Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
2- Le chevalier inconnu.
  Le chevalier salue monseigneur Gauvain en premier, lequel répond à son salut. Puis le reconnaissant, il s’arrête.
   – Seigneur, dit l’inconnu, voyez comme mon cheval est tout en eau et dans un état tel qu’il ne me sert plus à rien. Je suppose que ces deux forts chevaux sont à vous. Je vous prie, en vous promettant de vous rendre service en retour, de bien vouloir me remettre l’un d’eux, n’importe lequel, en prêt ou en don. 
   – Choisissez celui qui vous plait.
   Mais le chevalier, dans sa hâte, ne choisit ni le meilleur ni le plus beau, ni le plus grand mais bondit sur celui qui est au plus près de lui qu’aussitôt il lance au galop. Son cheval qu’il avait tant surmené et éperonné s’effondre alors, mort. Le chevalier sans s’arrêter pique des deux à travers la forêt. Monseigneur Gauvain est derrière lui qui le suit dans une course acharnée qui le mène en bas d’une colline.
   Au bout d’un temps il retrouve mort le cheval qu’il a donné au chevalier. Le sol est piétiné par les chevaux et tout autour c’est un éparpillement de lances et d’écus brisés. Á l’évidence une grande bataille s’est déroulée ici entre des chevaliers, peut-être s’agit-il du combat de Keu contre l’insolent, et Gauvain regrette de n’avoir pas été là pour y prendre part.
   Il ne s’arrête pas plus longtemps et à toute allure, s’élance plus avant. Il rencontre de nouveau le chevalier inconnu seul, à pied et encore en arme, l’écu pendu à son cou, l’épée ceinte et le heaume attaché au haubert, prêt au combat. Il se trouve près d’une charrette.   

3- La charrette.                                                  
    À l’époque du récit, la charrette servait à promener dans la ville les traîtres, les assassins, les perdants d’un duel judiciaire en champ clos, les chapardeurs ou les voleurs de grands chemins. En ce temps-là il n’y en avait qu’une par ville, laquelle était commune à tous. Plus tard, elles seront nombreuses, plus de trois mille dans les grandes villes et plus tard encore elles seront remplacées par les piloris, comme c’est le cas de nos jours. Tout criminel pris sur le fait était placé sur la charrette et promené par les rues. Celui qui montait dans la charrette était considéré comme hors-la-loi, il n’était plus écouté à la cour, ni accueilli avec les honneurs ou dans la joie. Telles étaient à cette époque les charrettes. Elles étaient si barbares que l’on disait : « Quand charrette verras et rencontreras fais le signe de la croix et prie Dieu, qu’il ne t’arrive malheur ! »
   Le chevalier, à pied, sans lance, s’approche de la charrette par l’arrière. Un nain assis sur l’un des brancards, en bon charretier, tient une longue baguette à la main, le chevalier inconnu s’adresse au nain.
   – Nain, au nom du ciel, dis-moi si tu as vu par ici passer ma dame la reine ? 
   Le nain, ce serf, ce fils de pute, refuse de lui dire ce qu’il sait, il se contente de l’exhorter à prendre place sur la charrette.
   –  Si tu montes sur ma charrette, tu sauras d’ici à demain ce que la reine est devenue ! 
   Et il continue d’avancer. Le chevalier hésite à y monter. Plus tard, il paiera cher, pour son malheur, cette honte qui l’empêche d’y bondir sur-le-champ. La raison qui s’oppose à l’amour l’avertit de se garder de monter dans la charrette. Elle lui conseille de ne rien entreprendre qui soit cause de honte et de blâme, mais le cœur ne suit pas la raison et l’amour qui l’emplit lui recommande au contraire d’y monter vivement. Poussé par l’amour, il y bondit sans plus se soucier de l’opprobre, l’amour le veut et le lui ordonne. Pendant ce temps monseigneur Gauvain, au galop, arrive à la hauteur de la charrette, en y trouvant assis le chevalier il est au comble de l’étonnement. Puis il s’adresse au nain.
   –  Dis-moi ce que tu sais de la reine !
