Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
   – Puissé-je n’avoir jamais pire contrariété que celle-ci, ricane Méléagant. Je la voulais aujourd’hui même, plus encore que je n’en ferai cas demain. Voyez mon air plus sombre que d’habitude, mon regard trouble et ma mine défaite, tant qu’il me faudra attendre ce combat je n’aurai ni joie ni plaisir et je n’aurai de goût à rien.
  Le roi comprend que ses prières et ses conseils ne serviront à rien et il quitte Méléagant à contrecœur.  Ensuite, il choisit un robuste et vaillant destrier ainsi que de belles armes qu’il fait parvenir à notre chevalier, accompagnées en outre d’un chirurgien, un bon chrétien et un homme fidèle, le plus loyal qui soit au monde, plus expert à guérir les plaies que tous les médecins de la faculté de Montpellier. Suivant les ordres de son roi, ce soir-là, il soulage du mieux qu’il peut le chevalier.

18- La joute.                                                                                                                            Dans tous les territoires alentours, la nouvelle du combat est parvenue aux chevaliers, aux dames, aux grands seigneurs et jeunes filles. Des quatre coins sont arrivés des étrangers et gens du pays, certains après avoir chevauché durant la nuit jusqu’au lever du jour. Les uns comme les autres se sont agglutinés au pied de la tour. Dès l’aube, la foule est si dense que l’on ne peut même pas se retourner. Le roi s’est levé de bon matin, le cœur serré en pensant à ce combat. Il se rend près de son fils lequel a déjà posé sur sa tête son heaume, un équipement fabriqué à Poitiers. Aucun sursis ne pouvant être aménagé et aucune paix ne pouvant être conclue malgré ses demandes réitérées, le combat, ainsi qu’il l’a ordonné, aura lieu sur la place, devant la tour. Le chevalier étranger est donc convoqué par le roi pour être amené sur la place en partie remplie par les gens de Logres.                                                   Ils s’étaient rassemblés là avec l’allégresse et le recueillement des fidèles qui vont écouter les orgues à l’église lors des fêtes annuelles, Pentecôte ou Noël. Les jeunes filles étrangères nées au royaume du roi Arthur avaient jeûné et marché pieds nus en chemise de laine trois jours durant afin que Dieu donne force et vigueur au chevalier qui allait se battre pour les délivrer de leur captivité. De la même façon, les gens du pays priaient Dieu afin qu’il donne la victoire à leur seigneur.
   À six heures, peu avant que ne sonne prime, les deux chevaliers sont là, au milieu de la place, bien armés, montés sur leurs chevaux bardés de fer. Méléagant est un homme bien découplé qui possède une noble allure ainsi que beaucoup d’aisance à cheval. Son haubert aux mailles fines, son heaume et son écu pendu à son cou lui seyent à merveille. Mais tous n’ont d’yeux que pour son adversaire, même ceux qui souhaitent sa défaite, et tous sont d’avis qu’auprès de lui Méléagant est plutôt insignifiant.
  Dès que les deux chevaliers se sont placés au centre de la place, le roi s’en approche pour parlementer, recherchant la paix de toute son énergie. Mais c’est bien en vain qu’il supplie son fils.
   – Tenez bien vos chevaux, leurs quémande-t-il désabusé, jusqu’à ce que je sois monté dans la tour. Si ce n’est pas trop vous demander, ayez la bonté d’attendre jusque là.
   Il les quitte plein d’inquiétude et se rend près de la reine. La veille au soir, elle lui a demandé à être placée de telle manière qu’elle puisse voir tout le combat et il lui avait accordé cette faveur. Il vient donc la chercher, il veut l’honorer et la servir sans ménager sa peine, pour la conduire devant une fenêtre donnant sur la place et lui-même s’installe à sa droite, à une autre fenêtre. De part et d’autre du roi et de la reine, se tiennent des chevaliers, des dames, des jeunes filles nées dans Gorre ainsi que nombre de captives qui sans relâche redoublent de prières. Prisonniers et prisonnières prient pour leur seigneur car ils ont foi en lui, et en Dieu, pour les secourir et les délivrer.
