Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

19- La réception de la reine.
   
Le roi quitte la place en compagnie de Lancelot lequel le supplie de le mener devant la reine.
   – Je ne serai pas le dernier à accepter, et si vous le désirez je vous mènerai ensuite auprès du sénéchal Keu, répond le roi.
  Si grande est la joie de Lancelot qu’il en serait tombé à ses pieds. Le roi l’accompagne dans la salle où s’est retirée la reine. Quand celle-ci aperçoit le roi tenant Lancelot par un doigt elle avance à leur rencontre. Cependant elle montre un visage fermé, tête baissée elle ne prononce pas un mot.
   – Madame, voici Lancelot qui vient à vous, annonce le roi. Cela doit vous faire plaisir.
   – À moi sire ? Pas du tout, je n’ai que faire de sa visite.
   – Ne dites pas cela madame ! s’exclame le roi qui est un homme généreux et sensible. D’où vous vient pareille humeur ? C’est bien mal agir envers celui qui vous a tant servie au point, en cours de route, de mettre plusieurs fois sa vie en danger. Il vous a secourue et défendue contre mon fils Méléagant qui bien malgré lui vous a rendu la liberté.
   – Eh bien sire, Lancelot a perdu son temps ! Je ne crains pas de l’affirmer et je ne lui en sais aucun gré.
   Pendant ce temps Lancelot réfléchit, puis il lui fait une humble requête comme il sied à un parfait amoureux. 
   – Madame, supplie-t-il, je suis tout affligé, n’en doutez pas, et je n’ose vous en demander la cause.
   Il aurait volontiers continué à se plaindre mais la reine pour mieux l’anéantir ne lui répond pas et se retire dans une chambre voisine tandis qu’il la suit des yeux, et du cœur. La chambre est proche et si Lancelot ne la voit plus de ses yeux pleins de larmes son cœur la suit à l’intérieur.
   – Lancelot, murmure le roi, en confidence je m’interroge étonné sur ce que cela signifie. D’où vient que la reine ne tolère pas votre vue et ne veut pas vous parler. Si elle a l’habitude de bavarder avec vous, il n’y a pas de raison qu’aujourd’hui elle s’y refuse et vous fuit après ce que vous avez fait pour elle. Si vous en connaissez le motif, ou pour quelle faute elle vous fait ce visage renfrogné, dites-le moi.
   – Sire, soupire Lancelot, jusqu’à présent je n’y avais pas pris garde, mais c’est certain, ma vue lui déplait et ma voix tout autant. Cela me peine et me tourmente.
   – Elle a tort, déclare le roi, car pour elle, vous vous êtes jeté dans des périls mortels. Mais venez, cher ami, allons voir le sénéchal.
    – En effet.
  Tous deux se rendent auprès du sénéchal. Quand Lancelot s’approche de lui, le premier mot du sénéchal fut un tendre reproche.
    – Tu m’as couvert de honte, Lancelot !
    – Moi ? Et en quoi, dites-le moi. Comment ai-je pu vous causer de la honte ?
    – De manière très grave en menant à bien ce que je n’ai pas pu accomplir. Tu as fait ce que je n’ai pu faire !
   Pour les laisser en tête à tête le roi sort de la chambre. Lancelot veut savoir auprès du sénéchal s’il a beaucoup souffert.
  – Oui, répond Keu, et c’est toujours le cas. Je souffre plus que jamais et je serais mort depuis longtemps sans ce roi qui vient de s’en aller. Plein de compassion, il m’a montré une amitié pleine de gentillesse telle que pour ce qu’il en avait connaissance, ce qui m’était nécessaire ne m’a jamais manqué, et ce que je désirais m’était tout de suite apporté. Mais pour un bienfait du roi, Méléagant son fils qui n’a pas son pareil en malveillance, appelait à lui traîtreusement les médecins pour leur ordonner de mettre sur mes plaies des pommades mortelles. J’avais un père et un parâtre, et quand le roi me faisait mettre un bon emplâtre, son félon de fils le faisait rapidement enlever et remplacer par un onguent nocif. Je suis tout à fait sûr que le roi n’en savait rien parce qu’il n’aurait pas toléré un tel crime. Vis–à–vis de ma dame vous ignorez encore tout de sa noble et royale conduite, car jamais forteresse ne fut si bien gardée par des sentinelles depuis l’Arche de Noé, qu’il ne protége la reine. Il ne la laisse même pas voir à son fils, sauf en  public ou en sa propre présence, lequel s’en désespère. Ce noble roi l’a traitée et continue de le faire avec tout le respect qu’elle a elle-même imposé, car c’est elle et elle seule qui en a établi les règles et le roi ne l’en a que plus estimée. Mais est-il vrai qu’elle est si en colère contre vous qu’elle a refusé devant tout le monde de vous adresser la moindre parole ?
