Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      

                          Le Grand-homme.   

 
Aux dames journalistes parisienn
es 


 

   
  Simon remarqua l’étrangère qui grimpait à pied la colline, entre les rangs de vigne. Il arrêta son tracteur et ouvrit la porte de la cabine, histoire de voir de quoi il en retournait tout en montrant clairement sa disponibilité. L'étrangère, de loin, lui fit des signes de la main comme pour dire : attendez-moi ! ou quelque chose comme ça. Le dur soleil de fin d'après-midi chauffait l'étroit chemin de calcaire et ce n'étaient pas les quelques haies de ronces et de prunelliers qui pouvaient faire de l'ombre à la marcheuse. Simon supposa qu’elle avait dû abandonner son auto en bas, près de la nationale. La quarantaine bien sonnée, un visage hommasse à peine maquillé, le cheveu noué en chignon, elle venait vers lui d’un pas mou et fatigué. Par cette chaleur, elle était vêtue comme une bureaucrate, tailleur gris, chemisier blanc et chaussures plates. Rien d'une pin-up, mais pas désagréable à regarder quand même. De belles hanches, constata Simon. Elle tenait sa veste pliée sur son avant-bras.
  – Vous vendez bien du pineau ? cria-t-elle.
   Simon lui fit signe que oui.
  – Je viens aussi pour louer votre maison d'en bas, celle du village. Je suis arrivée hier au soir, je n'ai pas voulu vous déranger. En attendant je loge à l’hôtel. Le notaire a dû vous parler de moi, je suis la Parisienne qui...
  Simon eut un geste apaisant, Parisienne, Bordelaise, Charentaise, il ne faisait pas de différence. Il ouvrit la barrière de bois et l'étrangère lui tendit la main qu’il serra. Elle donna son nom qu'il ne retint pas. Il se souvint de l'avoir aperçue, une fois ou deux aux actualités télévisées. Par contre le notaire, cet enfoiré, ne lui avait rien dit.
    - On n'est pas du même bord politique lui et moi, soupira-t-il.
   –Je suis journaliste et écrivaine, dit-elle en ignorant la remarque. Je veux faire un livre définitif sur François M. votre Grand-Homme. C'est pourquoi je suis venue vivre ici pour quelque temps, une semaine ou deux, dans le pays où il est né et où il est enterré. Pour sentir l'atmosphère et poser quelques questions
   Simon lui indiqua du geste sa demeure, une maison basse de paysan datant du siècle dernier qui se dressait au fond de la cour, entre deux longs chais à cognac. Dans la salle commune, ils s'installèrent sur des bancs lisses et patinés de part et d'autre d'une grande table de merisier ciré, utilisée jadis, entre autres usages, pour les repas de fin de vendanges. Les contrevents de bois de la fenêtre et ceux de la porte vitrée étaient mi-clos, en tuile comme on dit ici, et laissaient passer seulement un rai de feu provenant de la cour. Une barre de fer chauffée à blanc. Il faisait frais dans la maison et la journaliste soupira d'aise. Simon posa sur la table trois bouteilles de pineau qui sortaient de la cave, du rosé, du blanc, du supérieur et des verres ordinaires, d'anciens verres à moutarde
   – Je le fais moi-même, dit-il. Puis il servit pour la dégustation et appela sa femme.
   La journaliste, par-dessus ses lunettes en demi-lune examina Simon. La soixantaine et beaucoup de cheveux encore, musclé et le torse hâlé. En professionnelle elle nota la chemisette Lacoste neuve, déboutonnée au col et fourrée à la diable dans un jeans lessivé et plaqué de cambouis. Le visage était avenant et souriant, l'homme avait de belles dents et son oeil pétillait derrière ses épais sourcils à l'idée de boire et de vendre surtout, le pineau maison. Un homme en qui on pouvait avoir confiance, pensa-t-elle, rassurée.
   Sa femme apparut. Elle paraissait plus jeune. Le corps libre dans une robe de coton bleu marine. Elle resta debout, appuyée contre l'épaule de son mari. Elle ne porte pas de soutien-gorge, constata la journaliste amusée... Mais des ploucs quand même, qu'elle allait manœuvrer à sa guise.
  – Certains ici, dans le pays, ont connu François M. dit la journaliste.
  Plutôt une affirmation qu'une question. Elle renversa la tête pour boire une gorgée de pineau. Elle eut une mimique de surprise.
   – C'est délicieux, soupira-t-elle.
