Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                                                           
                             
Mémoires des autres guerres.  
  

                                         Philomène Mouche.

 
 
   Depuis deux mois, et afin de mener à bien ma thèse d'histoire, je visite, je mesure, je photographie les ouvrages militaires qui défendaient, au temps de la marine à voile et du premier Empire, l'estuaire de la Charente. Je quitte Rochefort au petit jour pour gagner un bateau qui me dépose dans l'une des îles ou dans l'un des forts de pleine mer, selon mon plan de travail. L'endroit est riche en souvenirs historiques dont le plus connu demeure l'embarquement
 sur le navire anglais Bellérophon, après sa reddition, de Napoléon 1er réfugié alors dans l'île d'Aix. Je rentre à Rochefort à la nuit tombée, les oreilles bourdonnantes du sifflement du vent s'engouffrant dans les bretèches et les échauguettes, des appels des mouettes et des assauts formidables des vagues contre les bastions. J'y cherche aussi le souvenir de Choderlos de Laclos, capitaine d'artillerie, qui s'ennuyait ferme dans le coin en rêvant aux femmes de La Rochelle. Chaque soldat, à un moment ou à un autre, vit son désert des Tartares... J'avais prévu de terminer par le fort Lupin, le seul accessible par la terre.
   Non sans avoir bousculé des escadrilles de hérons, pour atteindre ce fort j'avais traversé le marais d'où fusaient par jets des nuages de moustiques et de moucherons. J'avais contourné de gros villages silencieux, mi-pêcheurs, mi-paysans, et traversé sur des ponts de bois étroits des dizaines de canaux vaseux empestant la saumure. Le fort, ce qu'il en restait après deux siècles d'abandon, m'attendait au bout d'un horizon nuageux, derrière des bosquets de tamaris courbés par le vent qui abritaient quelques vaches noires et blanches frissonnantes sous l'assaut des taons. Une telle désolation me donnait la chair de poule. Le gardien du fort habitait tout près de l'édifice, dans l'une des six ou sept bicoques regroupées autour d'une église qui perdait ses tuiles à la moindre tempête et chaque jour un peu de son crépi. Au bord de la route, un peu avant d'arriver au village, je m'étais arrêté pour examiner ce que je supposais, sur l'instant, être une criminelle erreur de tir de l'un des canons d'entraînement utilisé par les élèves de l'Ecole de la Marine située en face, de l'autre côté de la baie. Imaginez, dans ce bout de marais, au centre d'un grand jardin encore cerné de souches de noisetiers et d'épine-vinette, un trou énorme, un entonnoir à demi plein d'eau capable d'engloutir un camion. Seul un pan de mur, d'où jaillissaient deux poutres déchiquetées, tenait encore debout. Les moellons projetés et éparpillés jusqu'au pied de l'église, la terre soulevée et déchirée sur plus de cinquante mètres alentour, témoignaient de la force de l'explosion.
   - Ça s'est passé il y a dix ans, me dit le gardien venu à ma rencontre. Et ce n'est pas un malheureux obus qui aurait pu faire ça ! C'est ce qui reste de la maison de mon amie. De Philomène Mouche.
    Curieux comme peut l'être un historien en herbe, j'invitais le gardien à me raconter l'affaire.     
   - Philomène est née ici, dans le village de Lupin, et comme beaucoup ici, de toute son existence elle n'est certainement jamais allée plus loin que Fourras, de l'autre côté de l'estuaire. En compagnie d'une tripotée de frères et de soeurs, elle a grandi comme une sauvage en se nourrissant des produits de la pêche et de la chasse de son père, un homme qui n'aimait rien tant que de faire cocu les marins du coin.     
    Il alluma un cigarillo puis souffla sous mon nez une fumée âcre et bleue que je respirais avec délice. Cela faisait huit jours que je tentais de ne plus fumer.