   – On vous a dit la vérité, soupire Lancelot, vraiment. Mais, au nom du ciel, savez-vous pourquoi elle me déteste ?
  Keu répond qu’il n’en sait rien, mais qu’il se trouve curieusement surpris. « Que sa volonté soit faite », murmure Lancelot qui ne souhaite pas poursuivre plus loin.
   – Il me faut prendre congé, ajoute-t-il, et retrouver Gauvain qui m’a promis d’entrer dans ce pays en passant par le Pont sous l’Eau. 
   Lancelot quitte Keu et prend aussitôt congé du roi qui y consent. Ceux qu’il a délivrés et arrachés à leurs geôles lui demandent ce qu’ils doivent faire maintenant.
   – Ceux qui le souhaitent peuvent venir avec moi, leur répond-il. Ceux qui veulent  partir avec la reine s’en retournent auprès d’elle. Rien n’exige qu’ils m’accompagnent !
    Ceux qui ont choisi Lancelot partent donc avec lui, bien plus joyeux qu’à l’ordinaire. Auprès de la reine demeurent des jeunes filles, toutes ravies, des dames et plusieurs chevaliers. Ils auraient préféré rentrer dans le pays de Logres avec elle, mais si la reine les retient c’est qu’elle attend maintenant des nouvelles de monseigneur Gauvain, et affirme-t-elle, elle ne bougera pas d’ici avant de savoir.

20- Les lamentations de la reine. 
  Dans tout le pays on sait maintenant que la reine et la totalité des prisonniers sont libres désormais et qu’ils peuvent partir quand ils le veulent. Quand les habitants se rassemblent, ils ne parlent que de ça et s’interrogent pour savoir si tout cela est vrai. Ils sont aussi très en colère en apprenant que les passages dangereux vont être détruits et que, désormais, au pays de Gorre, l’on entre et l’on sort comme on veut. Rien n’est plus comme d’habitude !  Quand les gens de Gorre -une partie de ceux qui n’ont pas assisté au combat-, apprennent que le fils du roi est défait, croyant faire plaisir à leur seigneur, ils décident de capturer Lancelot et de le lui amener. Ils savent par où ce dernier doit passer et que ceux qui sont avec lui, et Lancelot lui-même, ne sont pas armés, aussi ces derniers sont facilement vaincus par des individus venus bien armés. Ils le capturent donc et lui attachent les pieds sous son cheval.
   – Vous agissez bien mal messeigneurs, se défendent les compagnons de Lancelot, car le roi nous protège, lui qui nous a placé sous sa sauvegarde.
   – Nous n’en savons rien répliquent les autres, mais c’est comme prisonniers que vous devrez nous suivre à la cour ! 
    La rumeur, toujours prompt à courir parvient au roi qui apprend qu’on a capturé Lancelot et qu’on l’a tué. Le roi est accablé, il jure sur sa tête et plus encore, que les auteurs de ce crime seront occis à leur tour sans possibilités de se défendre. Quand ils seront entre ses mains, ils seront tout juste bons à être pendus, brûlés vifs ou noyés. S’ils nient, il n’en tiendra pas compte car ils lui ont empli le cœur de fiel et lui ont fait un affront tel que cela lui serait à jamais reproché s’il ne se vengeait pas. Aussi, il se vengera, que personne n’en doute ! La nouvelle parvient à la reine qui venait de passer à table, elle en est si troublée que pour un peu elle en perdrait la voix. Elle se reprend à cause de ceux qui sont présents, et se lamente à haute voix.
