Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                                L'Aérius. 
                                                               1ère partie
                              


        
   Chargé par les de Quatrefiques, -branche cadette- de mettre de l’ordre dans leurs archives, je suis en mesure aujourd'hui, en me fondant sur des documents conservés depuis plus de cinq générations dans cette famille, de réparer la très cruelle injustice dont fut victime l'un des plus glorieux, et méconnu, pionnier de l'aviation, j'ai nommé le général comte Maximilien de Quatrefigues (1).
   L'histoire officielle, pour des raisons de mesquine et basse politique, s'est attachée, depuis plus d'un siècle à ce que son nom, malgré ses mérites éminents, ne soit jamais associé à celui de l'aéronautique. De la même manière on veilla à ce qu'aucune biographie ne lui soit consacrée. Pour l'historien, le nom du général de Quatrefigues évoque surtout la formidable raclée que lui infligèrent les Prussiens, alors qu'il commandait le 3ème Régiment de Cavalerie de l'Arrière. C'était le premier septembre l870 au lieudit Forêt de Francheval, près de Sedan. Surpris, alors qu'ils se rendaient joyeusement à la soupe, les cavaliers français furent en un rien de temps encerclés puis anéantis par un demi-régiment de fantassins brandebourgeois. Ni les prévisions de l'état-major, ni les renseignements des éclaireurs ne permettaient de supposer l'ennemi à cet endroit. Dans un rapport qui fit beaucoup rire dans les différents échelons d'état-major, le général de Quatrefigues tenta de se disculper, ou de s'accorder au moins les circonstances atténuantes, en argumentant « Qu'il aurait fallu être un oiseau pour déceler la présence des soldats prussiens avant qu'ils ne nous attaquent ». Le chef d'état-major, pour tout commentaire, nota en marge : « Quel serin ce Quatrefigues ! », puis préconisa la mise à la retraite anticipée de l'intéressé.
  Maximilien de Quatrefigues se retrouva donc, à l'âge de cinquante ans à peine, à se tourner les pouces dans sa maison natale d'Angoulême avec suffisamment de fortune, toutefois, pour n'avoir jamais à surveiller ses dépenses. Sa maison, en réalité un hôtel particulier avec de multiples dépendances, avait été bâti du temps de Guez de Balzac près des puissants remparts, dressés 
sur  d'abruptes falaises, qui dominent  la vallée de la Charente. Le général, parcourant en calèche le chemin de ronde qui à cette époque enserrait encore le cœur de la vieille ville, après le repas de midi, aimait à suivre leurs courbes sinueuses. Depuis cette hauteur vertigineuse, cent mètres au moins, la vision de la campagne, semée de bois et de villages, ravivait en lui le souvenir douloureux des dernières lignes de son rapport : « Il aurait fallu être un oiseau ... » L'envie irrépressible de s'envoler comme un oiseau afin de confondre ce bélitre, ce pédant de chef d'état-major le traversa un après-midi comme un trait fulgurant. Il en resta si bien stupéfié que son cocher crut à une syncope et descendit en hâte de son siège pour le secourir.
  Le soir même de Quatrefigues commanda à son secrétaire, un jeune homme vif et érudit, de lui réunir la totalité des ouvrages qui, en l871, traitaient de l'art et de la manière de s'élever dans les airs à l'aide de machines volantes. Le secrétaire embaucha nombre de commis qui partirent en chasse. Trois mois plus tard, de Quatrefigues avait sous les yeux la traduction française de l'Opus-major de Roger Bacon, les traités et dessins sur le vol des oiseaux de Léonard de Vinci, les études de Sir George Caylay et son convertiplane, celles du marquis de Bacqueville, du chanoine Desforges ainsi que le "Journal des Scavants" avec le croquis de la machine volante du serrurier Besnier. Sans oublier les notes de Guillaume Resnier, illustres angoumoisin surnommé « Le général volant » qui cent ans plus tôt avait tenté le vol plané du haut de ces mêmes remparts. La récolte bien que modeste, indiquait cependant, en raison de la diversité des sources, qu'il y avait anguille sous roche et que l'idée était dans l'air. Il convenait donc de continuer les recherches.