    - Philomène n'a jamais su lire et écrire. L'école est loin. À douze ans elle faisait les marées. Sur les rochers du bord de mer, avec d'autres femmes elle ramassait les huîtres à la saison, les bulots et les moules. À dix huit ans, elle est tombée amoureuse de Mouche, un marin qui passait pour un ivrogne, ce qui était courant et n'était pas considéré comme un gros défaut à l'époque. Les marins, peut-être à cause du sel et de toute cette flotte autour d'eux, avaient toujours soif et consommaient autant de vin que toutes les autres corporations terrestres réunies. Elle l'épousa contre l'avis de tous, et du mien en particulier, car tout gamin que j'étais, je détestais ce Mouche. Ils louèrent, puis achetèrent, cette maison dont il ne reste même pas aujourd'hui de quoi construire une niche pour chien. Mouche n'en continua pas moins à boire et à naviguer. Un soir où il avait un peu trop forcé sur la gnole, il culbuta cul par-dessus tête de son bateau et coula, tiré vers le fond par ses cuissardes et son ciré. Á pas encore vingt ans, Philomène resta seule avec son fils, François, qui marchait à peine. C'était une belle fille, avec juste ce qu'il faut aux bons endroits ; je dois vous dire que j'avais à peine treize ans mais pour la regarder passer dans la Grand-rue j'aurais grimpé sur les épaules de mon père. Elle avait une peau claire, des yeux noirs qui lui mangeaient le visage, des cheveux bruns, longs et drus qu'elle nouait en chignon et toujours un sourire magnifique. On dit qu'elle avait du sang espagnol ; rien d'étonnant à cela, les gens d'ici ont été visités par toutes les marines d'Europe car dans le temps, les bateaux de haute mer faisaient escale ici pour prendre de l'eau potable. Elle toucha une petite pension que lui attribuèrent les Affaires Maritimes et retourna faire les marées.
    François allait à l'école et était aussi chenapan et braconnier que ses oncles. Puis, en grandissant, il devint timide et studieux. On devinait, rien qu'à le voir, qu'il avait plus de maturité que ceux de son âge. Philomène, sans le gâter, lui donna toujours ce qu'il fallait. Elle lui paya même des disques et un tourne-disque, chose rare dans le pays, quand elle fut convaincue que la musique contribuait à la culture d'un futur bachelier. Le fait est qu'il fut reçu bachelier à dix-sept ans. Il entra à l'université. Elle travailla, cet hiver-là, de sept heures du matin à sept heures du soir chez un ostréiculteur. Dès le printemps, elle fit des extra comme serveuse dans un restaurant, elle s'y rendait en vélo, après le travail des huîtres. À trente sept ans, elle n'avait jamais été aussi belle et désirable. Une silhouette musclée et ferme comme une nageuse, avec un regard franc et audacieux qui fouettait le sang des hommes... J'étais alors jeune facteur et, dans mon métier, on est un peu l'oreille des commères, je peux affirmer aujourd'hui qu'on ne lui prêta aucune aventure. 
C'était l'illustration de l'amour maternel de qualité supérieure. Mon conteur soupira. Pour être belle, elle était belle, ça oui. François, qui préparait son droit à Bordeaux, lui écrivait presque tous les jours. Je lui portais son courrier à la fin de ma tournée pour avoir le plaisir de le lui lire. Je la complimentais sur sa taille, sur la fraîcheur de sa peau et le brillant de ses cheveux. Toutes choses dont les femmes sont fières, en général. Mais elle haussait les épaules, le regard dans le vague. Ou bien, quand je m'enhardissais un peu, elle me montrait la photo de son fils et me disait, avec un sourire malicieux, que cet homme-là lui suffisait. Pendant les vacances on entendait de la musique chez eux toute la journée. Ils dansaient, figurez-vous et riaient à vous rendre jaloux. On les voyait aussi se promener dans le marais, bras dessus, bras dessous, il la dépassait de trente bons centimètres ce qui ne l'empêchait pas de se coller à lui, hanche contre hanche. Dans ces moments-là, on ne peut empêcher son imagination de vagabonder et de se demander ce qu'ils fricotaient. J'enviais François, sincèrement... Une fois François reparti, elle retournait au travail comme un bagnard à la chiourme. 
     - Il ne passa jamais de vacances ailleurs ?       
    - Non, jamais. Puis ce fut la guerre. Trop jeune, il ne fut pas mobilisé. Vint la débâcle. Le village étant en zone libre, la vie continua comme avant. François reprit ses études. En novembre 41, il me rendit visite. Je vais gagner l'Angleterre, me dit-il. Je n'ose pas l'avouer à ma mère de peur qu'elle tente de m'en empêcher. Voici une lettre pour elle. Je ne reviendrai qu'avec les Anglais. J'espère seulement que ce ne sera pas trop long. Je sais qu'elle vous aime bien Valentin. Valentin, c'est mon prénom. Je compte sur vous pour lui faire comprendre. Prenez grand soin d'elle.