   Les deux chevaliers font alors rapidement reculer la foule puis ils retirent leur écu et avec les courroies qui servaient à les suspendre à leur cou, ils le fixent à leur bras. Lançant leurs chevaux au galop, ils heurtent les écus de la lance et dans l’élan s’interpénètrent de deux bons bras si bien que les lances plient, explosent et s’éparpillent en menu bois. Sur leur lancée, les chevaux chargent l’un contre l’autre, front contre front, poitrail contre poitrail tandis que se heurtent les écus et les heaumes. Le fracas qui s’ensuit résonne comme un coup de tonnerre. Les pièces métalliques sur le poitrail des chevaux sont arrachées, les deux rangées de sangles, les étrivières, les rênes sont rompues et les arçons des selles, pourtant si solides, sont en pièces.
   Les chevaliers n’ont pas à rougir de se retrouver au sol dès lors que s’est rompu la totalité du harnais. D’un bond ils se remettent sur pied, et, sans une parole, s’attaquent plus sauvagement que deux sangliers. Sans plus de menaces, tels d’implacables ennemis, ils se portent des coups terribles de leurs épées d’acier. Souvent ils entaillent les heaumes et les hauberts brillants tandis que l’épée fait jaillir le sang. Ils soutiennent le combat avec vigueur et se malmènent à force de coups lourds et féroces. Après maints assauts prolongés et violents, ils sont à égalité et l’on ne peut dire qui prend l’avantage sur l’autre. Mais il était inévitable que celui qui était passé sur le Pont de l’Épée sente s’affaiblir ses mains blessées. La frayeur saisit ceux qui ont pris son parti en voyant ses coups mollir. Ils craignent qu’il ait le dessous et déjà ils ont l’impression qu’il est en train de perdre devant Méléagant et ils ne cessent d’en discuter entre eux.
   Aux fenêtres de la tour se trouve une jeune fille intelligente qui réfléchit, se disant que le chevalier de la charrette n’est pas venu jusqu’ici pour combattre pour elle, pas plus que pour le menu peuple accouru sur la place. S’il ne s’était pas agi de la reine, il n’aurait rien entrepris, se dit elle, aussi, s’il la sait présente à la fenêtre, il reprendra forces et courage. Si on lui donne son nom, elle l’interpellera afin qu’il regarde autour de lui. Elle se rend auprès de la reine.
   – Au nom du ciel madame, supplie-t-elle, dans votre intérêt et dans le nôtre, je vous demande de me dire, si vous le connaissez, le nom de ce chevalier afin de lui venir en aide.
   – Il n’y a rien qui s’y oppose, bien au contraire. Son nom est Lancelot du Lac.
  – Mon Dieu, j’en ai du baume au cœur ! s’écrie la jeune fille et je retrouve la vie. Elle bondit en avant et elle crie si fort que tout le monde l’entend.
   – Lancelot, retourne-toi et regarde qui a les yeux fixés sur toi !
  Quand Lancelot entend son nom il se retourne vivement, et dans son demi-tour il aperçoit là-haut, assise dans les loges de la tour, celle que, parmi les habitants du monde entier, il a la plus grande envie de voir. Dès cet instant il se fige sans détourner les yeux ou le visage, plutôt se défendre en tournant le dos à l’adversaire. Cependant Méléagant le presse le plus qu’il peut, rempli de joie à l’idée que l’autre ne peut plus lui résister. Les gens du pays exultent. Les étrangers ont un tel chagrin qu’ils sentent leurs jambes se dérober sous eux. Nombreux sont ceux qui dans leur désarroi se laissent tomber à genoux ou se couchent de tout leur long. Ainsi se trouvent ici réunis la joie et le deuil. Alors de nouveau on entend depuis la fenêtre crier la jeune fille.
