Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
15- Un combat du chevalier De la charrette et ce qui suivit.   
                                               
    Durant le jour suivant, ils chevauchent du matin au soir sans rencontrer d’obstacle et même en galopant à vive allure ils ne sortent que tardivement de la forêt. En débouchant sur la lande, ils aperçoivent la demeure d’un chevalier et avisent sa femme, une dame à l’air aimable, assise devant la porte. Dès qu’elle les aperçoit, elle se lève et vient à leur rencontre le visage tout souriant et l’air ravi de les voir.
   – Soyez les bienvenus. Je suis heureuse de vous accueillir, inutile d’aller plus loin vous voici logés, vous pouvez descendre de cheval !
   – Madame, puisque vous l’ordonnez, sourit le chevalier de la charrette, soyez-en remerciée, nous allons descendre et nous serons vos hôtes pour cette nuit.
    Ils mettent pied à terre et aussitôt la dame ordonne d’emmener les chevaux, car elle est servie par une nombreuse domesticité. Elle appelle ses fils et ses filles, de jeunes chevaliers et de belles jeunes filles, aimables et agréables à voir, qui se montrent aussitôt. Aux uns elle ordonne de s’occuper des selles et de panser les chevaux. Aucun des garçons n’a l’idée de refuser, au contraire ils prennent plaisir à obéir. Elle demande aussi que l’on désarme les chevaliers, et les filles se précipitent. Les armes enlevées elles les revêtent de courts manteaux puis elles les conduisent dans la maison, une très belle demeure. Á ce moment-là le seigneur des lieux rentre de la chasse avec deux de ses fils, toute la famille, en gens bien éduqués, se précipite dehors pour les accueillir. La venaison qu’ils apportent est très vite déchargée et tout le monde veut raconter.
   – Seigneur, seigneur vous ne savez pas ! Vous avez pour hôtes trois chevaliers !
   – Dieu soit loué, répond-il !
     Lui et ses fils affichent une joie sincère en allant saluer leurs hôtes. Là-dessus toute la maisonnée s’active, le plus vieux comme le plus jeune, les uns courent à faire accélérer le repas, les autres installent au plus vite les chandelles qu’ils allument, on porte les serviettes et les bassins pour se laver les mains et on ne mesure pas l’eau chaude. Une fois les mains lavées on va s’asseoir à table. Cette maison respire la paix et le bonheur. Le premier met est en cours de service quand frappe à la porte un chevalier plus arrogant que ne l’est un taureau, animal bien connu pour sa superbe. Armé des pieds à la tête, en selle sur un grand cheval, il fait l’intéressant, un pied arc-bouté à l’étrier et l’autre jambe repliée sur les longs crins de l’encolure. Il apparaît ainsi devant eux sans que personne ne se soit rendu compte de son irruption.
   – Lequel d’entre vous, apostrophe-t-il, est assez fou et effronté, et tout autant oiseau écervelé pour venir jusqu’ici et s’imaginer qu’il passera par le Pont de l’Épée ? Tous ses efforts seront faits en pure perte de même que le chemin qu’il a  parcouru jusqu’à présent.
   – C’est moi qui veux passer par ce pont, déclare notre chevalier avec assurance. 
   – Toi ? Toi ? Comment as-tu osé avoir cette idée ! Tu aurais dû réfléchir à la façon dont cela pourrait se terminer pour toi, avant de te lancer dans cette entreprise. Tu aurais dû aussi te souvenir de la charrette sur laquelle tu es monté. Je ne sais si tu as compris la honte qu’il y avait à être promené dedans, mais jamais quelqu’un de sensé ne se serait lancé dans une telle tentative après avoir encouru un tel blâme !
    Le chevalier de la charrette ne répond pas mais le maître de maison et tous les autres s’étonnent grandement. Ah mon Dieu ! Quelle sinistre affaire, se dit chacun. Maudite soit l’heure où fut conçue et fabriquée la première charrette ! Car c’est devenu chose vile et méprisable. Ah ! Dieu ! De quoi fut-il accusé. Pourquoi l’a-t-on promené en charrette ? Pour quel péché ?  Pour quel crime ? On le lui reprochera toujours. S’il n’était souillé de cette flétrissure aussi loin que s’étend le monde on ne trouverait un chevalier, aussi vaillant soit-il, dont la valeur égalerait la sienne, et s’ils étaient tous rassemblés on ne verrait ni plus beau ni plus noble d’allure que lui. Et tous, autour de la table, pensent la même chose. Le chevalier inconnu tout à son mépris reprend la parole.
