Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                                                                        

                           Mémoires des autres guerres.                                                                                             

                                                                     Chien de l'enfer         




 Signorelli : La résurection de la chair.
 
 
 


  Lorsque Mathieu fut tué dans la dernière embuscade, Georgio le corse, s'attribua d'autorité son plumard. Ça avait beau être un gaillard solide, ce Georgio, un vrai montagnard qui n'avait peur de rien, changer de lit fut pour lui comme une délivrance. Il disait toujours que pour roupiller près de la fenêtre, ainsi qu'il l'avait fait jusqu'alors, il fallait être encore moins qu'un chien.
  Dans notre vieille forteresse, nos chambres, les trois de la troupe comme celles des sous-officiers et des officiers, sont aujourd'hui plus répugnantes que des tanières d'ours. Avant que ne débute le conflit avec les nomades, ça pouvait aller, mais depuis, nos effectifs ont quadruplé. Dans notre chambre nous sommes plus de soixante hommes de troupe entassés dans une pièce
 prévue pour quinze. Quatre étages de lits. Sur les plus hauts on peut se flanquer la tête contre le plafond rien qu'en éternuant. Une puanteur d'étable vous saute à la gorge dès que l'on passe la porte. En particulier lorsqu'une patrouille rentre d'une de ces marches dans le désert qui forment l'essentiel de nos activités six fois par jour. Le fumet des godillots, qui se répand à mesure que les hommes se déchaussent, se mêle à l'odeur aigre de la sueur qui imprègne les chemises. Sueur issue de cette peur qui nous saisit dès que l'on quitte la forteresse et qui nous fait frissonner et crisper la main sur notre fusil-mitrailleur au plus léger bruit, tout le temps que dure la patrouille. Pour toute aération, cette chambre ne dispose que d'une petite ouverture dans un angle de mur et au ras du plafond. Une simple meurtrière horizontale sans volet d'aucune sorte, longue et étroite, qui ne laisse apercevoir qu'une mince bande de ciel pas plus large qu'un cache-nez. C'est insupportable pour celui qui dort tout près, car si les journées sont torrides, les nuits sont glaciales. C'est sur ce lit que dormait Georgio le corse, il appelait ce lit : la niche du chien de l'enfer.
   Un bleu, un nouveau, est arrivé pour remplacer Mathieu. Il vient du 101éme d'infanterie installé au bord de la mer, dans une ville riche et toujours en fête. Il est arrivé avant l'extinction des feux. Lorsqu'il a passé la porte, nous avons pensé qu'il s'agissait d'un touriste, d'un soldat de fantaisie, d'un de ces fils d'archevêques qui ne restent ici que deux ou trois jours. Juste le temps pour pouvoir se vanter ensuite d'être allé au casse-pipes. C'était un garçon propret et bien peigné, étroit d'épaule, un freluquet mince comme une fille qui portait, ce qui nous déplut, un uniforme en tissu d'officier coupé sur mesure.
    - Seras-tu assez costaud pour grimper jusqu'à ton pieu ? lui a lancé Raymond.
   On a tous ricané, sachant pertinemment à quoi nous en tenir à propos du pieu en question. Le nouveau n'a pas répondu. Il s'est tourné vers le caporal qui lui a montré près du plafond la fameuse "niche du chien de l'enfer". Quand il est passé près de moi, j'ai croisé son regard effrayé. Il n'y avait pourtant pas de quoi, nous n'allions pas le manger. Il avait un visage avec des traits réguliers et fins et il sentait bon l'eau de Cologne. Il a failli me dire quelque chose, mais son menton s'est seulement mis à trembler. Puis il a rangé silencieusement ses vêtements dans un coin d'armoire.
