Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  


           

                       La femme sur la passerelle.

 
     
    




    Elle marchait devant lui sur la passerelle en dos d'âne qui enjambe le fleuve. Elle allait vivement, en femme aiguillonnée par le temps. La légère côte l'obligeait à cambrer les reins et à raidir les mollets et les cuisses. Elle portait une veste de laine beige, une jupe droite de tissu écossais et des collants noirs. Elle était chaussée d'escarpins à talons aiguilles qui lui allongeaient la jambe. Il pensa qu'elle n'en avait pas réellement besoin. La cuisse était svelte et nerveuse, le mollet bien arrondi. Son regard remonta jusqu'à la taille, étroite, s'attarda sur les fesses, fermes, bombées et menues. Il considéra les indices, très symétriques, d'un slip plutôt sage et classique. Une femme d'ordre et de rigueur, en conclut-il. La veste tombait à la perfection, l'arrondi de la jupe était idéal, rien pour lui rappeler le négligé habituel des ménagères à cette heure matinale. Il supposa une institutrice, peut-être à cause des cheveux drus, coupés courts, d'un roux satiné et doux qui lui rappelaient la jeune femme qui lui avait appris à lire. Et puis, il n'y avait qu'une institutrice pour se rendre au marché un mercredi matin de bonne heure.
   Pourtant le parfum qu'il pistait ne pouvait être celui d'une institutrice éduquée à ne pas choquer ses élèves par des arômes trop provoquants. C’était un truc musqué et compliqué, avec des fragrances capricieuses et sensuelles selon les mouvements ; il devait être coûteux, même très coûteux. Une femme médecin, une avocate ? Elle tenait à la main, un cabas de toile blanche avec un dessin et des slogans à la gloire d'une plage de la côte. Ce n'était pas, lui semblait-il, le genre des médecins ou des avocates ce sac à provisions excentrique. Et puis nous étions un mercredi... Un professeur alors ? C'était le plus probable. Une jeune licenciée en lettre ou en sciences naturelles. Pas de lunettes. Il pouvait donc exclure maths et physique. Peut-être langues étrangères ? Il sourit de la naïveté de ses suppositions. Quels clichés ! Dans le fond, peu lui importait ce qu'elle faisait dans la vie.
   Mais les fesses, Seigneur, quel bombé ! Quelle perfection ! C'était ce qu'il trouvait de plus attirant chez une femme. Il les appréciait en rapport harmonieux avec le reste du corps, surtout ni lourdes et pesantes, ni larges. Elle accéléra, comme pour échapper à ce regard indiscret qui la palpait. Depuis qu'il était divorcé, il y avait de cela quatre ans, il se donnait du bon temps avec les femmes. Non pas qu'il en changeât tous les huit jours, mais plutôt parce qu'il en avait plusieurs en même temps. Une dans chaque ville du département où il se rendait pour son travail. À trente ans, il pouvait se permettre ce genre de fantaisie à la fois sportive et sentimentale, tant que son travail s'y prêterait. C'est sa mère qui l'avait amené à divorcer, elle détestait Louise et elles se chamaillaient pour des riens. Sa mère était morte depuis et il avait hérité d'un appartement, ici, dans Saintes. La seule ville, dans laquelle il n'avait pas de compagne. Par respect pour la mémoire de sa mère, il n'avait jamais invité de femme chez lui. Dans son quartier il passait pour chaste. Il n'y séjournait pas souvent, à vrai dire.
   La femme allait atteindre le quai de la République et le traverser pour gagner le marché en plein air. Une fois rendue, elle allait se perdre dans la foule avant qu'il puisse voir son visage. Il l'imaginait délicat, aristocratique. Par bonheur, un flot de voitures immobilisa la femme au pied de la passerelle. Il la rejoignit et, par gourmandise, pour savourer lentement l'instant de la découverte, ses yeux se posèrent d'abord à hauteur de la taille avant de remonter. Elle regardait droit devant elle, ignorant volontairement ce qui pouvait se passer à sa droite comme à sa gauche. Le ventre est plat, les seins pointent comme des clous sous le pull léger ! Il scruta le visage et faillit s'asseoir sur le trottoir, suffoqué par la surprise. Sous un léger maquillage, une résille de rides, nettes et profondes, enveloppait son visage et froissait une peau affaissée, distendue, fine et transparente comme du papier de soie. Ses traits même lui semblèrent flous. Il ne sut dire si cela venait d'une vue brouillée par l'émotion et la déconvenue, ou s'ils étaient réellement gommés, estompés par les innombrables hachures des rides. Il chercha la bouche. Les lèvres pincées, légèrement gercées, se crispaient en une moue involontaire et méprisante. Elle a au moins soixante-cinq ans, se dit-il accablé. Les yeux ? Comment sont ses yeux ? Noirs ! Bêtement noirs et sans flamme particulière. Il la regarda s'élancer puis traverser la rue sans bouger, vissé au sol par la déception.