   – Sa mort vraiment me cause un chagrin immense et ma peine n’est pas sans raison. Il vint pour moi, pour ma défense, dans ce pays alors pourquoi ne serai-je pas affligée ? Puis elle se dit qu’on ne pourra plus la prier de boire et de manger s’il est vrai que celui qui était toute sa vie est mort.
   Abattue, elle se lève de table pour pleurer loin de tous. Prête à se tuer, elle se prend à la gorge, mais avant elle doit se confesser, solitairement. Alors, elle se repent et bat sa coulpe s’accusant d’avoir commis un péché envers celui, et elle le sait, qui a toujours été à elle et qui vivant le serait encore. Elle a tant de regrets d’avoir été cruelle que cela altère sa beauté et ternit plus son teint et son éclat que de veiller et de jeûner. Elle fait le compte de ses fautes et chacune défile devant ses yeux.
   – Hélas ! se morfond-elle, où ai-je pris l’idée, quand mon ami vint devant moi, de ne même pas l’écouter au lieu de l’accueillir avec joie. C’était une pure folie de ma part que de refuser de le voir et de lui parler ! Folie ? Grand Dieu non, mais plutôt de la cruauté et de la méchanceté ! J’ai cru pouvoir le faire par simple jeu mais il en a jugé autrement et ne m’aura pas pardonné. C’est moi qui lui ai porté le coup fatal. Quand il est arrivé devant moi en riant, sachant que j’en serais heureuse et lui ferais fête, et que je ne voulus pas le voir n’était-ce pas là un coup mortel ? En refusant de l’écouter, de lui parler, je lui ai, sur l’heure, arraché le cœur et la vie. Voilà je crois les deux coups qui l’ont tué, et aucun autre soudard ne doit être accusé. Mon Dieu, pleure-t-elle, Pourrai-je racheter ce meurtre, ce péché ? Hélas non ! On aura vu d’abord se dessécher les fleuves et la mer se tarir. Quel réconfort  quelle paix j’aurais trouvé si une seule fois avant sa mort j’avais pu le tenir entre mes bras ! Comment l’aurai-je tenu ? Mais nue, afin d’être plus à l’aise, l’un contre l’autre. Maintenant qu’il n’est plus je suis bien lâche de ne pas rechercher la mort. Pourquoi ? Cela lui nuit-il si je vis toujours après sa mort sans trouver de plaisir à rien, sauf aux tourments que j’endure pour lui ? Si c’est là tout mon bonheur après sa mort, alors quelle douceur m’eut apporté sa vie ! La lâcheté, c’est de vouloir mourir plutôt que de souffrir pour lui. Oui, il m’est infiniment doux de mener ainsi un deuil incessant. Plutôt vivre accablée de coups que de trouver le repos dans la mort ! 
   La reine resta prostrée deux jours durant, sans boire ni manger, si bien qu’on la crut morte.
                                         
21- La peine de Lancelot 
   On trouve toujours quelqu’un pour colporter rapidement les nouvelles, surtout quand elles sont mauvaises, c’est ainsi que l’on informa Lancelot de la mort de la reine. Ne doutez pas de son chagrin ! Il est aisé d’en deviner l’étendue. Mais si vous voulez en connaître, sachez qu’il fut si désespéré et la vie lui parut si insipide qu’il souhaita se tuer promptement. Pour ce faire il fit un nœud coulant de sa ceinture tout en exhalant ses plaintes.