   D'habitude, quand un bleu tout frais débarque, on lui pose un tas de questions sur ce que l'on pense de la guerre chez les civils et sur ce qui se trame à l'arrière. Tout va toujours très bien, selon les journaux que nous recevons et selon la télévision. Mais aujourd'hui pas une seule question au bleu. Comme si la peur bien visible qu'il portait sur lui nous tenait à distance. À moins que ce soit autre chose, peut-être cette espèce de séduction qui émanait de sa personne. Puis la lumière s'est éteinte et je me suis endormi rapidement, malgré les grincements de sommiers et les cris de ceux qui rêvent. Des pas furtifs m'ont réveillé. Une silhouette en caleçon et chaussettes s'est coulée sous mon nez, puis souplement s'est hissée jusqu'au lit du nouveau. Je savais qu'il y avait deux ou trois homos dans la chambrée ; on pouvait désormais en compter un de plus. On se contrefout de ce genre d'oiseau ici. Ce qui compte, c'est avant tout la bonne manière de passer son temps sans se faire tuer par les nomades, le reste est sans importance. Un vague code d'honneur nous interdit d'ailleurs toute allusion au sexe.
  Il y eut quelques paroles étouffées venant de la niche du chien de l'enfer puis plus rien. Je dénombrai deux visiteurs à une heure d'intervalle. Deux silhouettes mystérieuses. L'obscurité est dans cette chambre plus opaque et plus épaisse qu'au fond de l'océan. Au matin, le nouveau a refusé de se lever. Il a dit qu'il était fatigué, d'une voix à peine audible. Le chef de chambre, un vieux caporal pépère, a eu un geste résigné de la main. Le nouveau a sorti alors des biscuits et les a croqués, vautré sur son lit, pendant que nous nous énervions sur les balais et les torchons. Quand nous sommes partis pour l'exercice, il rêvassait en regardant le plafond.
  À la nuit tombée, nous l'avons retrouvé toujours en caleçon, dans la position où nous l'avions quitté le matin. Chacun s'est activé à ses propres affaires, lettres, lecture, raccommodage, nettoyage des cartouchières ou des armes. Sans s'occuper de lui, puisqu'il nous snobait. Pendant ce temps, il examinait les lézardes du plafond, à un demi-mètre au-dessus de sa tête. Au cours de la nuit suivante, de nouveaux visiteurs, probablement venus des chambres voisines se sont succédé dans son lit. D'habitude, ces gars-là sont discrets. Avec lui, on aurait dit qu'ils faisaient en sorte que tout le monde sache. Les petits couinements de lapin pris au piège qui perçaient la nuit ne laissaient aucun doute sur leurs agissements. Un silence inhabituel régnait, comme si chacun d'entre nous écoutait en retenant son souffle, imaginant ce qui se déroulait là-haut dans l'haleine glacée de la meurtrière. À ce compte, j'ai pensé que nous n'allions pas dormir beaucoup. Le nouveau, pour récupérer de sa nuit, avait sa propre solution. Il roupillait toute la journée et se réveillait juste pour piocher dans les provisions qu'il cachait sous son oreiller. Au bout d'une semaine, personne n'exigea plus qu'il descende de la niche du chien de l'enfer pour faire les corvées. Il nous paraissait acquis qu'il ne se lèverait jamais.
   Un matin, il me sembla voir des larmes rouler sur sa joue. Mais avec la distance, et le feu du ciel qui jaillissait de la meurtrière comme d'un lance-flammes, je n'aurais pu le jurer. Je n'osai lui adresser la parole, de crainte que l'on me soupçonne de partager ses goûts. Et puis les larmes, si larmes il y avait, demeuraient son affaire. Il se mit à tousser. Cela faisait plusieurs mois qu'il était là et on avait fini par l'oublier et cette toux le ramenait parmi nous. Une toux sèche qui lui pelait la gorge. Son corps s'arquait sous l'effort, pour expulser cet air empoisonné. Bien que je ne l'aie vu debout depuis un bail, il me sembla qu'il avait beaucoup maigri. Son visage était moins gracieux, plutôt grimaçant et creusé d'ombres. J'étais le seul à lui porter attention. Mis à part ses amants qui se succédaient la nuit comme les cartouches dans une culasse, l'un poussant l'autre. Je l'imaginais parfois, somnolant toute la journée dans la lumière aveuglante de la meurtrière, baignant dans son jus et toussant à se fêler les côtes. En fait, j'avais pitié de lui.