   – Si tu te déprécies autant que ce chevalier, monte avec lui si cela te convient et je te conduirai en même temps, répond le nain.  
    Monseigneur Gauvain refuse. C’est de la folie que d’échanger son cheval contre une place dans la charrette. « Mais va où tu voudras, assure-t-il au nain, où tu iras j’irai. » On se remet en route, l’un à cheval les deux autres en charrette et ensemble sur le même chemin. Bien après l’heure des vêpres, ils parviennent à un château aussi puissant que beau et en franchissent la porte. La vue du chevalier dans la charrette saisit d’étonnement les habitants mais loin de baisser la voix, ils se mettent à le huer, petits et grands, les vieillards comme les enfants, à grands cris. Le chevalier est injurié, couvert de crachats.
    – Quel supplice fera-t-on subir à ce chevalier ? demande-t-on. Sera-t-il écorché vif ou pendu ? Noyé ou brûlé sur un bûcher d’épines ? Dis-nous nain, toi qui le traînes, de quel crime l’a-t-on reconnu coupable ? Est-il convaincu de vol ? Est-ce un assassin ou un vaincu en champ clos ? 
    Le nain se tais et ne dit pas un mot. Il conduit le chevalier là où il doit être logé et Gauvain continue de les suivre vers une tour située dans une prairie proche de la ville. Elle se dresse sur un rocher brun, taillé à pic. Toujours derrière la charrette, Gauvain entre à cheval dans la tour. Dans la salle d’apparat, ils découvrent une élégante demoiselle, la plus belle du pays accompagnée de deux jeunes filles belles et gracieuses. Dès qu’elles voient monseigneur Gauvain elles le saluent et lui font un accueil cordial. Avisant le chevalier dans la charrette, elles demandent 
    – Nain, quelle faute a commis ce chevalier que tu mènes comme un paralytique ? 
    Le nain ne daigne pas répondre. Il fait descendre le chevalier de la charrette et poursuit son chemin. Nul ne sait où il est allé.
 

4- La demoiselle de la Tour.                                                       
   Monseigneur Gauvain, descend de cheval tandis que des valets s’avancent pour désarmer les deux chevaliers. Ils leur posent sur les épaules un manteau fourré d’écureuil que leur fait apporter la demoiselle. À l’heure de souper, les repas étant déjà prêts, elle place près d’elle monseigneur Gauvain. Si les deux chevaliers auraient souhaité changer d’auberge pour trouver mieux, cela aurait été en pure perte car la demoiselle sut, tout au long de la soirée, se montrer prodigue et charmante.
    Lorsqu’ils ont suffisamment veillé on leur prépare dans une pièce deux lits hauts et vastes auprès d’un troisième richement appareillé, car suivant ce qu’on raconte, on trouvait dans ce lit tout ce que l’on peut imaginer. Quand ils sont prêts à se coucher, leur montrant leurs deux spacieux lits, la demoiselle confie à ses hôtes.
   – Ces deux lits sont pour votre usage mais dans le troisième qui est là-bas nul ne se couche s’il ne l’a mérité. Il n’est donc pas pour vous. 
   Aussitôt, le chevalier, celui qui était venu sur la charrette, déclare à la demoiselle qu’il n’a que faire de son interdiction.
   – Expliquez m’en la raison ? dit-il.
   – Ce n’est pas à vous de formuler la moindre requête, réplique-t-elle spontanément car la réponse est toute trouvée : Un chevalier a perdu tout son honneur sur terre après avoir été promené dans la charrette ! Il n’est pas approprié qu’il se mêle comme vous le faite de pareille controverse, ni surtout qu’il veuille y coucher. Il ne tarderait pas à le payer ! On n’y a pas fait mettre de si riches ornements pour que vous y dormiez. Cela vous coûterait très cher si il vous en venait seulement l’envie. 
   – C’est ce que vous verrez sous peu, lui rétorque le chevalier.
   – Ce que je verrai ?
   – Oui.
   – Eh bien faites-le donc !
