. Cependant, je parvins à accumuler sur mon bureau un nombre sans cesse grandissant de documents de référence qui devaient être décortiqués et compris. Notamment les études du commandant Ebner, les mémoires du général Trochu et de Lyautey, en particulier son article dans la "Revue des Deux Mondes", les ordres de batailles de Boulanger, les écrits de Pétain, de De Gaulle etc. Tous documents imposants par leur taille et leur poids. Ce qui n'empêchait pas les mauvaises langues et les envieux de nous traiter d'embusqués et de chouchous du général. Ce que voyant et entendant, notre colonel, qui avait horreur des planqués, n'avait aucun scrupule à nous faire participer plus encore aux tâches communes. Tout cela coupait notre élan et nuisait à notre rendement, vous vous en doutez.
  Au bout d'une année, nous avions rédigé huit pages du seul préambule qui devait en comporter vingt-deux. Cependant, nous possédions nos têtes de chapitres sur un brouillon et avions presque traité, à part, les grandes lignes de ce qui se rapportait à l'uniforme et aux horaires de travail. J'avoue pour mon compte, avoir eu quelques difficultés à aborder ce dernier chapitre, en particulier en ce qui concerne les officiers. Je ne savais trop comment différencier le travail du service, ou, en d'autres termes, je me demandais si une visite auprès du maire, à l'académie de billard ou chez ces dames du club féminin constituait un travail ou bien un service ...
  Au cours de la deuxième année, le général qui décidément prenait notre projet très à coeur, décida de présider lui-même nos réunions dans la semaine, sans pour autant renoncer à nous avoir près de lui le week-end. C'est cette année là que Silvio et Luc se fiancèrent avec ses deux filles. Paulo étant devenu entre temps le très officiel chevalier servant de la générale, et moi, l'inséparable compagnon d'échecs et partenaire de bridge de son époux.  Considérant nos talents et nos qualités de soldat, notre général se battit pour que nous apparaissions tous, au plus vite, sur les listes d'aptitudes à la médaille d'honneur. J'eus, pour ma part, le bonheur de figurer sur le tableau d'avancement et de passer sous-chef d'escadron avant l'été. C'est peu de temps après qu'il nous apprit sa mutation au Ministère, à un poste enviable et tout près du ministre. Il emmena dans ses bagages mes trois sous-lieutenants qui devaient constituer son cabinet et qui ne pouvaient décemment pas non plus abandonner ces dames. J'avais refusé de l'accompagner dans la capitale, détestant farouchement la vie courtisane et mondaine qu'il était obligatoire d'y mener, si l'on voulait sortir de l'ornière.
    Son remplaçant me convoqua dès son arrivée. Il tenait entre le pouce et l'index nos deux années de travail.
  - Sans le lire et sans l'ouvrir même, je sais qu'il s'agit d'une des fumeuses lubies de mon prédécesseur. Je vous prie d'oublier l'existence de votre "Règlement", aussi bien fait soit-il. Le règlement n'a point besoin d'être écrit. Il suffit d'obéir aux ordres, voila tout. Néanmoins je tiendrai compte des qualités hors pair que vous avez déployé dans ce travail et je vous prends comme adjoint direct. Vous verrez, vous ne le regretterez pas. Vous serez chef d'escadron à la fin de l'année, je vous en fiche mon billet. J'ai de grandes idées vous savez, notamment la création d'un foyer pour la troupe comprenant une bibliothèque, un bar et même une salle de cinéma. Je vous charge dès à présent d'y réfléchir.
    Il ne me restait plus qu'à saluer, réglementairement, et à faire un demi-tour, réglementaire lui aussi.

Jean-Bernard Papi ©
(1993 Une des trois nouvelles lauréates du prix de la nouvelle de la ville de Saint Quentin dans l'Aisne) 

à suivre,