    Je lus la lettre à Philomène. Elle pleura, assise à sa table de cuisine, le visage enfoui dans ses bras repliés. Je m'en souviens comme de la veille. Je ne voyais d'elle que sa chevelure, vigoureuse, épaisse et parfumée. J'aurais donné dix ans de ma vie pour la prendre par les épaules et la serrer dans mes bras. Au lieu de ça, je me suis mis à parler d'héroïsme, de sacrifice et de patrie... Un vrai discours de 14 juillet. Quelques semaines plus tard, je lui remis une lettre venue d'Angleterre. François s'était engagé dans les Forces Françaises Libres et racontait sa vie de soldat. Durant l'année, elle reçut régulièrement de ses nouvelles et elle parut se faire à son absence. Elle disait pour se consoler que, en Angleterre, il était au moins à l'abri d'un mauvais coup.
    Valentin s'arrêta pour rallumer son cigarillo. Cette histoire qui se déroulait dans ce pays perdu me barbait, pour tout dire, j'aime assez peu les monologues et je m'endors sur les tirades du Cid. Mais arrêter le verbiage de ce Valentin sur un simple geste me paraissait à la fois impossible et téméraire ; c'était son heure de gloire et il voulait aller jusqu'au bout. Son regard à travers la fumée du cigarillo ne me laissait d'ailleurs aucun doute, il m'aurait ficelé et peut-être même étranglé pour pouvoir continuer. Je devinais aussi qu'il avait caché l'amour qu'il avait eu pour cette femme et que peut-être, aujourd'hui, devant un étranger, il osait pour la première fois en parler.
    - Poursuivez Valentin, je vous prie.
    - L'Allemand envahit ce qui restait du pays et un escadron de vétérans, des individus entre trente et quarante cinq ans, s'installèrent à Lupin. Ils logèrent chez l'habitant et Philomène eut droit, comme les autres, à son militaire, lequel dormait dans la chambre de François, comble de l'outrecuidance. C'était un grêlé, un adjudant ganache et ahuri, laid comme un crocodile. Au bout de trois semaines de cohabitation, elle le jeta dehors au milieu de la nuit avec tout son fourbi. Elle prétendait qu'il avait voulu la violer. Elle portait des traces de coups et le capitaine qui commandait l'escadron n'y alla pas par trente-six chemins, il fit expédier le grêlé sur le front russe malgré ses dénégations, puis il présenta ses excuses à Philomène et lui assura qu'elle n'aurait plus à héberger quiconque. À la suite de ça, elle se calfeutra chez elle. Je lui portais du poisson, elle élevait des poules et cultivait quelques légumes. Elle avait peu de besoin. Elle prit même l'habitude de faire son pain pour ne pas avoir à se déranger. Le soir elle se barricadait et n'ouvrait à personne, sauf à moi. Cette histoire de tentative de viol m'a toujours étonné... À moins qu'elle n'ait crée l'incident pour continuer d'être seule chez elle ? Des fois que François serait revenu. Mais les lettres de son fils étaient devenues rares, elles faisaient intervenir trop de bonnes volontés désormais. Pourtant, un jour, elle reçut de ses nouvelles par un pêcheur basque qui mouilla dans le coin une petite journée. Il lui annonça que François allait débarquer à Lupin dans les quinze jours. Evidemment elle me prévint. Elle me parut si excitée que je doute qu'elle dormît une seule heure avant l'arrivée de son fils. Un sous-marin le déposa une nuit avec deux soldats anglais, à hauteur de la Passe-aux-boeufs. Ils accostèrent à Lupin dans des canots pneumatiques chargés de lourdes caisses de bois blanc qu'ils entreposèrent dans la cave de Philomène.
    - Elles contiennent ce qu'il faut pour déloger l'ennemi. Veille à ce qu'elles demeurent en bon état et n'en parle surtout à personne, sauf à Valentin, si tu le juges utile.
   Puis, ils l'embrassèrent et François promit de repasser pour les reprendre sous peu. Intrigué, le jour suivant j'ouvris une de ces caisses et n'y vis que des paquets anonymes emballés dans du papier huilé. Philomène ne voulut pas que j'en ouvre d'autres, elles appartenaient à François et aux Anglais et je n'avais pas à y fourrer mon nez. En réalité, je l'apprendrai plus tard, elles contenaient une grande quantité d'un explosif très puissant, de la mèche lente, du cordon détonnant, et des détonateurs au fulminate de mercure. J'étais loin de supposer ça... Quand on pense que les patrouilles allemandes passaient deux fois par jours près de chez elle. Philomène attendit sans désemparer le retour de son fils, puisqu'il le lui avait promis. Deux années passèrent et pendant ce temps, respectant la consigne, elle époussetait les caisses et astiquait les détonateurs pour qu'ils conservent l'éclat du neuf. À la libération, elle reçut la visite d'un officier britannique qui l'avisa que François Mouche, sous-officier dans une unité spéciale, les fameux Jedburgh, avait été porté disparu au cours d'une mission. L'officier déposa sur la table de la cuisine la Croix de Guerre française et la Military Cross britannique, marmonna un "I'm sorry" et deux ou trois phrases qu'elle ne comprit pas, et s'en fut.