   – Ah ! Mort ! Quel piège tu m’as tendu ! J’étais vigoureux et déjà je me sens faible. J’ai perdu mes forces et pourtant je ne sens aucun mal, excepté ce chagrin qui me perce le cœur. C’est un dégât, un mal mortel. J’accepte qu’il en soit ainsi et s’il plaît à Dieu, j’en mourrai. Mais quoi, il n’y a pas que de chagrin que l’on peut mourir, si Dieu y consent ! Il y a d’autres moyens, certainement ! Pour peu qu’Il me laisse passer ce nœud coulant autour de ma gorge j’espère alors que la faucheuse en sera réduite à m’ôter la vie malgré elle. Cette Mort qui a toujours emporté ceux qui ne veulent pas d’elle, se refuse à venir me chercher mais avec ma ceinture je vais l’attraper et quand, captive, elle dépendra de moi, elle sera bien obligée de répondre à mon désir. Non ! Cela risque d’être trop long et j’ai hâte de la trouver !
    Sans plus tarder car il ne veut pas vivre une heure de plus, Lancelot passe sa tête dans le nœud coulant jusqu’à ce qu’il épouse son cou et il attache l’autre bout à l’arçon de sa selle sans éveiller l’attention. Il se laisse alors glisser vers le sol, espérant que son cheval le traîne jusqu’à la mort. En le voyant tomber ses compagnons le croient évanoui, car ils n’ont pas remarqué le nœud qui l’étrangle. Le prenant à bras-le-corps ils le relèvent et découvrent le nœud coulant. En hâte ils le coupent, mais la ceinture a si serré sa gorge qu’il reste longtemps sans pouvoir parler, et de plus les veines du cou et de la gorge ont bien failli se rompre. Par la suite, même s’il le veut, il ne pourra renouveler sa tentative car on le surveille étroitement. Il ne le supporte d’ailleurs pas, tout en se consumant littéralement de douleur.
    – Ah ! gémit-il, vile et indigne Camarde, par Dieu, n’avais-tu pas assez de puissance et de force pour me prendre moi, au lieu de ma dame ? Mais tu aurais trop bien agi, aussi tu n’as pas daigné le faire. Ta perversité seule m’a épargné, quelle faveur ! Que de bonté ! Tu ne pouvais mieux la placer. J’ignore qui me déteste le plus, de la vie qui m’appelle à soi ou de la mort qui se refuse à moi. L’une et l’autre me font mourir. Mais j’ai bien mérité par Dieu, d’être toujours en vie car j’aurais dû mourir dès l’instant où la reine me témoigna de l’animosité. Elle ne l’a pas fait sans raison, il devait y avoir un bon motif même si j’ignore lequel. Si je l’avais connu je lui aurais offert réparation aussi éclatante que possible pourvu qu’elle m’ait pardonné. Mon Dieu, ce crime qu’était-ce ? Peut-être a-t-elle appris que je suis monté dans la charrette ? Je ne vois pas quel autre blâme j’encourrais à part celui-là. Mais si sa rancune vient de là, cela devrait-il me nuire ? Pour me le reprocher, il ne faut pas savoir ce qu’est l’amour. Tout ce que l’on fait pour son amie n’est qu’amour et gentillesse. Mais dois-je l’appeler mon amie ? Hélas je n’en sais plus rien. Amie, ou pas, je n’ose lui donner ce nom. Mais je sais au moins qu’elle ne devait pas me rejeter. Elle devait m’appeler « ami loyal » car à mes yeux c’est un honneur d’accomplir pour elle tout ce que m’ordonne l’amour, même de monter en charrette. Elle devait mettre cela au compte de l’amour comme véritable preuve. Mais voilà, la servir ainsi ne fut pas à son goût, j’en ai fait l’expérience à la façon dont elle m’a reçu. Pourtant en montant dans la charrette cela m’a valu mainte fois d’encourir pour elle, mépris et réprobation. Je me suis livré à une tactique que maintenant on me reproche et ce qui m’était doux m’est devenu amer, comme le décident ceux qui n’entendent rien à l’amour et qui lavent leur honneur dans l’ignominie. Un bain d’infamie ne lave pas l’honneur, il le souille ! Ce sont des ignorants en amour, ceux qui le traitent de cette manière car on se grandit en valeur quand on obéit aux commandements de l’amour, et dans ce cas tout doit être pardonné. C’est se rabaisser en n’osant pas le faire.
   Ainsi se lamente Lancelot et ceux qui le gardent et le retiennent sont accablés eux aussi.
                          

 à suivre,