Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
            Mémoires des autres guerres.  
  
                                                                                         

                                 Capitaine









 
      

    Les gens que nous avions en face n'étaient pas des novices ni des manchots. Ils savaient se battre et les balles qui nous sifflaient aux oreilles, chaque fois que nous bougions un orteil nous renseignaient sur leur état d'esprit, et sur leur stock de munition qui paraissait inépuisable. Je n'avais qu'une section avec moi, autant dire peu de monde pour les déloger de cette espèce de bicoque sans toit qui leur tenait lieu de repaire. C'était, malgré tout, bien commode car les grenades à fusil avaient plus de chance de les atteindre. Ce con de Stein avait oublié le mortier de 80 mm ce matin et s'était encombré, dès qu'il s'en était rendu compte, d'une caisse de grenade à fusil empruntée aux gars d'un blindé que nous avions croisé. Comment peut-on oublier un mortier ? Je n'en sais rien, mais ce n'était pas le genre de mystère qui me préoccupait pour l'instant.

    Les grenades à fusil c'est bien connu, c'est nettement moins précis qu'un mortier que l'on peut caler convenablement avant de faire une fourchette et pilonner sans trop d'écarts. Avec ces cochonneries de grenades à fusil, les gars avaient arrosé la route, ensuite le jardin derrière la baraque, puis la forêt qui commençait après le jardin, un pont sur la route. N'importe quoi mais pas la maison.
    - Connard, j'avais dit à Stein au bout d'une dizaine d'essais, t'as plus qu'à aller leur balancer des grenades à main sur la gueule.
    La nuit allait tomber dans une heure et je ne nous voyais pas passer la nuit à attendre qu'ils se rendent. Sous la flotte. Car il s'était mis à pleuvoir au début de l'après midi, pendant que nous mangions sur le pouce nos rations de combat. Les autres en face, on le savait, n'avaient rien à bouffer depuis quatre jours et rien à boire. Enfin rien à boire plus maintenant puisque le ciel se chargeait du ravitaillement. J'avais perdu deux hommes, tués dès le début de l'engagement, et trois blessés attendaient l'ambulance. Mais, pour qu'on vienne les chercher, il fallait neutraliser les salopards. Combien étaient-ils ? Mystère. Sept ou huit selon moi, guère plus. Roth, le caporal, prétendait qu'ils étaient vingt au moins. Il avait compté les coups qui étaient partis quand nous avions mené l'assaut, au début de la matinée. Le chiffre était fort, je le lui avais dit.
    - Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à aller les compter vous-même, mon lieutenant.
    La réserve de cartouches aussi avait fondu, deux chargeurs maximum par bonhomme, c'est tout ce qui nous restait et pour des fusils d'assaut plutôt gourmands ce n'était pas lerche.
   - Dès que la nuit sera tombée, Roth, vous prendrez la moitié des gars, plus Stein et ses grenades, et vous foncerez sur la baraque. On tirera tant qu'on pourra, pour vous couvrir.
     - Et après ?
    - Et après vous entrerez sans frapper en disant, la gueule enfarinée : "Bonjour braves gens, je suis l'ami de Maurice... "
    Roth s'était marré. Prof de lettres dans le civil et la langue bien pendue, trop bien à mon avis ; ça lui valait ce soir de jouer au héros. Combien de mètres devaient-ils se payer, lui et ses hommes, avant d'atteindre la baraque ? Quatre vingt ou cent, pas plus. Mais il fallait les faire en zigzague, d'un arbre à l'autre, d'un trou à l'autre, rien d'un cent mètres olympique.
    La nuit est venue rapidement, pas de lune, rien que des nuages avec la pluie par intermittence. J'ai ordonné de mettre la baïonnette au canon. Je savais qu'on allait terminer le boulot avec ça. Rien que de me rappeler la sensation de cette lame entrant dans un ventre ou dans une gorge j'avais envie de dégueuler. On sent d'abord une incroyable résistance et on se dit qu'on n'arrivera pas à percer cette couenne, ce cuir. Alors on force un grand coup et ça cède. Après c'est comme dans du beurre et ça pue, même le sang pue. Dès qu'on perce l'enveloppe, la merde est là.