     Elle refusa l'évidence. Un gaillard qui était venu narguer la plus puissante armée du monde dans un petit canot de caoutchouc ne pouvait disparaître ainsi. Elle se persuada qu'il s'était réfugié dans un autre pays, en Suisse ou en Amérique du Sud et qu'il reviendrait un jour à Lupin. Elle l'attendit en surveillant la terre, le ciel et la mer. J'essayais bien de la raisonner mais elle me mit à la porte. Après un mois de bouderie, je revins la voir décidé à lui laisser ses illusions. Quand je lui rendais visite, elle me montrait le lit de François toujours prêt, les draps qu'elle changeait tous les quinze jours, les fleurs qu'il aimait dans un vase sur la table, les confitures qu'elle lui préparait. Elle le voyait tantôt milliardaire dans un pays lointain, tantôt trop pauvre pour pouvoir revenir. Elle me demanda plusieurs fois de me lancer à sa recherche. Je disais oui, bien sûr, persuadé qu'elle n'avait plus sa tête et qu'elle déraillait. Parfois même, elle se croyait encore sous l'occupation et discutait avec moi à voix basse, en jetant à gauche et à droite des regards inquiets. Un jour, elle m'apprit que les caisses dans sa cave se couvraient de moisissures, ce qui n'allait pas plaire à François. C'était une divagation de plus et la guerre était si loin... Egarée dans ses songeries, elle attendait son fils comme aucune mère ne pouvait le faire. Cette constance, ce patient délire, crevait le coeur de tout le monde. On pouvait lui raconter les événements de la planète, elle écoutait à peine et le pape aurait pu se marier ou se faire communiste qu'elle s'en foutait comme de sa première charentaise. Elle jeta dehors le maire venu lui proposer de graver le nom de son fils sur le monument aux morts en criant qu'on voulait le tuer, lui porter malheur. Il menaça de la faire interner. Avec quelques autres on s'y opposa, finalement, elle resta et on l'oublia. Mon conteur cessa un instant de parler et se moucha bruyamment.
    - Que s'est-il passé exactement le matin de l'explosion ? Elle est sûrement descendue remuer et épousseter ses saletés de caisses. L'artificier de la Préfecture nous a expliqué que les explosifs étaient devenus chimiquement instables. Un choc minuscule pouvait provoquer l'explosion. Alors pensez, Philomène avec son plumeau et ses chiffons.
    L'explosion fit sauter toutes les vitres du village et fissura pas mal de maisons, sans compter l'église et le fort. Il me montra une lézarde qui courait du faîte jusqu'au pied de la poterne. À Rochefort on crut à un tremblement de terre et des marins qui partaient en pêche virent la lueur depuis la rade de l'île d'Aix. Comme tout le monde, je m'étais précipité dehors. La maison de Philomène avait été éparpillée dans le marais et d'elle plus rien, même pas une chaussure ou une épingle. Exactement comme si elle n'avait jamais existé. Pour le coup, le village a fait faire la stèle qui est maintenant près du monument aux morts. On peut y lire ceci : "A la mémoire d'André Mouche disparu en mer, du sergent François Mouche mort en terre inconnue et de Philomène Mouche, sa mère, sans sépulture"... Cette stèle, c'est bien pour dire qu'ils sont réunis quelque part. Tenez, voilà les clefs du fort monsieur, prenez tout votre temps pour travailler, lui, il ne risque pas de s'envoler. Il n'y a jamais eu d'explosifs ni même de poudre à canon dans ses caves puisqu'il était dépassé et inutile le jour même de son inauguration ! Les canons avaient fait des progrès, paraît-il, dans leur portée ; bien que je me demande si on peut raisonnablement parler de progrès, comme certains le font, quand il s'agit des armes et de la guerre.

                            Jean-Bernard Papi © 
 
 Fort Lupin