Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
  
22- La nuit des amants.


   Entre temps, on apprend que la reine n’est pas morte et Lancelot est aussitôt apaisé et il a cent mille fois plus de joie de la savoir en vie qu’il n’avait eu de peine de la savoir défunte. Quand ils se sont rapprochés à six ou sept lieus du manoir du roi Bademagu, celui–ci pour son bonheur apprend que Lancelot est sain et sauf. Aussitôt, il avertit la reine.
  – Mon cher seigneur je vous crois, s'exclame-t-elle, mais s’il était vraiment mort, soyez certain que je n’aurais plus connu le bonheur… Sachant qu’un chevalier pour me servir a perdu la vie, la joie m’aurait été désormais étrangère.
    Sur ces paroles le roi se retire. Il tarde à la reine de voir arriver celui qui fait sa joie et, cette fois, elle n’a plus la moindre envie de lui chercher querelle. La rumeur qui ne connaît pas de repos et courre sans cesse revient dire à la reine que Lancelot voulait se tuer pour elle. Elle n’en doute pas et même en est heureuse, mais elle n’aurait pour rien au monde voulu qu’il réussisse, il ne mérite pas tant de calamités.
   Voici qu’approche en toute hâte Lancelot. Dès qu’il l’aperçoit, le roi Bademagu emporté par sa joie, se précipite pour l’embrasser. Mais cela ne dure guère car il découvre ceux qui l’ont capturé et ligoté.
    – Malheur à vous d’être venu jusqu’ici ! gronde le roi.
    – Nous pensions répondre à vos souhaits ! répondent-ils penauds ;
    – Et à moi me déplaît ce qui vous parut bon, explose le roi. Et ce geste ne touche pas Lancelot, ce n’est pas lui que vous offensez, mais moi qui l’avais placé sous ma protection ! La honte est pour moi, quoi que l’on fasse, mais vous n’aurez pas l’occasion d’en rire quand vous serez sortis d’ici.
   Quand Lancelot se rend compte de la colère du roi il s’efforce de son mieux de ramener la paix. Enfin le roi le mène voir la reine. Cette fois, celle-ci ne garde pas les yeux baissés, au contraire, toute joyeuse, elle va à lui et le reçoit comme un grand seigneur en le faisant asseoir près d’elle. Ils ont ensuite tout loisir de bavarder car les sujets ne manquent pas et l’amour leur en fournit un grand nombre. Lancelot, au bout d’un moment, s’aperçoit que la reine boit ses paroles et qu’il a le champ libre pour l’interroger.
   – Madame, murmure-t-il, quel étrange accueil vous m’avez fait l’autre jour en me voyant. Vous ne m’avez pas dit un mot ! Pour un peu vous me poussiez à mourir. Je n’ai pas eu le courage, comme je le fais en ce moment, de vous questionner. Je suis prêt à réparer le crime qui m’a causé tant de tourment.
   – Comment ? Répond la reine, mi-figue mi-raisin, la charrette ne vous a-t-elle pas fait honte et ne vous a-t-elle pas rempli de crainte ? Vous y êtes monté à  contrecœur après avoir hésité l’espace de deux pas ! À cause de cette hésitation je n’ai pas voulu vous parler ni même vous regarder.
    – Dieu me préserve une autre fois d’une telle faute, soupire Lancelot, et qu’Il n’ait jamais pitié de moi car vous avez eu raison d’agir ainsi ! Madame, pour l’amour de Dieu, acceptez que je vous en fasse réparation et si vous devez jamais me pardonner, je vous en prie, dites le moi !
    – Ami, votre peine est entièrement remise et je vous pardonne de bon cœur.
   – Madame, sourit Lancelot, soyez en remerciée mais je ne peux dire ici tout ce que je voudrais. J’aurais souhaité un entretient plus libre encore, si c’est possible.
   – Venez me parler, répond la reine en montrant une fenêtre du regard, cette nuit, à cette fenêtre quand tout le monde dormira. Vous viendrez par le verger mais vous ne pourrez pas entrer ici pour passer la nuit. Je serai dedans et vous resterez dehors, je ne pourrai vous rejoindre que par la voix ou par la main mais, j’y serai jusqu’au matin si vous le désirez et pour l’amour de vous. Nous retrouver dans la chambre est impossible car devant mon lit se meurt le sénéchal Keu des blessures dont il est couvert et d’autre part la porte est fermée, verrouillée et même surveillée. Et prenez garde en venant que personne ne soit là pour vous épier.
    – Madame, s’exclame Lancelot, partout où je le pourrai je ne me laisserai épier par quiconque qui penserait à mal et médirait en me voyant !
  C’est ainsi qu’est pris leur rendez-vous et tous les deux se séparent le cœur joyeux. Quand Lancelot sort de la chambre, il est si heureux qu’il a oublié tous ses tourments. Mais la nuit est longue à venir et le reste de la journée lui parait plus interminable à supporter que cent jours ou même qu’un an. Dans son combat contre le jour, la nuit profonde et ténébreuse remporte enfin la victoire en le couvrant de son manteau. Quand Lancelot voit le jour s’obscurcir, il feint la fatigue et la lassitude, dit qu’il a trop veillé, qu’il a besoin de repos. Vous comprendrez aisément, puisque vous avez tous agi de même, que la fatigue et l’envie de dormir ne sont qu’un prétexte pour éloigner les soupçons des gens de la maison. Mais il se moque de son lit et pour rien au monde ne s’y endormirait. Très vite, sans bruit il se lève. Par chance, dehors ne brille ni lune ni étoile et dans la maison ne brûle ni lampe, ni chandelle ou lanterne. Jetant des regards autour de lui, il file sans bruit. Comme tout le monde supposait qu’il passerait la nuit dans son lit, c’est sans compagnon ni garde qu’il se hâte vers le verger. Par chance il ne croise personne et découvre pour son bonheur qu’un pan de mur entourant le verger s’est écroulé depuis peu.