    J'ai fait signe à Roth : C'est le moment. Avec les autres nous avons commencé un feu nourri en visant les ouvertures. Un boucan terrible. Avec la lunette de vision nocturne je suivais la progression des gars. Pourvu qu'en face ils n'en possèdent pas. Ils ont attendu qu'ils soient à vingt mètres pour faire feu à leur tour...et ils avaient des lunettes eux aussi. Tout le monde s'est mis à tirer en même temps, nous, eux, les gars de Roth. On devait nous entendre jusque dans la vallée. Je crois qu'ils sont tous tombés avant d'atteindre la porte mais Stein à réussi à balancer des grenades au bon endroit. Quand elles pétaient, on avait l'impression que les murs gonflaient. Cinq ou six explosions puis plus rien. Stein par contre avait son compte.
    Alors on s'est élancé à notre tour, en faisant "la boule de feu" comme on dit dans le métier. En fait on brûlait nos dernières cartouches. La riposte était plus faible maintenant preuve que les grenades avaient dû surprendre beaucoup de monde. Stein était le meilleur lanceur que j'aie connu, capable de toucher une niche à chien à cinquante mètres. Trois individus blessés ont voulu nous barrer la route et sont sortis. On les a embrochés. On a raflé leurs armes puis on est entré dans la maison.
    Dans la pièce unique d'où ils nous canardaient, encore saturée d'un brouillard de poussière et de fumée, il y avait un petit groupe de civils et de soldats dans un coin qui levaient les bras. Je me suis approché après avoir dit à mes gars de les tenir en joue. Même si nous n'avions plus du tout de cartouche ça n'était pas utile de les mettre dans la confidence. Ils étaient cinq, des individus plus très jeunes, épuisés, sales, le visage et les mains noirs comme des mineurs de fond. Au moment de les menotter j'ai trouvé que l'un de ces guerriers, le plus jeune, avec des galons de capitaine en épaulette, avait une drôle d'allure. Je l'ai attrapé par le bras et je l'ai fait mettre debout avant de l'éclairer de ma lampe électrique.
    Je ne sais pas si vous êtes allés souvent voir des matchs de foot, mais même si vous n'en avez vu qu'un seul vous ne pouvez pas ne pas avoir remarqué l'étrange liesse, la sorte de danse érotique qui s'empare des joueurs lorsque l'un d'eux marque un but. Pour un peu ils se sodomiseraient en couronne. À cet instant nous étions dans le même état d'excitation que ces joueurs, l'adrénaline nous sortait par les yeux et les oreilles. Nous étions prêts à toutes les bêtises, et en particulier à sauter sur la première femelle qui se présenterait à la porte, jeune ou vieille, moche ou jolie. C'est comme ça et le meilleur des sorbonnards ne nous aurait pas raisonné à cet instant. Tous les regards ont convergé vers le visage sous ma lampe. Une femme, c'était une femme. Belle ? Je n'en sais rien. C'était une femme avec un cul et rien d'autre.
    Je sentais la présence pesante et implacable de dizaines de verges tendues vers elle ; c'était aussi palpable que de sentir l'ennemi s'approcher de vous en rampant. Dans le noir les yeux des gars étaient phosphorescents, j'entendais leur respiration couiner comme celle des asthmatiques. J'ai chopé la capitaine par sa vareuse. Il y avait sur l'arrière de la maison une pièce avec une porte, pas de plafond bien sûr, mais une porte solide. Je l'ai poussée dans cette pièce et j'ai repéré tout de suite un tas de couverture.
   - C'est ici que je dors, a-t-elle dit d'une voix lasse.
   Elle avait une voix de contralto qui vous cramponnait au ventre. J'ai dit.
    - Cette voix, vous ne devriez pas...