  Peu après, le jeune secrétaire eut la bonne fortune de déniaiser la servante de l'une des plus vieilles familles juives d'Angoulême. Installée depuis l'an 932, elle avait fait fortune grâce aux moulins à battre le papier. Il apprit que leur bibliothèque regorgeait de traités scientifiques arabes du temps des Abbassides, ainsi que nombre de documents savants en provenance de l'Orient et des Indes. Le secrétaire ne s'étonna point du savoir de la donzelle, s'en remettant à la grâce de Dieu qui l'avait placée sur son chemin. Le général de Quatrefigues s'introduisit aisément auprès des papetiers qui mirent leurs paperasses à sa disposition. Il faut dire que la ville d'Angoulême avait été au cours des siècles traversée par des hordes conquérantes de savants arabes, des tribus de juifs séfarades mathématiciens et kabbalistes fuyant l'Espagne d’Isabelle, quelques Russes mécaniciens fuyant le tzar et autant de Chinois hermétiques détenteurs d'une science trois fois millénaire fuyant la  misère. Le savoir de ces transfuges avait été recueilli par des érudits locaux, qui en avaient assez souvent profité pour faire main basse sur leurs bagages, leurs bourses et leurs livres. De fil en aiguille, le général et son secrétaire empruntèrent des monceaux de parchemins, des piles de tablettes d'argile, des liasses de feuilles de palme et de papyrus et tout un fatras de grimoires qu'ils firent déchiffrer par un bataillon de traducteurs.
  En un an moins un jour, ils étudièrent suffisamment d'ouvrages sérieux, disposèrent de suffisamment d'études expérimentales et de croquis dans cette science toute nouvelle qu'ils avaient baptisé « aéronomie », pour leur permettre d'envisager la construction d'une machine volante. Dans ses premières ébauches elle ressemblait à l'un de ces volatiles grassouillets, mi-dindons, mi-hirondelles qui illustrent les miniatures persanes. Mais, le recours aux mathématiques et aux expériences sur des maquettes à échelle réduite, conduisirent nos savants à concevoir l'engin comme quelque chose d'entièrement nouveau, débarrassé de toute référence au règne animal. En l872, on en était encore aux ballons captifs à peine dirigeables, dont les nacelles, véritables chaloupes de marine, étaient munies d'une volumineuse hélice en bronze. La force propulsive, c'est à dire le mouvement de l'hélice, était assuré par un moteur à vapeur ou par la vigueur humaine, une douzaine de matelots gorgés d'alcool. Rien de bien sérieux. Le général de Quatrefigues, sur un fuselage profilé en obus de marine, avec gouvernail de direction et de profondeur incorporés, coupé de grandes ailes fines fortement haubanées, monta le tout récent moteur électrique de monsieur Gramme. Ce moteur entraînait l'hélice, à pas variable, décrite dans le très vieux "Traité des machines à air" d'Al Jasari. Alors que l'imaginatif Jules Verne utilisait des sources d'énergie farfelues pour faire fonctionner ses inventions romanesques, de Quatrefigues découvrait dans un ouvrage cordouan du l3ème siècle le secret de la pile alcaline. Il s'agissait, pour l'essentiel, d'éléments d'argent et de zinc baignant dans une eau de mer puisée aux environs de La Rochelle.
  En six mois, moteur et hélice furent mis au point, non sans effrayer visiteurs et passants par des ronflements et des trépidations qui secouaient l'hôtel particulier des caves aux mansardes. Les armatures du fuselage et des ailes furent exécutées en osier que l'on habilla de toile de lin rendue étanche par un badigeon mélangeant chaux vive, lait caillé et blancs d'œufs. Nos constructeurs, pour lier les parties entre elles, utilisèrent la ficelle de chanvre et surtout la colle de poisson qu'ils perfectionnèrent, ayant omis d'inventer, par étourderie, le rivet et la vis ad-hoc. En revanche, pour le pilotage de l'engin, ils créèrent le palonnier, le manche à balai, les aérofreins, les volets hypersustentateurs et de menus appareils nécessaires à la navigation comme l'anémomètre et la montre de bord.