  Il toussait maintenant nuit et jour. Il avalait toutes sortes de pilules que ses visiteurs lui apportaient, avec le coca-cola qu'il buvait en quantité et les biscuits qu'il émiettait et que nous balayions en rechignant. Mais rien ne semblait pouvoir vaincre sa toux. Nous patrouillions pour lui, quand c'était son tour, attentifs à ne pas recevoir une balle qui lui aurait peut-être été destinée. Georgio, au cours d'une halte, fut le premier à rompre le silence. En quelques minutes tout le monde déversa sa bile. Raymond et le caporal étaient même d'avis d'en parler au lieutenant.
    - D'autant qu'il ne se lave même pas, jura Raymond.
  - Il n'a même jamais refait son lit depuis qu'il est là, souligna le caporal. Avec ce qu'ils y boutiquent, les draps ne doivent pas être frais...
   Nous nous étions arrêtés au milieu d'un amas de rochers, sur le chemin qui longe la frontière. Un endroit tranquille, à l'abri des tireurs embusqués. Le lieutenant fumait un cigarillo, un peu plus loin.
   - Cette toux n'est pas catholique, murmura Georgio. Il est peut-être contagieux...
  On décida, avant tout, de l'obliger à se laver. Ce minimum d'hygiène devait, dans notre esprit, le mettre sur le chemin de la guérison. Pour le reste on verrait après. On se dépêcha d'arriver avant les autres et on le tira du lit alors qu'il dormait d'un sommeil pesant. Après qu'il l'eut examiné de près, tout décharné, couvert d'ecchymoses et d'escarres, le caporal dégoûté déclara qu'il était plus crasseux et rance qu'un chacal. Visiblement, il n'était pas prêt de porter le fusil-mitrailleur et ses cartouches, les roquettes et le havresac. Toutes les secondes, il toussait à s'en arracher la glotte.
    - Il a de la fièvre, décréta Georgio. De toute façon, un peu d'eau froide lui fera du bien.
  Nous le traînâmes jusqu'aux douches. Recroquevillé, il gémissait, grelottait et toussait sous le filet d'eau jaunâtre et tiède que nous appelions douche. Il fallut le débarbouiller, le raser, lui couper les cheveux et les ongles, quasiment le décaper à la brosse dure sur tout le corps.
  - Allez va, mon mignon, lui dit le caporal, une fois la toilette terminée. Te voici un peu plus présentable, tu pourras recevoir tes copains sans avoir honte, cette nuit.
   Pour tout remerciement, il éclata en sanglots. Puis rassemblant ses forces, il grimpa jusqu'à son lit en nous montrant un anus violacé de babouin et des fesses fripées et pointues. Embarrassés et émus par ses larmes, on passa le reste de la soirée au foyer, à boire de la bière en boîte. Je ne sais combien de fois les visiteurs me réveillèrent cette nuit-là. Je faillis me lever pour les jeter dehors, le caporal, qui pieutait dans le lit voisin du mien, me saisit le bras pour m'engager à prendre patience. Il me promit d'en parler au lieutenant dès le lendemain matin. Tant pis si ça tourne mal pour moi après, nom de Dieu ! jura-t-il excédé.
   Dès la sonnerie du clairon, je me levai avec l'intention de dire son fait au nouveau. Il dormait sur le dos, un bras pendant dans le vide. Luigi, dont le lit était au-dessous du sien, poussa un cri de surprise et d'effroi.
    - Venez voir, vite, venez voir !...
   Une flaque de sang poissait sa couverture. Le bleu s'était ouvert les veines. On trouva une lettre sur son lit. "Je m'appelle Alexandre, j'ai voulu venir ici pour fuir ceux, toujours les mêmes, qui me poursuivaient dans mon ancien régiment. J'ai cédé à ces gens, au début, par bêtise et curiosité. Ils m'ont retrouvé. Ils exigent de moi la même chose. Toujours. Ce que je vis est un épouvantable calvaire, mais je suis si lâche... Vous auriez pu m'aider en m'accueillant comme l'un des vôtres."
   - Et alors ! nous cracha le lieutenant. Retrouver les coupables ? Vous en avez de bonnes ! J'ai besoin de tous mes hommes. Y compris de ceux-là. La seule chose que je peux faire sans problème, c'est de faire boucher votre putain de fenêtre... Et puis, c'était un soldat, c'était à lui de se défendre.

Jean-Bernard Papi ©

                                                      


  à suivre,