   – Je ne sais à qui cela coûtera ! affirme le chevalier, peut m’importe qui s’en plaint ou s’en fâche, je veux me coucher dans ce lit et m’y reposer. 
   Dès qu’il eut enlevé ses chausses, dans ce lit plus élevé que les deux autres d’une demi aune, il s’étend sous un drap de satin jaune étoilé d’or dont la doublure n’est pas de petit gris râpé mais de zibeline. Une couverture digne d’un roi. Et le matelas non plus n’est pas fait de chaume ou de paille de mauvaise origine.
   Á minuit, une lance jaillit comme la foudre du plafond, le fer pointé avec pour objectif de coudre le flanc du chevalier à la couverture, aux draps blancs et au lit où il se trouve couché. Sur la lance une bannière est en feu qui provoque un début d’incendie à la couverture, aux  draps et au lit. Le fer de la lance frôle le flanc du chevalier en l’écorchant un peu mais sans vraiment le blesser. Celui-ci s’est redressé, il éteint le feu et saisissant la lance il la jette au milieu de la salle sans quitter son lit. S’allongeant de nouveau, il dormira tout aussi tranquillement qu’il a commencé à le faire.
   Le lendemain à la pointe du jour, la demoiselle de la tour les fait réveiller. Elle leur a fait préparer une messe et une fois la messe chantée, le chevalier tout pensif, celui de la charrette, va vers les fenêtres qui donnent sur la prairie pour embrasser du regard les prés en contrebas. Á la fenêtre voisine, depuis un bon moment la demoiselle écoute les propos que lui tient discrètement monseigneur Gauvain. (L’auteur de ce conte ignore de quoi ils pouvaient parler).
   Alors qu’ils étaient accoudés chacun à sa fenêtre, ils aperçoivent une litière qui longe la rivière, en aval des prés. Á  l’intérieur se trouve un chevalier et à ses côtés trois demoiselles qui poussent des plaintes désespérées. Suivant la litière apparaît une troupe avec à sa tête un chevalier de grande taille qui, à sa gauche, mène une belle dame sur un palefroi. De sa fenêtre notre chevalier devine qu’il s’agit de la reine. Il la suit des yeux le plus longtemps qu’il lui est possible, à la fois heureux de l’avoir vue et contrarié à l’extrême. Quand elle disparaît de sa vue, l’envie le prend soudain de basculer en avant et de se laisser choir dans le vide. Il est à moitié dehors quand monseigneur Gauvain s’en aperçoit. Il le tire en arrière.
   – De grâce monseigneur, s’écrie-t-il, retrouvez votre sang-froid ! Au nom du ciel, chassez pour toujours de vos pensées l’idée d’une pareille folie ! Vous avez grand tort de détester votre vie !
   – Non, il a raison d’agir ainsi, intervient la demoiselle. Ne sera-t-elle pas connue de partout la nouvelle de sa déchéance ? Après avoir été dans la charrette il ne peut que souhaiter la mort. Et mort, il sera plus valeureux que vivant. Sa vie est désormais condamnée à la honte, au mépris et au malheur…
   
Mais sans plus attendre les deux chevaliers réclament leurs armes. La demoiselle alors fait un geste aimable et généreux. Après avoir raillé et s’être gaussé du chevalier de la charrette, elle lui offre un cheval et une lance en signe de réconciliation et d’affection. Les deux chevaliers prennent congé de la demoiselle en gens courtois et bien élevé. Ils la saluent puis suivent le chemin par où s’en est allée la troupe. Cette fois ils gagnent la sortie du château sans que personne ne les interpelle.
 
 5
Vers le royaume de Gorre.
   Ils ont choisi de suivre le chemin pour rattraper la reine, mais ils ne peuvent la rejoindre car la troupe qui l’emmène galope à bride abattue. Quittant la prairie les deux chevaliers pénètrent dans un bocage et se retrouvent sur un chemin empierré, ils vont continuer la poursuite à travers la forêt jusqu’aux premières lueurs du jour. C’est alors qu’à un carrefour ils rencontrent une demoiselle. Ils la saluent et la prie avec insistance de leur dire si elle sait où est emmenée la reine. Sa réponse est pleine de prudence.