  Une fois ses différentes parties assemblées dans la cour de l'hôtel dite de Quatrefigues, tout le monde put constater que la machine volante avait belle allure. Elle reposait sur un train d'atterrissage en roues de brouette avec bandages métalliques et pointait un nez effilé où luisait l'hélice en cœur de noyer poli. On accédait dans la cabine, prévue pour deux personnes, par une trappe de verre située entre les ailes et des hublots permettaient de voir à l'extérieur. Dans l'avant du fuselage avait été logé le moteur électrique tandis que, pour équilibrer la machine, les piles se trouvaient dans le dos du passager. Dans la cabine, outre le désormais classique siège de pilote capitonné de crins de cheval et couvert d'une tapisserie au point hongrois représentant Diane chasseresse, on pouvait observer, près du manche à balai, plusieurs pédales dont l'usage n'était connu que du général. L'une d'elles permettait d'actionner un petit dispositif destiné à évacuer les urines à l'extérieur. De Quatrefigues souffrait d'une légère inflammation de la prostate. On remarquait aussi différentes manettes pour gouverner la vitesse du moteur et faire fonctionner des bidules scientifiques. Bref, il s'agissait d'une oeuvre magistrale et tout à fait remarquable. En hommage à "Vingt-mille lieues sous les mers", de Quatrefigues, entouré de son personnel et de ses techniciens, baptisa sa machine volante du nom d'Aérius. Restait à la faire voler. En se fiant aux écrits des experts en balistique, notamment ceux de Viollet-le-Duc, il avait été prévu de la catapulter dans les airs pour faciliter les départs et on devait construire une sorte de grande baliste au bord du rempart. Malheureusement des essais sur maquette montrèrent la fausseté de cette hypothèse. On catapultait certes, mais de travers et dangereusement.
   Après un mois de réflexion, Maximilien de Quatrefigues opta pour une solution composite et sûre. L'Aérius serait basculée dans le vide mais recevrait au préalable l'appoint, la poussée dirait-on en langage moderne, de fusées à poudre noire très semblables à celles utilisées dans les feux d'artifice. Les essais de ces fusées troublèrent le voisinage et l'évêché étant proche, l'évêque se déplaça en personne pour juger de la situation. Il quitta de Quatrefigues fort tard dans la nuit après un excellent repas et des explications sur l'Aérius qui le rassurèrent entièrement. Jamais pareille machine n'imitera le vol des anges, pensa-t-il rasséréné. Il promit cependant de venir bénir, le moment venu, les préparatifs d'envol de la chose. Par malheur ce moment tardait car le préfet et le maire, s’appuyant sur un principe dit « de précaution », s'opposaient obstinément à toute tentative de décollage. D'avoir été traité de serin par le chef d'état-major nuisait aussi à la crédibilité du général. Il décida de passer outre. Nuitamment, aidé de ses charpentiers et de ses mécaniciens, il fit aménager un emplacement propice à l'envol de l'Aérius. Pour cela, il utilisa un espace dégagé d'arbres, à dix pas de chez lui, qui servait à remiser les fiacres de la poste et quelques voitures particulières. Une poignée de louis, distribués aux postillons et aux cochers, lui laissèrent le champ libre.
  Nous étions en juin, l'on disposait à l'aube de deux bonnes heures de tranquillité avant que le quartier ne s'éveille. Le général après avoir tenu conseil avec son secrétaire et ses hommes, décida de tenter l'aventure du premier vol. À trois heures du matin, on sortit l'Aérius fraîchement décorée par un artiste peintre qui l'avait semé d'anges coiffés de casques de cuivre à crinière et soufflant dans des trompettes, d'archanges sortant des nuées et de Prussiens hérissés d'effroi du plus merveilleux effet. On dégagea la route entre l'Aérius et le vide. Comme personne n'avait revendiqué l'honneur d'être le passager de ce vol historique, Quatrefigues, en uniforme de campagne, s'installa seul dans la cabine en se persuadant qu'il s'agissait d'une tentative qui n'irait pas plus loin que quelques soubresauts sur place. Il fit néanmoins, avant de prendre les commandes, une longue prière reprise par le personnel, chapeau ou casquette à la main.