    - Et pourtant, quel cul ! marmonna-t-il tout haut en crachant son mépris.
   Il décida de bifurquer pour de se rendre au centre de la ville. Il devait rencontrer un client, peut-être deux, en attendant l'heure du repas. Il s'occupait de logiciels en informatique et vendait, ou louait, ses propres produits. La silhouette de la femme lui revint en mémoire alors qu'il discutait de l'implantation d'un programme de gestion chez un notaire du centre de la ville. Il fit un effort pour revenir sur terre et se concentrer sur l'entretien. Elle réapparut malgré tout dès qu'il fut dehors et qu'il aperçut, au-dessus des toits, le clocher carré de la cathédrale auprès duquel se tenait le marché. Tant pis, se dit-il, partons à sa recherche, puisque c'est ainsi. Quand je me serai rempli les yeux à satiété de sa figure chiffonnée, je pourrai retourner à mes rendez-vous. Il la retrouva devant l’étal de Latarin, le poissonnier. Il se plaça sur un côté du banc et de telle sorte qu'il puisse la voir de trois quarts. Le corps est superbe, pas de doute, mais la tronche ! Bien qu'il la détaillât sans vergogne, jamais elle ne tourna la tête vers lui. Latarin la fit rire et elle découvrit des dents nettes et régulières. Un dentier, pensa-t-il dédaigneux. Le sourire, et le rire, plissaient plus encore sa peau. Elle va me faire vomir, se dit-il avec mauvaise foi tout en fronçant le nez de dégoût sous les miasmes du poisson.  Il lui emboîta le pas quand elle quitta Latarin. Il la suivit d'étal en étal, jusqu'à ce qu'elle termine son marché. Son cabas était plein et lui tirait le bras. Il se porta à sa hauteur.
   - Permettez ? proposa-t-il, en montrant le cabas.
   Elle eut l'air de ne pas comprendre.
   - Voulez-vous me permettre de porter vos emplettes ?
   - Mais, non. Je peux me débrouiller seule. Fichez-moi la paix, répondit-elle d'un ton revêche.
  Elle reprit la passerelle. Il la suivit, à deux mètres et sans se cacher. Il fulminait, vexé par sa rebuffade et souhaita que cette vieille garce se foule une cheville ou glisse sur une crotte de chien. Elle marchait à pas vifs et ne se retourna pas, même une seule fois. Il n'existait pas. Et elle n’eut pas le moindre petit accident ! Il la fila jusqu'à sa porte. Elle habitait un petit pavillon sans charme, dans une zone en rénovation, et, coïncidence, à deux pas de son propre appartement. Elle poussa la grille quelconque et mangée par la rouille, traversa le jardinet et entra chez elle. Il resta comme un imbécile à regarder ses fenêtres pendant dix bonnes minutes sans se décider à repartir. Il lui paraissait certain qu'elle allait l'appeler pour lui demander ce qu'il voulait. Il se faisait une joie à la perspective de lui répondre : "Rien, nada, que dalle ! Je passais simplement et j'ai vu de la lumière ! Bien le bonjour madame Bertrand !" Et il serait parti, la tête haute en sifflotant le "Beau Danube bleu", un air qui datait de la jeunesse de cette Carabosse, pour le moins.
   Mais, dans la maison, aucun rideau ne frémit sous un doigt curieux et aucune porte ne s'ouvrit. Le pavillon paraissait inhabité. Même pas une odeur de friture pour lui rappeler qu'il avait faim et que l'heure du repas était passée. Il traversa la rue et s'appuya du dos contre une façade. Devant lui s'étendait l'insignifiant jardinet de "la vieille". Un jardin porte toujours témoignage sur la nature et le caractère de celui qui l'entretient. Celui-là était parfaitement anonyme et aussi fade qu'un square de banlieue ouvrière. Du gravillon, des passeroses fanées sur leurs tiges grises et des rosiers malingres, taillés de guingois. Elle devait être locataire et de passage... Le soir tomba sans qu'il s'en rende compte. Mourant de faim et de soif, il se dirigea vers un petit bar, au bout de la rue. Quand il revint, les contrevents avaient été fermés et le portillon du jardin verrouillé pour la nuit. Il le secoua de rage et attendit que l'obscurité soit totale pour s'en aller.
   Il dormit peu. Il ne pouvait s'empêcher d'avoir devant les yeux la silhouette mince et svelte de la vieille marchant sur la passerelle. Il l'imagina nue, flétrie des seins aux talons. Ses collants noirs cachaient peut-être des bandages contre les varices ? Mais il y avait les fesses, elles ne pouvaient être flétries tonnerre de Dieu ! Il aurait deviné le subterfuge, le faux-cul, il n'était pas né de la dernière pluie ! Et pourquoi un faux-cul avec un visage aussi ravagé ? C'était incohérent. Elle avait un corps de jeune fille. Marguerite Duras parlait ainsi de son corps dans un de ses livres, après qu'elle eut rencontré son dernier amant, à Deauville ou à Honfleur, il ne savait plus. Elle avait alors la soixantaine bien sonnée. Au fait, lui-même ne devait guère être plus vieux que l'amant en question, la trentaine. Pouah ! Pour s'envoyer un vieux machin pareil, il faut avoir de l'estomac. Un corps de jeune fille la Duras ! Voyez-moi cette vieille taupe ! Pourquoi pas pucelle tant qu'elle y était. Il est vrai qu'elle se prenait pour le nombril du monde, un génie de haute lice. "Une caméra sur moi en train d'écrire, rien que moi et la caméra, pendant des heures..." avait-elle radotée au cours d’une interview à la radio. Passons. Nue, la vieille ne pouvait ressembler à Marie, Camille ou Sonia ses copines qui n'avaient pas vingt-cinq ans ! Le mieux était d'y aller voir, après tout. Mais comment faire. Se présenter comme un médecin chargé d'examiner le troisième âge à domicile ? Se dire imprésario recrutant pour un Crazy-Horse d'un nouveau genre ? Le plus simple était de devenir son amant, comme pour Duras. Advienne que pourra.
   Avant que les éboueurs ne passent, il était déjà devant chez elle. Les contrevents étaient ouverts. Jusqu'à midi, il ne vit personne, sauf un gamin venu porter une baguette de pain lequel  sonna à sa porte. Il resta jusqu'à la sortie de la dernière séance des cinémas et grelotta sous le vent du nord qui s'était levé. Il ne dormit pas non plus cette nuit-là. Il tenait à peine debout lorsqu'au matin, il vint prendre sa faction devant le petit pavillon. Il ne s'était ni lavé ni rasé ; pas le temps. Pour parvenir à ses fins, il se sentait capable de jeûner et de ne rien boire pendant une semaine et plus. Ce qui l'étonnait et l'épouvantait même, c'est qu'il ne savait plus ce qu'il voulait obtenir, réellement, de cette femme. La voir nue ? Cela pouvait se résumer à ça. Mais dans son for intérieur, il se doutait qu'autre chose le turlupinait. Il devinait du trouble, de l'opaque et du marécageux. Un complexe d'Oedipe énorme s'était réveillé qui le tarabustait et le faisait tourner en bourrique. Il ne voyait pas d'autre explication à sa conduite insensée. C'était pourtant simple : Cette salope se foutait à poil et on en parlait plus ! Au besoin, il lui donnerait cinq cents francs, ou mille s'il le fallait, en fleurs, en bonbons ou en toute autre chose afin que cette folie guérisse et qu'il puisse retourner visiter ses clients !
    Il ne la vit ni vendredi, ni samedi, ni dimanche. Pourtant il resta devant chez elle de l'aube à la nuit tombée. Si elle croit que lundi je vais retourner au boulot, elle se trompe, grinça-t-il. Lundi matin, il s'arrima devant chez elle, plus sale et affamé qu'un chien errant. Ses yeux rougis le piquaient. Il sentait d'ailleurs qu'il s'endormait fréquemment, appuyé contre le mur, face à Sa maison. Il ne se tournait même pas pour pisser, il urinait dans le caniveau sans La quitter des yeux. Il avait pris l'habitude de manger et boire assis au bord du trottoir. Personne ne faisait attention à lui. De temps en temps, quelqu'un déposait une pièce de monnaie entre ses jambes et filait sans attendre un remerciement. Le lundi soir, elle ouvrit sa porte et sortit. Il ne bougea pas malgré que son cerveau en ébullition lui commandât de le faire. Elle traversa la rue et se planta devant lui. Elle était en jeans et pull noir. Impeccablement belle, songea-t-il et il se mit à pleurer.
   - Mais enfin, que voulez-vous ? demanda-t-elle d'une voix sans émotion.
  - Vous voir, vous parler, vous toucher, je ne sais pas moi...Vous écouter respirer, marcher à vos côté ! Il élevait la voix et les gens s'arrêtaient.
  - Suivez-moi. C'est ridicule cette histoire, vous devriez rentrer chez vous et prendre un bain ! Vous reposer !
  Il traversa la rue derrière elle et pénétra dans sa maison. Il resta debout dans le salon à la regarder.
   - Bon, maintenant dites-moi ce que vous voulez, murmura-t-elle.
   - Je vous aime, répondit-il d'un air penaud, surpris par cet aveu qu'il n'attendait pas.
   Elle éclata de rire. 
  - Vous êtes fou ! Vous êtes complètement fou ! Que ferais-je de vous ? Pauvre galopin. Vous acheter des sucettes et vous promener au parc ! J'ai une vie, figurez-vous, et des hommes, des hommes pas des godelureaux ! Savez-vous où l'un d'eux m'a emmené, il y a quinze jours ? Dans la Cité des Etoiles, à Baïkonour, le temps d'un week-end et nous avons fait l'amour dans un Soyouz, trois fois ! C'était comme si nous avions quitté la terre. Le sol tremblait sous moi et le vaisseau s'emblait s'envoler... Il y a trois mois c'était à Cinnecita, sur le plateau de « La Nave va » où, la veille, on avait déposé le cercueil de Fellini, devant l'immense ciel bleu peint qui chavirait, chavirait... Je vous passe les hôtels, les palais où chacun m'entraîne selon sa fantaisie... Mon pauvre garçon, tout votre talent en amour ne vaut pas une once du leur, ou du mien... Vous devriez les entendre gémir dans mes bras... Tenez, à Cordoue, j'ai donné du plaisir à quatre hommes ensemble et pas des mauviettes. C'était dans la Calahorra, en écoutant les voix d’Averroes, de Maimonide et d’Ibn Arabi... J'aime les hommes forts et puissants comme des loups. Alors, pensez ! Vous, avec vos bras fluets et vos cuisses malingres... Allez jeune sot prétentieux, partez !
   - Juste une fois, supplia-t-il d'une voix rauque chargée de larmes. Laissez-moi vous caresser au moins.
  - Même une fois, une seule fois dans mes bras et vous serez envoûté et perdu à jamais. Allez-vous-en !         
 Il partit en courant et s'enferma chez lui jusqu'à ce que son chagrin et son envie d'elle aient disparu. Cela lui prit de longues semaines durant lesquelles il pleura beaucoup et mangea peu. Puis un matin, il sortit dans la rue, étonné et réjoui de voir le ciel si bleu, les platanes si ombreux et les oiseaux si intrépides. Il eut faim et comprit qu'il ne l'aimait plus. Il se sentit jeune et guéri. Malgré tout
, il voulut revoir sa maison. Une pancarte "À vendre" était attachée contre le portillon et les contrevents étaient fermés. Il alla jusqu'au petit bar et se commanda une bière.
  - La femme qui habitait plus bas dans le petit pavillon, a déménagé ? s'enquit-il auprès du patron.
  - Déménagé pour le boulevard des allongés ! ouais, répondit ce dernier.
  - Suicidée ? fit-il atterré.
  - Ouais, il y a deux mois, aux médicaments. Une overdose de produits chimiques si l’on peut dire... C'était une vieille fille qui n'avait jamais bougé du quartier, même pas pour aller en vacances. Elle ne fréquentait personne et personne ne venait la voir. Elle a vécu de quelques rentes héritées de son père, sans jamais travailler. Elle lisait, toute la journée... Que lisait-elle ? Je n'en sais rien. Des romans, m’a dit une de ses voisines, des romans d'amour à dix sous, des romans photos... Et de la télé du matin au soir. En définitive une vie piteuse, minable, monsieur comme il y en a des milliers.
      
 © Jean-Bernard Papi (Nouvelle Donne n°5/ 1993 et 2001 Une odyssée saintaise)