    - C'est la mienne... Permettez que je me débarbouille ?
    - Vous êtes vraiment capitaine ?
    - Vous voulez voir mes papiers militaires ?
   Ce n'étaient pas les chiffons mouillés qui manquaient. Elle s'est essuyé le visage. Finalement, elle était plutôt jolie. À peu près trente ans, me semblait-il. Maintenant, je ne savais plus quoi faire. J'avais envie d'elle mais en même temps elle m'intimidait. Quelqu'un a crié de l'autre côté de la porte : Ça va Yasmina ?
    - C'est mon père. Il nous a suivis, mais il ne combat pas. Il n'a pas voulu me laisser seule. C'est idiot.
    - C'est idiot en effet. Réponds-lui.
    - Tout va bien papa, ne t'inquiète pas.
    - Bon, et bien Yasmina...Je me raclais la gorge.
    - Tu veux boire quelque chose ? Elle fouillait sous les couvertures. J'ai sorti mon revolver.
    - Pas de blague ou je te fais sauter la tronche !
    Elle m'a tendu une bouteille d'alcool du pays, une eau-de-vie de force quatre qui vous arrachait les yeux des orbites.
     - Bois d'abord.
     Elle a avalé une bonne rasade et s'est mise à tousser. J'ai passé la bouteille à mes hommes par la porte entrebâillée. À défaut de gonzesse, ils pouvaient voir venir avec ça. J'ai refermé. Finalement je n'avais plus envie d'elle. Je me disais que ce serait salaud de ma part, que je n'aimerai pas que l'on fasse une vacherie pareille à ma frangine, par exemple. Et puis il y avait son père de l'autre côté de la porte et ça me refroidissait. Pendant ce temps Yasmina s'était en partie déshabillée en se faisant la tête de la chèvre que l'on mène pour servir d'appât au tigre. Elle avait enlevé sa veste de treillis et comme dans toutes les armées du monde, mâle ou femelle, elle était en tee-short. Je me suis demandé si elle touchait un soutien-gorge dans son paquetage. Elle n'en portait pas. Elle s'est mise à délacer ses rangers, posément.
   - Tu es mariée ?
   - Non et toi ?
  - Non plus. Je mentais, mais rien ne m'obligeait à raconter ma vie. Après tout c'était notre prisonnière. De l'autre côté de la porte j'entendais mes gars parler entre eux d'une voix sourde. Quelqu'un s'est mis à rire, l'effet de la gnôle sans doute. Elle était peut-être même pucelle, allez savoir avec ces filles-soldats.
    - Tourne la tête.
    - Pourquoi ?
    - J'enlève mon pantalon.
    Je n'ai pas tourné la tête. Ça ne gazait pas. Cette fille se déshabillait avec trop de complaisance. Elle était en train de me jouer un tour de con. Je me suis approché d'elle. L'éclairage, ma vieille pile à bout de souffle, ne permettait pas de voir à plus de cinquante centimètres. La pluie ne tombait plus. Elle cache une arme, je me suis dit ; alors j'ai passé ma main sur elle, sous les bras, dans le dos, autour des seins et finalement entre ses cuisses jusqu'au sexe et entre les fesses. Parfois les prisonniers planquent entre leurs cuisses un petit poignard ou un pistolet extra plat attaché avec du sparadrap. Elle n'avait rien de tout ça. Elle s'est laissée tranquillement explorer. À un moment elle a passé ses bras autour de mon cou. J'ai fait un bond en arrière. Elle a murmuré je ne sais quoi entre ses dents.
    - Répète !
    - Je dis que tu n'es qu'une lavette.
    J'ai défait ma braguette, mais rien à faire. Elle s'est mise à rire. On ne pouvait plus l'arrêter.
    - Ça va Yasmina ?
   - Oui, ça va papa !
  J'ai cramponné mon pistolet : La ferme, ferme ton bec pauvre conne ! Elle a continué à rire : Rentre ton oisillon, il va prendre froid ! J'ai vidé le chargeur. Elle était vraiment pucelle, c'est le médecin du régiment qui l'a affirmé. Au tribunal, personne n'a compris ce qui m'avait pris, les juges ont même haussé les épaules quand je leur ai dit que je crevais de trouille.
                                                      
Jean-Bernard Papi ©

                                               
 à suivre,