   – Ah ! Lancelot que signifie une conduite aussi insensée ? Il n’y a pas si longtemps tu étais un modèle de droiture et d’exploits. Je ne crois pas que Dieu nous ait jamais donné un chevalier qui te soit comparable en valeur et en renommée et te voila maintenant à combattre dans une véritable confusion, contourne donc ton adversaire pour rester face à cette tour et voir ce qui est si doux à regarder !
   Lancelot prend cet appel comme une humiliation et la fureur éclate en lui comme une haine, il sait que depuis trop longtemps dans ce combat il n’a pas l’avantage, au vu et au su de tous. Il fait un bond en arrière et contourne Méléagant qu’il place entre la tour et lui. Ce dernier fait des efforts pour repasser de l’autre côté mais Lancelot se rue par deux fois sur lui et de son écu le heurte violemment de tout son poids, il l’empêche ainsi de revenir à sa position précédente. En même temps, grâce à son amour, il sent revenir ses forces et grandir son audace. Il se sent en même temps rempli d’une haine mortelle, infiniment plus grande que toutes celles qu’il a éprouvées jusqu’alors et cela le rend ardent et terrifiant. Pour Méléagant qui sent la peur l’envahir cela n’a plus rien d’un jeu, il ne s’est jamais frotté à un chevalier si indomptable et il n’a jamais été malmené comme par celui-là. Il veut prendre de la distance. Il recule, il esquive les coups. Lancelot le pousse vers la tour mais il s’en rapproche de si près qu’il ne voit plus la reine, alors il le ramène vers le centre de la place, et toujours il regarde la reine, sa dame qui a allumé en lui la flamme qui lui donne une si grande ardeur à vaincre ce Méléagant qu’il promène à sa guise devant lui, tel un aveugle ou un unijambiste. Le roi se rend compte que son fils est si malmené qu’il n’a plus les moyens de se défendre. Il se sent triste et peiné malgré tout, il veut lui venir en aide si cela est possible en s’adressant à la reine et en la priant d’intervenir.
    – Madame, lui dit-il, je vous ai montré beaucoup d’affection en vous servant et en vous honorant depuis que vous êtes en mon pouvoir. Il n’y a rien que vous ayez souhaité que je n’aie accompli aussitôt volontiers dès que je sentais qu’il en allait de votre honneur. À vous maintenant de m’en récompenser, néanmoins vous devriez me refuser ce que je vais vous demander, sauf à le faire par amitié pour moi. Il ne fait aucun doute que, dans ce combat, mon fils est battu, ce n’est pas que je le regrette mais je vous prie pour qu’il ne soit pas tué par Lancelot qui en a le pouvoir. Vous ne devez pas le vouloir vous non plus, non parce qu’il vous a causé beaucoup de tort à vous et à Lancelot, mais pour moi qui vous en supplie. Dites à Lancelot de se retenir de le frapper et je vous en bénirai. Vous me rembourserez ainsi le prix de vous avoir servie.
   – Mon cher seigneur, répond la reine, j’accepte puisque vous m’en priez. Même si j’ai une rancune mortelle envers votre fils que je n’aime pas, vous avez eu tant d’égards pour moi qu’afin de vous être agréable je consens à ce que Lancelot cesse le combat.
   La réponse de la reine est entendue de Lancelot et de Méléagant et comme celui qui aime sait obéir et qu’il exécute de bonne grâce ce qui plait à son amie, il est normal que Lancelot obéisse, lui qui aime mieux que Pyrame, si jamais on peut aimer plus encore. Au dernier mot tombé de sa bouche et sitôt qu’elle dit : « Si vous voulez qu’il s’arrête je le veux bien aussi. » Lancelot pour rien au monde désormais ne toucherait son adversaire et ne bougerait pas, quitte à être tué par lui. Donc il ne bouge pas et il ne le frappe pas tandis que Méléagant le frappe autant qu’il peut, fou de colère et de honte d’en être réduit à ce que l’on supplie grâce pour lui. Le roi pour le raisonner est descendu de la tour jusque sur le lieu du combat. Il interpelle son fils.