    – Chevalier, toi qui veux franchir le Pont de l’Épée, écoute-moi bien ! Si tu le veux, tu traverseras l’eau sans souffrir et aisément, je te mettrai dans une barque qui te fera passer de l’autre côté de l’eau mais tu me devras le péage, quand je t’attendrai sur l’autre rive. Si je le veux je prendrai ta tête ou bien ton avenir m’appartiendra.
    Le chevalier de la charrette répond qu’il ne recherche pas l’infortune et que jamais il ne risquera sa tête de la sorte, même si cela doit lui en coûter. L’inconnu s’adresse à lui de nouveau.
   – Puisque tu refuses ma proposition, il te faut aller dehors pour te battre contre moi, au corps à corps.
   – Si je pouvais te dire non, réplique le chevalier avec humour, je m’en passerais bien volontiers, mais je préfère me battre plutôt que de connaître plus mauvais sort encore !
   Avant de quitter la table il demande aux jeunes gens de seller son cheval au plus vite et  de lui apporter ses armes. Ils font si vite qu’ils en sont essoufflés, les uns pour l’armer et les autres pour lui amener son cheval. Après qu’il se soit mis en selle on ne doute pas en le voyant avancer au pas, l’écu fermement tenu au bras et équipé de toutes ses armes, qu’il faut le compter au nombre des plus beaux et des meilleurs chevaliers. À l’évidence son cheval, avec qui il est en parfaite harmonie, est à lui en propre ainsi que son écu fermement tenu à son poing par les poignées. Il a, sur sa coiffe, placé un heaume serré par sa jugulaire et attaché au haubert dans le dos comme sur la poitrine, qui se trouve si bien ajusté qu’il ne serait venu à l’idée de personne qu’il ait pu l’emprunter ou l’acquérir d’occasion. Au contraire, tant la scène est admirable, on peut penser qu’il est né et a grandi avec ! Je vous prie ici de me croire. Dehors, dans la lande où le combat doit avoir lieu, l’attend celui qui lui a demandé la joute. Aussitôt qu’ils se voient, ils piquent à bride abattue l’un vers l’autre. Ils s’attaquent avec impétuosité et se portent de leurs lances un tel choc qu’elles se plient en arc avant de voler en éclat. À coups d’épée ils se frappent comme s’ils voulaient dégrossir le bois de leurs écus, découper leurs heaumes et leurs hauberts. Ils fendent les bois, brisent les fers et s’infligent de multiples blessures. Dans leur rage les coups qu’ils distribuent et échangent avec régularité semblent obéir aux termes d’un contrat. Mais les épées très souvent glissent sur les armures et atteignent la croupe des chevaux où elles se gorgent de sang ; elles finissent même par s’enfoncer mortellement dans les flancs et abattre les chevaux.
   Après leur chute à terre, ils s’attaquent à pied et à l’épée et ils se haïraient  à mort qu’ils ne se livreraient pas à des assauts plus sauvages. Et les coups pleuvent plus vite encore que ne tombent les dés du joueur de mine, qui, à chaque coup perdant essaie de se rattraper en jetant les dés deux par deux. Mais le jeu ici est tout autre, il n’y a pas de « coup perdant » mais de vrais coups dans un combat farouche, impitoyable et cruel !