   – C'est vrai, répondit seulement Simon, sans préciser. L'œil continuait de pétiller sous les sourcils bourrus. Il se fout de moi, songea la journaliste. Cela la mit en colère.
  –  Et vous ? l'avez-vous connu ? La voix était devenue autoritaire.
  – Un peu. Nous étions voisins. Il était plus vieux que moi de quelques années, trois il me semble. Mais nous jouions ensemble, oui, quand nous étions gosses.
  – Comment était-il à cette époque ?
  – Comme moi. Un petit paysan...
  La journaliste parut désemparée. Elle but d'un trait le reste de son verre et alluma une cigarette.
   – C'est peu...Pour écrire un livre…
  – Bon. On volait des billes et des sucettes chez la mère Bouteiller. On tripotait les filles après l'étude du soir, derrière la palisse du Péret-aux-ânes. On pissait dans l'eau bénite de l'église avant d'aller servir la messe...
  – C'est vrai ?
  – Non, rien n'est vrai, bien sûr. À part les filles...
  Sa femme eut un rire clair.
  – Vous devez être contents, tous les deux, murmura la journaliste.
  – Contents de quoi ? s’étonna Simon tout en remplissant de nouveau les verres. Pineau blanc...
  – Et bien, que le Grand-Homme soit né chez vous, dans votre village, et y soit enterré. C’est une bonne pub. Elle paraissait croire ce qu'elle disait.
  Simon eut un sourire léger. Le village était plein de célébrités. Il n'y avait qu'à lever le nez pour lire leurs noms sur le monument aux morts de 14-18, de 39-45, d'Indochine ou d'Algérie. Mais le plus célèbre, incontestablement, c'était Jean-Jules Céraise, surnommé Benurâ, le Bien-heureux ou Le Satisfait, comme on voudra. Jean-Jules, qui ne fichait rien de ses dix doigts, avait écrit en patois une foule de choses, des pièces de théâtre, des chansons, des monologues... Autant qu'un académicien dans sa vie, si ce n'est plus. Simon se souvenait de l'avoir vu sur scène, dans la salle des fêtes, plus de dix fois, tout le monde se tordait de rire en l'écoutant. À pisser sous soi ! Pour ce qui était du fameux Grand-Homme, celui-là n'avait jamais fait rigoler personne.
  – Il y a eu Jean-Jules Céraise, murmura sa femme qui lisait dans ses pensées.
  – Quoi ? demanda la journaliste en oubliant sa grammaire. Elle reposa son verre. Vide.
  – Il est mort maintenant, mais c'était un marrant. Il faisait rire tout le village et on venait de loin pour l’écouter…
  – Connais pas. Revenons au Grand-Homme, vous étiez son voisin ? À propos, je peux prendre une photo ?
  Sans attendre la réponse, la journaliste sortit un petit appareil de son sac à main et photographia Simon qui tenait son verre de pineau entre ses deux mains et regardait dedans comme pour y lire l'avenir.
  – Il était studieux ?
  – Fallait bien, soupira Simon, à cause des parents... Il avait été reçu premier du canton à l'entrée en sixième. Il y avait un concours à l'époque pour entrer en sixième.
  La journaliste jubilait et prenait des notes.
  –  Et vous, vous avez été reçu à ce concours, demanda-t-elle plus pour être aimable que convaincue de la science de Simon.
  –  Oui, trois ans plus tard. Premier aussi.
  La journaliste eut un hoquet et fit la grimace.
  – Y a-t-il des femmes qui l'ont connu au village. Disons intimement ?
  La femme de Simon refit le plein des verres. À ras bord. Du rouge supérieur, dix ans d'âge. Frais presque glacé.
  – Probablement, répondit-elle, mais on ne parle pas de ces choses-là, à cause des maris et des enfants. Personne ne vous renseignera là-dessus... Peut-être à Angoulême lorsqu'il était adolescent et jeune homme à l'école Saint Paul, chez les curés. Mais eux aussi sont discrets et il y a si longtemps.
   – Peut-être la boiteuse, avança Simon tourné vers sa femme.
  – La boiteuse, c'est pas pareil. Tout le monde couche avec depuis qu'elle a ses règles. Je me souviens de les avoir vus ensemble. Souvent même. J’étais gamine à l’époque. Elle doit avoir cinq ou siox ans de plus que moi. En ce moment elle est avec un marocain de vingt ans plus jeune, un chômeur. Si vous souhaitez la rencontrer, ils habitent près de l'église. Dans l’ancien presbytère. Elle vous racontera ce que vous voulez.
   La journaliste plongea le nez dans son verre. Heureusement qu'il y a le pineau, pensa-t-elle. Fameux ! Comment ressentiez-vous son ascension politique ? demanda-t-elle à Simon.
  – C'était loin, ça se passait à Paris et surtout dans le Cantal, un pays d'attardés où même le printemps a de la peine à arriver à l'heure... Que voulez-vous que cela change pour nous qu'il soit député, président ou qu'il reste avocat ? La planète aurait pu tourner sans lui ; elle tournera bien maintenant qu'il est mort. Et puis, autant poser cette question à un Sénégalais ou à un Japonais. Ils vous répondront, comme moi, qu'ils s'en foutent, qu'ils ont d'autres chats à fouetter. Si vous les bousculez un peu, ils sortiront les deux ou trois clichés que les journaux ont imposés, sa culture, son sens de l'amitié, son côté machiavel. Tu parles, sa culture ! Je suis persuadé qu'il ignorait même à quel siècle avait vécu ce Machiavel. Il faut du temps pour se cultiver et lui, il était toujours pressé. Ce qui les intéresse, les gens d'ici, ce sont les prévisions des gelées, l'arrivée de la pluie, le vent, le soleil... Et votre Grand-Homme n'avait pas de prise sur ces évènements-là, par bonheur.
  La journaliste regardait Simon sans le voir, la bouche entrouverte, l'oeil éteint, un mince filet de salive coulait sur son menton. Un chien, un épagneul, bâilla bruyamment près d’un vieux buffet et se rendormit.
  – Ça fait toujours la même chose, la première fois admit Simon comme à regret.
  – Quoi ? Qu’est ce qui fait la même chose ? demanda la journaliste en s'ébrouant.
  – Le pineau. C'est traître quand c'est glacé, ça vous assomme. 
  – Mais il y a l'Histoire, reprit-elle en revenant à ses moutons. Il va entrer dans l'Histoire de France. C'est important ça !
  – Oui, je me souviens de gars dont mon arrière grand-père parlait avec admiration. Les Emile Loubet, les Combes, les Fallière qui entraient dans l'histoire comme vous dites et dont il ne reste que des noms, pas toujours très lisibles, sur des plaques de rue ou sur des façades d'écoles. Promenez-vous dans notre chef-lieu et demandez aux gens ce que Louvel, Wilson, d'Aguesseau, signifie pour eux et vous verrez. Même de Gaulle finira par être oublié, il suffit d'attendre un peu. Les idées se démodent vite de nos jours, soupira Simon, alors les hommes qui les ont lancées... Votre livre définitif ? Il sera condamné au pilon dès sa sortie si vous mettez plus de six mois à l'écrire.
  La journaliste eut un hoquet et tendit son verre à la femme de Simon. Puis elle le vida d'un trait. Du rouge fruité...
   – C'est bon, dit-elle en s'essuyant la bouche avec un fin mouchoir. Délicieux.
  – Une recette dont on ne connaît pas l'inventeur, expliqua la femme de Simon. Comme pour la roue, la trempe de l'acier, le verre et un tas d'autres trucs bien utiles. De l'eau-de-vie dans du moût de raisin de la meilleure qualité. On laisse vieillir et on sert frais. On raconte que ce sont les moines...
  – Mon métier à moi est difficile ; si vous saviez... Il faut être sur la brèche tout le temps et ne pas laisser passer une info sinon on est cuit. Si je vous achète, mettons, cinquante litres de pineau vous achèterez mon bouquin ?
  – Pour cinquante litres, je ferai un effort, répondit Simon sans sourire.
  – Farfait, bredouilla la journaliste. Je vais me mettre au boulot tout de suite.
  Elle se leva, chancela et se retint à la table. Puis elle rafla sa veste, son sac à main et fonça vers la porte. Sur le seuil, le soleil la cueillit d'un coup en traître. Un uppercut de boxeur. Elle marcha malgré tout à travers la cour, vers le portail, d'un pas de canard sans tête, de plus en plus pesant et chancelant. Puis elle s'effondra avant de l'avoir atteint.
  Simon se coiffa de son chapeau de paille et courut jusqu'à elle. Il la prit sous les bras et la tira vers la maison.
  – Annette, prépare la chambre du premier, s'il te plaît cria-t-il à sa femme ! C’est bientôt les vendanges et comme ça elle verra du monde. Demain après son enquête au village, elle viendra avec moi dans les chais pour visiter, ce qui s'y passe vaut-bien un Grand-Homme. Et plus tard si elle veut, elle m'aidera à lessiver les tonneaux, à les soufrer, et à couper le bois pour l'alambic. Si elle travaille correctement, dans une quinzaine, je lui en ferai cadeau de ses cinquante litres de pineau... Je ne veux pas qu'elle nous prenne pour des sauvages, tout de même !
 
     Jean-Bernard Papi © (in Saintonge Littéraire- Le Boutillon)