    Par cette brèche il se glisse et parvient à la fenêtre. Sans parler, tousser ou éternuer, il attend. La reine enfin parait, sans robe ni tunique, dans la blancheur d’une chemise avec juste un manteau court d’écarlate doublée d’écureuil sur les épaules. Quand Lancelot voit la reine appuyée contre cette fenêtre munie de gros barreaux de fer, il commence, à titre d'acompte,  par une caresse pleine de douceur, qu’elle lui rend avec chaleur car un même désir les pousse l’un vers l’autre. Maudissant les barreaux, ils se tiennent la main mais ils souffrent à l’extrême de ne pouvoir être l’un contre l’autre. Si la reine est d’accord, il se fait fort d’entrer dans la chambre car les barreaux ne l’arrêteront pas.
   – Mais, murmure la reine, ne voyez-vous pas comme ces barreaux sont rigides et impossibles à briser ? Vous aurez beau les empoigner et les tirer vers vous de toutes vos forces, vous ne pourrez  en arracher un seul !
  – Madame, ne vous en souciez pas, je ne crois pas que ce fer puisse me retenir et vous seule pouvez m’empêcher de parvenir près de vous. Si vous m’y autorisez la voie est libre, mais si cela vous déplait l’obstacle sera immense et rien ne me poussera à pénétrer chez vous.
   – Je le veux, c’est certain, soupire la reine, ma volonté n’y fait pas obstacle. Mais attendez que je sois couchée car le sénéchal dort ici et nos jeux d’amour et nos plaisirs seraient terminés si le bruit le réveillait. S’il me voyait debout près de la fenêtre, il pourrait mal l’interpréter.
   – Madame, souffle Lancelot, recouchez-vous mais ne craignez pas que je fasse du bruit. Je vais les ôter doucement sans trop d’efforts et sans réveiller personne.
   La reine retourne vers son lit et Lancelot réussit à tordre les fers jusqu’à les déboîter de leurs scellements, mais ces barreaux sont si coupants qu’il s’entaille profondément la première phalange du petit doigt et se tranche une partie de l’annulaire. Mais il n’y prête pas attention  et il ne souffre pas de ces blessures, pas plus que des autres. La fenêtre est maintenant assez grande pour qu’il entre rapidement dans la chambre où dort Keu. Il s’avance jusqu’au lit de le reine et s’incline devant elle comme pour une adoration aux plus saintes reliques. La reine lui tend les bras, l’attire à elle, l’enlace et l’étreint contre sa poitrine. Puis elle l'entraîne dans son lit et lui fait le plus beau des accueils car cet accueil est commandé par l’amour. Aussi grand que soit l’amour de la reine pour Lancelot, son amour à lui est cent mille fois plus fort. Cette nuit, tous ses vœux sont comblés car elle le tient dans ses bras, et lui la serre contre lui. Dans les baisers et les étreintes Lancelot trouve un si grand bonheur et il leur advient à tous les deux des plaisirs d’une si grande intensité que l’on en entendit raconter nulle part de comparables. Mais je garderai le silence sur une description qui n’a pas sa place dans ce récit. Ce que le récit ne doit pas dire, c’est que ce fut de toutes les joies sur la terre la plus parfaite et la plus délicieuse. Que de plaisirs et de bonheur Lancelot eut durant toute la nuit !
    Vient le jour et avec lui la tristesse car il faut se lever. Cet arrachement est pour lui si douloureux qu’il éprouve le sort des martyrs. Son cœur retourne sans répit vers la reine tant et si bien qu’il n’a plus le pouvoir de le ramener à lui ; son corps peut partir mais le cœur reste. Accablé, il se dirige vers la fenêtre, lourd de soupirs et de larmes. Aucun autre rendez-vous n’est fixé, hélas ! Cependant, il y a tout de même un peu de son corps près de la reine, le sang tombé de ses doigts tache les draps.
   Malgré ses blessures, il redresse les barreaux et les réinsère dans leurs logements si bien que rien n’est visible ni de l’intérieur, ni de l’extérieur. En partant il s’est prosterné devant la chambre comme au pied d’un autel, puis s’en va le cœur oppressé sans rencontrer quelqu’un qui le connaisse. Revenu au logis il se couche nu dans son lit sans réveiller qui que ce soit. Là, il découvre avec surprise la blessure de ses doigts. Cela ne l’inquiète guère car il a compris que ces blessures sont dues aux barreaux descellés du mur. Il ne s’en afflige pas non plus, car il aurait accepté d’avoir les bras arrachés plutôt que de n’être pas allé jusqu’au lit de  la reine. Dans toute autre occasion, d’être ainsi meurtri et diminué l’aurait plutôt agacé.

 à suivre,