   Le seigneur et sa dame, leurs filles, leurs fils sont sortis de la maison et personne n’est resté à l’intérieur. Ils sont là, sur un rang, à regarder le combat qui se déroule au milieu de la vaste lande. Le chevalier de la charrette, quand il se rend compte que son hôte et toute sa maisonnée le regardent, s’accuse de faiblesse et se rabrouant se met tout entier à trembler de colère, car pense-t-il, il devrait avoir vaincu l’autre depuis longtemps déjà. Il lui porte un tel coup d’épée qu’il lui enfonce le heaume jusqu’à toucher le sommet de la tête. Il fonce sur lui comme l’orage, il le presse si vivement qu’il l’oblige à reculer. Il gagne du terrain et le mène devant lui jusqu’à lui faire perdre haleine et n’opposant plus guère de résistance.  Notre chevalier se souvient qu’il lui avait ignominieusement parlé de la charrette, il fait alors une passe et il le met dans un état tel que plus rien ne tient autour du col, ni le moindre lacet, ni la moindre attache. Il lui fait sauter le heaume de la tête et en arrache la partie basse appelée ventaille, celle qui protège le nez et le menton. Il l’épuise et le fait tant souffrir que l’arrogant chevalier doit demander grâce. Ce n’est plus qu’une alouette incapable de fuir davantage le faucon émerillon ou de se réfugier quelque part quand celui-ci la dépasse et la domine. Consterné, il implore miséricorde car il n’a plus les moyens de résister. Quand le chevalier l’entend, il cesse de frapper.

   – Veux-tu être épargné ? lui demande-t-il.
   – C’est là une parole pleine de bon sens ! bredouille l’autre. Même un fou à cette heure en serait capable ! Je n’ai jamais rien autant souhaité que d’être épargné maintenant.
   – Alors gronde notre chevalier, il te faudra monter dans une charrette. Si tu ne le fais pas, toi qui as eu la langue assez déraisonnable pour m’en faire un vil reproche, je ne tiendrai pas compte de ta demande en pitié.
    – À Dieu ne plaise que je n’y monte jamais !
    – Non ? Eh bien pour toi c’est l’heure de mourir !
    – Monseigneur, plaide le vaincu, mon sort est entre vos mains mais au nom du ciel je renouvelle ma demande de grâce pourvu  que je ne sois pas obligé de monter en charrette. J’accepte d’avance toute autre sentence, aussi dure soit-elle mais pas celle-là. Je préfèrerais mourir, mais tout ce que vous exigerez d’autre je le ferai, aussi dur que cela soit pour obtenir votre indulgence.
    Tandis que le chevalier arrogant demande sa grâce voici que vient au travers de la lande une jeune fille sans manteau ni couvre-chef, montée sur une mule fauve qui marche à l’amble et qu’elle cingle à grands coups de fouet. Jamais un cheval au grand galop ne courrait  aussi vite que cette mule à l’amble. Elle s’adresse au chevalier de la charrette.
    – Puisse Dieu, chevalier, répandre dans ton cœur ce parfait bonheur qui vient de l’amie qui te dispense toutes les félicités. 
   – Dieu vous bénisse mademoiselle ! Lui répond-il charmé par son salut, qu’il vous donne joie et santé !
    – Chevalier, lui dit-elle, je suis venue de loin et dans l’urgence pour te demander un don. En échange, tu obtiendras un bienfait aussi éminent qu’il sera en mon pouvoir de te l’accorder. Je pense qu’un jour viendra où tu auras besoin de mon aide.
    – Dites-moi ce que vous désirez et si je le possède et qu’il ne m’en coûte pas trop, vous l’aurez immédiatement.
   – Je veux la tête de ce chevalier que tu as vaincu, réclame-t-elle, car vraiment c’est un individu profondément félon. En le faisant tu ne commettras aucun péché, au contraire ce sera un acte de bonne justice car c’est l’être le plus déloyal qui soit ou fut jadis.
   – Ne la croyez pas, s’exclame le vaincu en entendant la jeune fille, elle me hait et je vous supplie d’avoir pitié de moi au nom de ce dieu, fils et père à la fois qui s’est donné pour mère celle qui était sa fille et sa servante.
   – Ah ! Chevalier, l’exhorte la jeune fille, ne va pas croire ce traître ! Puisse Dieu t’accorder autant d’honneur et de joie que tu en désires et te donner la faveur de réussir pleinement la tâche que tu as entreprise !
    Le chevalier de la charrette est si embarrassé qu’il reste là à réfléchir, immobile, afin de décréter s’il fera don de la tête à celle qui l’invite à la trancher ou si l’autre touchera suffisamment son cœur pour qu’il ait pitié de lui. Il voudrait satisfaire la demande de la jeune fille comme celle du vaincu. La Libéralité et la Compassion s’affrontent et voudraient chacune que leur volonté soit faite car c’est un homme qui est aussi généreux que miséricordieux. Si la jeune fille l’emporte la Pitié sera défaite, si c’est le vaincu qui l’emporte, la Largesse sera anéantie. Il est ainsi prisonnier de sentiments contraires et sa détresse est visible, l’un et l’autre le tourmentent et lui percent le cœur. La jeune fille veut la tête du vaincu, mais celui-ci l’implore au nom de la clémence et de sa bonté naturelle. Celui qui lui demande grâce sera-t-il débouté ? Non, car il n’en fut jamais autrement quand celui qu’il a battu, même si c’est son pire ennemi, demande grâce. Jamais il n’a refusé lorsque c’était la première fois. Mais ensuite inutile d’y songer. Puisqu’il en est coutumier, le chevalier de la charrette ne la refusera pas. Et la jeune fille ? S’il le peut, elle aura la tête du félon.
    – Chevalier, décide-t-il, il te faut encore une fois combattre contre moi, c’est la grâce que je t’accorde si tu es déterminé à défendre ta tête. Je te laisse reprendre ton heaume et t’armer de nouveau, du mieux que tu pourras. Mais tu dois savoir que tu n’échapperas pas à la mort si je suis une nouvelle fois vainqueur.
   – Je ne demande pas mieux et je n’invoquerai pas une autre grâce, répond l’homme.
   – Et outre je te laisse un bel avantage, précise le chevalier, celui de me battre contre toi sans jamais bouger d’où je suis.
   Le combat reprend avec fureur et notre chevalier a, cette fois, encore plus de facilité à vaincre que la première fois.
   - Ne l’épargne surtout pas chevalier, crie la jeune fille, quoi qu’il puisse te dire ! Lui, c’est certain ne t’aurait pas épargné s’il avait eu l’occasion de te vaincre. Si tu l’écoutes, tu peux être sûr qu’il te tendra un piège. Tranche la tête au plus félon qu’ait connu le royaume et tend-la moi, noble chevalier. Tu as une bonne raison de le faire car un jour viendra qui me donnera l’occasion de t’en remercier alors que lui, s’il le peut te trompera de nouveau par ses discours.
   L’autre qui voit venir sa mort, à hauts cris demande grâce. Ses cris ne servent plus à rien, pas plus que n’importe quel propos qu’il tienne. Notre chevalier le tire à lui par le heaume dont il rompt les attaches, fait tomber la ventaille et la coiffe brillante.
   – Pitié pour Dieu ! Pitié vassal hurle l’autre.
   – Dieu ait mon âme, rétorque le chevalier, si jamais j’avais pitié de toi après t’avoir donné une première amnistie.
   – Vous commettrez un péché en me tuant, si vous écoutez mon ennemie, gémit le vaincu.
   Mais celle qui veut sa mort encourage le chevalier de la charrette à ne pas lui faire confiance et à lui couper la tête sur-le-champ. Alors, le chevalier frappe, la tête vole sur la lande et le corps s’écroule à la grande joie de la jeune fille. Le chevalier saisit la tête par la tresse et la tend à celle qui exulte.
   – Que ton cœur reçoive autant de bonheur de celle qu’il désire le plus au monde que j’en éprouve au fond du mien face à l’objet de toute ma haine ! Rien ne m’affligeait plus que de le voir depuis si longtemps en vie. Une récompense de ma part t’attend qui surviendra au bon moment. Je te certifie que tu retireras un grand profit du service que tu viens de me rendre. Maintenant je m’en vais et je prie Dieu qu’il te garde de toute embûche. Et aussitôt dit, la jeune fille s’en va. L'enthousiasme n’a cessé de grandir chez ceux qui ont assisté au combat. Ils désarment sur l’heure le chevalier en manifestant bruyamment leur contentement et pour l’honorer le servent du mieux qu’ils peuvent. Tous se relavent les mains car ils veulent se remettre à table, ils sont encore plus gais que d’habitude et le repas se déroule dans l’euphorie. À la fin du repas l’arrière-vassal s’adresse à son hôte assis à côté de lui.
    
à suivre,