  L'aube naissait, grise et flasque, au-dessus de la vallée qui s'étendait droit devant le nez de l'Aérius. Le secrétaire commença la lecture des vérifications avant le vol, confirmées au fur et à mesure par le pilote depuis l'habitacle. Quand il s'avéra que tout allait bien à bord, d'une voix qui chevrotait d'émotion le secrétaire entama le décompte du temps avant la mise à feu des huit fusées. De Quatrefigues, pour sa part, était inondé de sueur bien qu'il fit très frais dehors. C'était un gros homme moustachu et sanguin à la transpiration facile. Sous l'uniforme de cavalier il avait conservé son corset, lequel, trop fortement serré, lui coupait la respiration. À cet instant, il se félicita d'être resté célibataire, la présence d'une épouse larmoyante lui aurait enlevé tout courage. Sans compter le risque de laisser des orphelins derrière lui.
  À ce stade de ses réflexions, sa vessie, pourtant soigneusement vidée, se mit à le chatouiller désagréablement de sorte qu'il entendit à peine tomber le zéro suivi de l'ordre de mise à feu. L'hélice vrombissait depuis plusieurs secondes quand il reçut au bas du dos la ruade des fusées tel un coup de pied de mule. Les mécaniciens, promptement, retirèrent les cales et l'Aérius s'élança dans le vacarme de la poudre et le fracas des roues sur les pavés. De Quatrefigues ferma les yeux et crispa ses gros doigts gantés de veau glacé sur le manche à balai. Le tonnerre des roues cessa brusquement pour céder la place à un chuintement de projectile lancé dans les airs. Il ouvrit les yeux et regarda par le hublot. Il volait. Il filait au-dessus des toits, rasant les arbres, piquant comme un obus vers le fleuve dont le miroitement liquide se rapprochait de seconde en seconde.
  Il se souvint, tout d'un coup, de la théorie qu'ils avaient développée, son secrétaire et lui, sur l'usage des différents gouvernails, volets et aérofreins. Il tira vers lui le manche comme le lui recommandait cette théorie, tout en poussant légèrement du pied droit sur le palonnier pour contrer le couple de l'hélice. Sa coutume du cheval lui avait rendu la main et le pied sensibles et plein de tact. En cavalier, il avait d'ailleurs exigé que l'on pénétrât dans l'Aérius par la gauche, comme pour monter en selle, de façon à ne point se sentir hors de ses habitudes. Les commandes réagirent souplement. Sous l'effet de son gouvernail de profondeur la machine s'éleva de plusieurs mètres. Quatrefigues repoussa le manche et elle piqua du nez. Il occupa quinze bonnes minutes à tester la maniabilité et la tenue en vol. L'Aérius se révéla parfait, docile comme un percheron, nerveux comme un poulain arabe. Un intense bonheur envahit le cœur du général qui se mit à chanter le seul air qui lui vint spontanément à l'esprit, la Marseillaise.
   Par le hublot défilaient des bosquets, des jardinets, puis le port de l'Houmeau avec ses gabarres. Il survola Saint-Cybard, les Planes et Sillac qui commençaient à s'éveiller. Les habitants ébahis levaient les bras de surprise en le voyant passer au ras des clochers et des toits. Fatigué, il décida de rentrer. Il fit une large boucle et se plaça face au rempart où on l'attendait. Le courage lui manqua plusieurs fois et il remit son atterrissage malgré les signes d'encouragement de son équipe, minuscules personnages gesticulant sur l’aire d’atterrissage. Enfin il se décida, la gorge nouée. Réduisant sa vitesse grâce aux aérofreins, il se posa sur l'esplanade comme une libellule. Il eut la présence d'esprit, avant de s'évanouir, de couper le courant électrique du moteur.

à suivre, 2ème partie: