Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                           La vie de Rancé.


 
 
    Il se souviendra longtemps du visage solennel, et un brin crispé par une consternation sincère, du célèbre professeur Loubine, docteur en médecine et écrivain, lorsque par-dessus son bureau, le praticien se pencha vers lui pour lui annoncer qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre.
  - Six mois, cher monsieur, pas plus, hélas ! lui dit-il de sa voix grave et bien tempérée. Je vous dois la vérité, c’est un principe sacré chez nous, le patient doit savoir. En vous hospitalisant dès demain peut-être parviendrions-nous à force de soins à ajouter un mois ou deux, mais c’est tout. Vous avez trop attendu, beaucoup trop. Vous êtes tous les mêmes les malades. La voix de Loubine prenait de l’ampleur et de l’autorité comme s’il s’adressait à ses étudiants. Vous attendez le dernier moment en espérant un miracle. Les métastases sont partout et quand je dis partout, c’est partout. Tenez, regardez vos radios.
  - Inutile professeur, je vous crois, répondit-il d’une voix lasse. En fait, il ne parvenait pas à y croire. Pas du tout. Des métastases ! D’où sortaient-elles ?… C’était un sacré coup de massue qu’il prenait là. Mais rien à faire, à l’évidence si Loubine, le meilleur dans sa spécialité, disait qu’il était fichu, c’est qu’il était fichu. Il pouvait d’ores et déjà dire adieu au monde et faire son testament. Pendant un bref instant il eut même l’impression que sa vie allait s’arrêter dans le luxueux cabinet du médecin et qu’il allait tomber le nez en avant sur le tapi persan. C’était comme la sensation de sauter dans le vide, de tomber comme une pierre sans pouvoir se retenir à quelque chose…
  Derrière les verres épais de ses lunettes, Loubine tentait de deviner les réactions de son client. Certains ont des abattements, des larmes ou des colères aveugles difficiles à maîtriser. 
  - Je vais vous prescrire des calmants. Ça vous aidera… Il ne faudra pas en abuser, c’est américain et c’est capable de transformer un cheval sauvage en agneau.
  Depuis un mois, il avait des douleurs diffuses par-ci par-là, une toux au réveil qui le secouait jusqu’au vomissement, une mauvaise humeur tenace et des vertiges. Toute une série de maux qui l’inquiétaient, naturellement, mais qu’il mettait sur le compte des cigarettes, de l’alcool et de ses nombreuses nuits blanches. Sur le compte de tous les abus qu’un célibataire peut se permettre lorsqu’il possède de l’argent et du temps de libre. Ses amis accusaient plutôt les gaz d’échappement de sa Porsche trop souvent sur la route et les parfums toujours trop violents de ses secrétaires. Mais, aujourd’hui, finie la rigolade. Les copains désormais sortiront, et s’amuseront, sans lui. En vérité, ce diagnostic qui lui explosait au visage et qui le bouleversait, ce pronostic impitoyable qui s’engouffrait dans son existence avec la violence d’un raz-de-marée, n’était que le fruit d’une lamentable erreur. Le célèbre docteur Loubine, professeur et écrivain reconnu, membre de l’Institut, s’était tout bêtement trompé de radios.
  - Cher monsieur, nous sommes navrés balbutiait Loubine un an après son diagnostic mémorable. Un détail, un petit détail nous a fait comprendre que nous nous étions trompés : Vous étiez vivant et en pleine forme plus de six mois après votre visite dans notre cabinet ! À ce détail près , vous auriez dû être mort. Dans un cas comme le vôtre, enfin comme l'indiquait la radio, cette survie était impossible, voire impensable. La vérité, je vous la dois car c’est un principe sacré chez nous, c’est que mon infirmière, la sotte, a confondu vos radios avec celles d’un homonyme. Voyez vous-même : même nom, même prénom, même date de naissance. Entré chez nous le même jour pour des examens. Un cas désespéré qui, jusqu’à la dernière minute, ne s’est douté de rien. J’ai fait mon enquête. Décédé il y a six mois alors que nous lui avions annoncé qu’il avait toutes les prédispositions pour finir centenaire… Mon infirmière ? Congédiée depuis naturellement. Prenez donc un whisky avec moi, cela nous remettra… Croyez-moi, je préfère que cela soit ainsi.
   Un détail… Il avait de ces mots Loubine ! Il se revoit rentrant chez lui titubant de douleur, rasant les murs comme jamais cela ne lui était arrivé, même après la pire des bringues. Une sorte de honte l’isolait et l’éloignait de la foule. Il avait même failli se tirer un coup de fusil dans la bouche. Comme Hemingway. Mais il n’avait pas le courage du romancier ; de toute manière il n’avait même pas de fusil. Cependant il avait pensé à se suicider. Et Loubine qui parlait de sa méprise comme s’il s’agissait d’un soufflet raté.  Durant une partie de la nuit qui avait suivi ce mémorable diagnostic, il avait réfléchi sur la conduite qu’il devait adopter pour les six mois à venir. Six mois, c’était si peu ! Et c’était à la fois terriblement long. Une chose était sûre, il ne voulait pas subir la dégradation de la maladie, il préférait mourir avant. C’était son côté héroïque. Par contre le trouillard qui se terrait en lui, lui enjoignait d’attendre de profiter encore un peu de la vie, de faire comme si de rien n’était. Au lever du jour, il avait choisi une voie médiane. Il avait décidé de s’acheter une conduite et de se comporter, pour une fois, la dernière et l’ultime, comme un homme courageux et responsable. Car il avait un avenir finalement. Un avenir hypothétique certes, mais un avenir quand même, celui que la plupart des religions prévoient pour leurs fidèles après la mort. Il devait dès à présent s’y préparer avec la foi et la force morale d’un moine ; la comparaison le fit rire. Un moine ! lui ! Un effet probable des sédatifs et de sa nuit blanche. Mais, diable, pourquoi, un type aussi peu religieux que lui pensait-il à mourir en chrétien ? Et en moine en plus ?
  Au cours de son petit déjeuner, car la maladie n’empêche pas la faim, « La vie de Rancé » écrite
par Chateaubriand sur la fin de sa vie lui revint en mémoire. Il connaissait le livre presque par cœur pour en avoir fait une étude brouillonne mais effervescente en terminale, lorsqu’il avait seize ou dix-sept ans. (À l’époque de Richelieu, Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé était un abbé mondain, riche, ambitieux, érudit et charmant qui avait pour maîtresse madame de Montbazon ; et quelques autres. Mais c’est madame de Montbazon qui avait sa préférence. Cette dame meurt de la rougeole. Rancé prévenu trop tard arrive juste avant la mise en bière. Horreur ! Comme le cercueil est trop petit on a coupé la tête du cadavre. C’est pour lui comme une punition que l’on aurait infligée à la morte et par ricochet comme un châtiment imposé à sa propre existence dépravée. Reniant sa vie mondaine sur-le-champ, l’abbé Rancé se fait trappiste, dirige Notre-Dame de la Trappe qu’il réforme sans ménagements. « Par Rancé, écrit Chateaubriand, le siècle de Louis XIV entra dans la solitude et la solitude s’établit au sein du monde […] Il se leva sur la Trappe comme le soleil sur une forêt sauvage ». Et, plus anecdotique, Jean d’Ormesson qui ne recule devant rien : « On l’appela l’abbé tempête et plusieurs prétendent qu’il avait emporté avec lui, dans son couvent, la tête de la décapitée. »)
  À dix-sept ans près une amourette enfantine qui avait mal tourné, la lecture de la vie de Rancé avait été pour lui comme une invitation. Il ne vivait plus que dans l’espoir d’entrer à la Trappe à son tour ; une fois reçu à son bac naturellement. Et comment ne pas être séduit par « ce soleil sur une forêt sauvage » quand, comme lui, à cette époque confuse de l’adolescence « on rendait les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. » « Tout le pathétique de la vie de Rancé repose sur le renversement opéré brusquement dans cette vie, sur l’antithèse romantique entre les passions du monde et l’anéantissement en Dieu… » Avait-il relevé sous la plume de Dominique Aury. C’était un commentaire qu’il pouvait croire écrit à son intention ! Hier il était mondain, frivole, fêtard, buveur et coureur de jupon. Teuffeur, comme on dit. Aujourd’hui sa tragédie personnelle l’étouffait et le glaçait de terreur. Il se sentait comme un marin tombé à l’eau qui voit son navire s’éloigner dans la brume. Cependant si la Trappe l’avait séduit lorsqu’il était adolescent, il n’en était plus de même dans sa maturité. Et que feraient-ils d’un mourant ces trappistes ? À peine le temps d’un noviciat et le voilà raide mort. Il voulait imiter Rancé, être intégralement Rancé, oui, mais chez lui dans son appartement de la rue de Bièvre.
  À neuf heures il démissionna de son emploi. À quoi bon accumuler de l’argent et se fatiguer pour rien. Le directeur de la maison d’édition qui l’employait prit la chose très mal et il dut lui avouer l'épouvantable vérité. Sa pauvre tête tranchée à lui. Le directeur compatit, marmonna quelques mots à propos de la fragilité des destins et promit de lui verser son salaire durant au moins trois mois. Ce qu’il refusa avec hauteur, déjà drapé dans son froc de trappiste. Sa seconde tâche fut de congédier la femme de ménage ; dans sa cellule le trappiste n’a pas besoin de domestique. Il le fit en lui allouant une prime que ne refuserait pas un roi du pétrole. Il en avait à peine terminé avec madame Boulaoua, sa femme de ménage, que sa secrétaire l’appelait au téléphone. Laura et lui avaient eu une idylle qui s’était prolongée lors d’un voyage en Crète puis à Venise pour se terminer à Las Vegas. En tout et pour tout, un mois de félicité. S’il l’avait oubliée dans les bras de nouvelles et belles voyageuses, Laura attendait patiemment son heure. Au téléphone, elle pleurait à s’en rendre inaudible. Il eut pour elle les paroles les plus lénifiantes et les plus élevées qui soient. Son plus grand désir, disait-il, était de rendre sa disparition le moins douloureux possible pour tout le monde ; guère plus gênante qu’une piqûre de moustique. Laura s’entêtait.
  - Veux-tu que je vienne chez toi pour t’aider à supporter tes derniers jours ? Pardonne-moi de te dire cela si crûment mais le patron annonce ta mort prochaine dans tous les bureaux. Je ferai ta cuisine, je t’assisterai ? Tu ne vas pas te suicider au moins ?
  - À quoi bon me suicider puisque je vais mourir dans six mois, répondit-il lugubre et fort logiquement. Il me suffit d’attendre.
  Il ajouta qu’il devait se préparer à cette mort dans la dignité et que la présence d’une femme ne pouvait que le gêner dans son recueillement, car pour lui l’instant terrible de se réconcilier avec Dieu était arrivé. Ce furent exactement ses paroles. Laura eut un hoquet de surprise. Puis il lui parla de Rancé. Longuement. Elle en eut le sifflet coupé. Au bout de la ligne elle ne reniflait plus et discutait même, apparemment avec Nicole la fille chargée du photocopieur. Du peu qu’il entendait, à son propos elles hésitaient entre une cuite carabinée et une crise de delirium tremens. Il raccrocha. À quoi bon poursuivre. Après tout leurs amours dataient de plusieurs années et depuis l’eau avait coulé sous les ponts de Venise. Et puis, il n’avait pas de comptes à rendre à cette pimbêche. Vendre sa Porsche fut facile. Les amateurs se bousculent. Pour une bonne occasion il y a des listes d’attente épaisses comme un annuaire des téléphones. Le représentant de la marque qui le connaissait bien voulut absolument lui refiler un gros 4x4 américain hors de prix. Apparemment, le vendeur ne comprenait pas qu’il se débarrasse d’une machine que les plus branchés lui enviaient pour se rabattre, supposait-il, sur le modèle de base de monsieur tout le monde. Une Lada, peut-être ? persifla-t-il. Alors, à lui aussi, il parla de Rancé et de madame de Montbazon avec chaleur.
  - Excusez-moi, mais j’ai des clients qui m’attendent, coupa le vendeur. Et n’oubliez pas si vous voulez un 4x4, un SUV, un pick-up, pensez à moi. Et n’allez pas chez n’importe quel margoulin, faites les choses sérieusement, hurla-t-il avant de raccrocher.
  Il s’adressait à lui comme s’il n’était pas dans son état normal, drogué ou devenu fou. Dans un sens c’était la vérité. Il était passé d’un monde dans un autre. Le vendeur voulait le faire revenir dans le présent, celui qu’il connaissait bien, celui des grosses voitures. Rancé ne fait pas recette chez les marchands de bagnoles, avait-il ricané après avoir raccroché. « Gigantesque barricade contre l’ignorance, la bêtise et la régression en cours » avait écrit, sans nuances comme à son habitude, son ami Philippe Sollers à propos de Rancé. Il se répéta la sentence, persuadée d’avoir fait le bon choix. Devant son paquet de cigarettes vide, la question de savoir s’il pouvait continuer à fumer se posa sans ambiguïté. Comme tout le monde, il s’était une fois ou deux fait violence pour arrêter. Sans y parvenir naturellement. Il pouvait s’offrir ce dernier agrément sans aggraver son cas, mais Rancé fumait-il ? Il n’en avait aucune idée. Cette hypothèse lui avait totalement échappé lors de l’étude du texte. Il décida que non, ce qui, à l’évidence, correspondait tout à fait au personnage de l’abbé tout d’un bloc et sans compromis avec le monde et ses turpitudes. Et l’alcool ? Rancé, à la Trappe, buvait-il comme les moines du marquis de Sade ? Certainement pas. Il ouvrit la porte de son bar. Un bar qui avait la réputation d’être le plus fourni de tous les bars de célibataires de son arrondissement. Le barman du « Marignane », une rue plus loin, dispose de moins de bouteilles, disait-on. Le contenu du bar fut vidé dans la cuvette des WC. Cela lui prit le reste de la matinée.
  Vers une heure de l’après-midi, il marcha jusqu’à la rue Corneille, jusqu’au petit restaurant où il avait ses habitudes. Comme il avait le temps, il ne prit ni taxi, ni métro. Aujourd’hui, il se souvenait qu’il avait marché les cinq cents mètres qui le séparaient du restaurant sans fatigue et le cœur plus léger que celui d’un rossignol. La maladie a parfois de ces agréables rémissions, s’était-il dit. Le barman avait l’habitude de lui préparer un whisky dès qu’il le voyait traverser la rue. Il lui fit signe de n’en rien faire. Son air grave, son regard déterminé et triste à la fois, impressionnèrent le barman qui en resta la bouteille de J&B levée comme s’il s’apprêtait à la jeter par la fenêtre.
  - On dirait que vous vous êtes acheté une conduite monsieur Antoine ou que vous avez mal au foie ? Qu’est-ce que je vous sers en attendant le repas ?
  - De l’eau fraîche, mon bon Gérard, lui répondit-il, rien d’autre.
  Il réclama la même chose au garçon qui se préparait à déboucher une demie de Juliénas. Le pauvre homme faillit ensuite renverser son plateau quand il lui commanda de simples pommes de terre cuites à l’eau, sans matière grasse, et un morceau de cabillaud bouilli sans assaisonnement.
  - Et comme dessert après ce festin mémorable ? grinça le serveur l’œil sombre.
  - Un fruit.
 - Nous avons des pommes blettes, des noix de l’année dernière ou des dattes, probablement véreuses.
  - Je prendrai les noix.
  Rancé peut-être, mais pas maso. N’ayant rien d’autre à faire après le repas et désireux de se justifier, il s’accouda au bar et commanda une bouteille de Vichy. Ce qui ne manqua pas d’intriguer à la fois les clients, le barman, le serveur et le propriétaire du restaurant. Tous certes, l’avaient connu pressé mais buveur éclairé et fin gourmet. Il avait été de ceux qui avaient fait la réputation du restaurant et il sentait le personnel et les clients inquiets devant ce déclassement que rien ne justifiait.
  - Aujourd’hui c’est une lubie ce repas, n’est-ce pas monsieur Antoine ? interrogea le propriétaire, la tête dans le passe-plat. Vous voulez nous faire une farce ? À moi et à ce pauvre Ramon, du menton il désignait le serveur.
  - Pas du tout. Ce sera comme ça tous les jours.
  Puis il s’était libéré et avait parlé de sa maladie. Il trouva en face de lui des yeux et des visages compatissants, des poignées de main émues, presque des larmes. Le dernier client parti sur une accolade fraternelle, le personnel et lui en discutèrent encore deux bonnes heures. Même les êtres frustes, pensait-il en les écoutant, sont capables de sentiments les plus élevés ; si on les aide et si on leur ouvre son cœur. Il avait rencontré dans ce restaurant des hommes et des femmes sincères et honnêtes qui admettaient, pour un grand nombre, mener une vie de dissipation et de négligence. Quelques-uns même reconnaissaient ne pas se soucier suffisamment de leur vie spirituelle et, pourquoi ne pas le dire, du salut de leur âme.

à suivre