   – Comment ? Trouves-tu convenable de le frapper alors qu’il ne te touche pas ? C’est être trop traître et violent ! Cette prouesse vient bien mal à propos car nous savons tous pertinemment qu’il a pris le dessus sur toi.
  – Seriez-vous devenu aveugle ? s’écrie Méléagant tout entier dominé par son orgueil et son humiliation, je crois que vous n’y voyez goutte ! Il faut être aveugle pour douter que je ne sois pas vainqueur !
   – Cherche donc, gronde le roi, quelqu’un pour te croire, car tous ceux qui sont présents savent démêler la vérité du mensonge ! Et nous savons la vérité !
   Le roi ordonne alors à ses vassaux de tirer son fils en arrière, ce qu’ils font aussitôt et Méléagant est repoussé hors du champ. Pour que Lancelot recule ce fut plus simple et Méléagant aurait pu longtemps encore le frapper avant qu’il ne riposte.
   – J’arbitre par Dieu ! Tu dois maintenant faire la paix et rendre la reine, ordonne le roi à son fils. Tu dois abandonner et renoncer à tes prétentions.
  – Vous parlez pour ne rien dire ! Cette polémique n’a aucun sens, allez-vous en et laissez-nous combattre, et ne vous en mêlez plus !
   – Je sais qu’il te tuera si on vous laisse combattre.
   – Lui, me tuer ? ironise Méléagant c’est plutôt moi qui le tuerais, et rapidement, en vrai vainqueur si vous nous laissiez combattre au lieu de nous en empêcher !
   – Dieu ait mon âme, déclare fermement le roi, mais tes paroles ne servent à rien.
   – Pourquoi ?
  – C’est ma volonté. Ni ta folie,ni ton orgueil ne peuvent me persuader de te laisser tuer. Il faut être simple d’esprit pour vouloir mourir comme tu le fais, sans même t’en rendre compte. Je sais que tu me détestes parce que je veux te protéger, mais jamais, de mon plein gré, Dieu ne permettra que j’assiste à ta mort car j’en aurais le cœur brisé.
   À force de discussion et de raisonnement le roi fait un pacte avec son fils. Aux termes de cet accord Méléagant rend la reine mais à la condition que Lancelot, sans le moindre délais et quel que soit le moment choisi et dès que la sommation lui en sera faite, se battra dans un délais d’un an, jour pour jour, avec lui. Lancelot est d’accord et le peuple présent fête cette paix. Il est décidé que le combat aura lieu à la cour du roi Arthur, seigneur de Bretagne et de Cornouaille. Encore faut-il que la reine y consente et que Lancelot s’engage, au cas ou Méléagant serait vainqueur, à la laisser repartir avec lui sans que personne ne s’y oppose. La reine y consent et Lancelot promet. C’est ainsi qu’ils se mettent d’accord, et enfin on les désarme. Le pays avait une coutume : il suffisait qu’un seul prisonnier puisse le quitter pour que tous les autres soient libres. Chacun remercie Lancelot  et je vous laisse à penser combien le bonheur fut grand alors. Sur la place, les étrangers au pays se rassemblent en exprimant leur joie et tous l’interpellent.
   – Oui, monseigneur, disent-ils, en entendant votre nom nous avons été très heureux car d’emblée nous étions certains d’être tous délivrés ! 
   Il y a foule autour de lui et tous essaient de le toucher. Le plus proche n’a pas assez de mots pour lui dire son bonheur et sa reconnaissance. Si la joie est grande chez ceux qui quittent l’exil, la tristesse ne l’est pas moins chez ceux du pays. Méléagant et les siens, en particulier, songeurs et accablés, ne trouvent guère cette coutume à leur goût.

  à suivre,