    – Je pourrais vous mettre sur la voie et sur le bon chemin si vous me promettez suffisamment. Je vous dirai le nom du pays et celui du chevalier qui l’emmène mais pour entrer dans ce pays il faudra vous donner bien de la peine et accepter de souffrir ! 
   – Mademoiselle, implore monseigneur Gauvain, devant Dieu, si vous me dites ce que vous savez, je jure solennellement de me mettre à votre service de toutes mes forces ! 
   Le chevalier de la charrette ne s’engage pas mais il affirme qu’avec la libéralité, la force et l’audace que l’amour met en lui, que, sans hésiter ni craindre, il lui promet tout ce qu’elle voudra.
    – Je vous le dirai donc. En vérité, mes seigneurs, révèle-t-elle, celui qui l’a prise est Méléagant, un chevalier très fort et de haute taille, c’est le fils du roi de Gorre. Il la conduit dans le royaume d’où aucun étranger ne peut revenir car il s’y trouve alors en exil et en servage. 
   – Mademoiselle, où est cette terre ? Comment en découvrir le chemin ? 
   – Vous allez le savoir, mais vous y rencontrerez, sachez-le, beaucoup d’obstacles et d’inquiétants traquenards car il n’est pas facile d’y pénétrer sans l’autorisation du roi Bademagu, c’est son nom. On peut cependant y entrer par deux voies périlleuses qui conduisent à deux passages terrifiants. L’un des passages se nomme le Pont dans l’Eau, parce que ce pont est sous l’eau. Il y a autant d’eau par-dessous le pont qu’il y en a au-dessus, ni plus ici que là. Le pont qui est exactement au milieu de l’eau n’a qu’un pied et demi de large et autant d’épaisseur. C’est le genre de plaisir qu’il vaut mieux s’éviter ! C’est pourtant le moins dangereux des deux. Je ne dis rien des périls dans l’intervalle. L’autre pont est pire encore, plus périlleux et jamais personne ne l’a franchi. Il est aussi tranchant qu’une épée, c’est pourquoi on l’appelle le Pont de l’Épée. Je vous ai dit ce que je sais, autant qu’il m’est permis. 
   – Mademoiselle, daignez nous montrer les deux bons chemins. 
   – Voici, dit-elle le chemin qui mène droit au Pont sous l’Eau et voilà celui qui mène au Pont de l’Épée. 
   – Monseigneur, déclare le chevalier de la charrette,  je vous donne de bon coeur le choix entre ces deux routes, prenez celle que vous préférez, je prendrai l’autre. 
   – Á la vérité répond monseigneur Gauvin, les deux passages sont l’un comme l’autre très périlleux et pénibles. Je ne sais trop quel passage prendre, mais il serait indigne d’hésiter quand vous m’offrez le choix, c’est  la règle du jeu,  j’opterai donc pour le Pont sous l’Eau. 
   – Je suis d’accord, c’est donc à moi d’aller sans plus attendre au Pont de l’Épée dit l’autre chevalier. Au moment de se séparer, tous les trois se recommandent à Dieu du fond du cœur. Alors qu’elle les voit s’éloigner, elle leur crie.
   – Chacun de vous me doit en retour un don à ma convenance, à l’heure que je choisirai. Ne l’oubliez pas ! 
   – Ce ne sera pas le cas, n’aillez crainte, chère amie, affirment ensemble les chevaliers.
   Chacun part selon son choix. Sur le chemin, celui de la charrette est prisonnier de ses pensées comme un homme sans force ni défense devant l’amour qui règne en maître sur son coeur. Il en est au point où il a perdu toutes notions sur lui-même, s’il est ou n’est pas ; il a  même perdu le souvenir de son nom, si même il est armé ou pas, il ignore où il va et d’où il vient, tout s’est effacé de sa mémoire sauf une chose. Pour celle-là, il a chassé toutes les autres de sa mémoire.
   Á cette chose il pense avec une telle force qu’il n’entend, ne voit et n’écoute rien.


à suivre,