Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                                                                                                                      

                                Le Bon-Blanc.

                                   Prix de la nouvelle de Val de Reuil 1996 (in Cheval d'enfer).                        




   Maman Bô s'échappa de sa case comme si le diable venait de la pousser dehors. D'habitude, elle prenait son temps,  traînant ses pieds nus et crevassés comme s'ils étaient attachés à des boulets de fonte. Trente années d'épouse et de mère passées à accomplir les tâches démesurées qui composaient la trame de ses jours ordinaires lui avaient tourné le sang en graisse, comme l'on dit. Elle était devenue énorme, presque impotente, une baleine noire.      Dans ce village, pour avoir de l'eau tout juste potable dans sa case, il fallait marcher, la calebasse calée sur la tête, pendant deux heures avant d'atteindre la mare. Il fallait aussi arracher le manioc à coups de barre à mine, prier le bon Dieu pour que la poule ponde, courir aux cinq cents diables pour trouver du bois pour le feu ou de l'herbe fraîche pour la vache. Sans compter les maudits criquets, plus affamés et pillards que les fonctionnaires du gouvernement. On n'avait pas le choix, c'était ça ou se laisser mourir de faim et de soif. Moussa, son époux était mort. C'est lui qui dans le temps allait chercher l'eau, ramassait le bois et partait arracher le manioc. Certes, il s'arrêtait dix fois en chemin. Une fois pour boire chez des cousins, une autre pour saluer la veuve du bout du village, une autre encore pour jouer une piécette aux dés à l'église, chez le Père Tran. Mais il finissait toujours par rentrer à temps car maman Bô avait, à cette époque, la main leste et le bâton autoritaire.
   Quelle affaire urgente l'avait donc fait sortir de sa case avec la légèreté d'une demoiselle qui pèserait le quart de son poids, pauvre vieille truie qu'elle était devenue ? C'était une information extraordinaire entendue sur son poste de radio à piles : on avait annoncé l'arrivée du Bon-Blanc pour le lendemain. Il devait venir ici, dans le village. Cela avait été dit à l'heure de la sieste, entre deux airs d'opéra, sur la chaîne nationale que personne n'écoute. Il n'y avait pas une seconde à perdre pour avertir les autorités et le conseil. Elle fit quelques pas dans la ruelle, non loin  de sa case, et découvrit Léon, l'instituteur, qui somnolait à l'ombre, le dos appuyé contre un petit muret de boue séchée. Avec son boubou sale et effrangé, on devinait qu'il était célibataire. Trop flemmard, même pour chercher une femme, pensa maman Bô.
   - Léon, cria-t-elle, réveille-toi, le Bon-Blanc sera là demain ! Va prévenir tes voisins... Au fait, n'as-tu pas école aujourd'hui ? Espèce de méchant bon à rien de nègre, coupeur de route plus paresseux que la pluie à venir sur le désert que voilà !
    - Mais si maman Bô, mais si, j'ai école. Mais je n'ai pas d'élèves. Tu le sais, ils sont partis depuis huit jours planter le manioc et ne rentreront que ce soir, si Dieu l'accepte.
    - Tu sais bien qu'il ne faut pas décevoir le Bon-Blanc,  misérable instituteur sans élèves que tu es ! S'il s'aperçoit que personne ici ne va en classe, il supprimera ton salaire, l'école et les livres. Comment feras-tu, tout instruit que tu es pour vivre ?
   - Ne dis pas ça, maman Bô, ne dis pas ça ! Tu risques d'attirer sur moi le regard du maudit démon qui me dénoncera au Bon-Blanc, gémit Léon en s'aspergeant le crâne de poussière. Demain, j'ouvrirai l'école !
    Pendant que Léon gagne la place du village, maman Bô fait le compte de ceux qu'elle doit avertir. Le hasard lui avait fait rencontrer l'instituteur en premier, il fallait maintenant respecter les usages et prévenir tout de suite Mortimer, le chef du village. Sa case était voisine. De la ruelle, elle entendait les rires de "Ticul" Suzanne, sa fille aînée, laquelle était provisoirement la favorite de Mortimer. Celui-ci passait ses après-midis couché avec l'une de ses femmes et ne travaillait que le matin. À onze heures précises, après avoir fait un tour dans ses champs, il donnait audience et réglait les problèmes de ses administrés. Il avait un réel talent pour simplifier les demandes les plus embrouillées et les réclamations les plus enchevêtrées. La palabre ne durait jamais longtemps. Lorsqu'il rendait la justice, car il possédait un vague brevet de juge délivré par le gouvernement, il appliquait à la lettre le principe de "œil pour œil, dent pour dent". Cette raideur dans le verdict obligeait les plaignants à s'entendre plutôt que de se présenter devant lui. Ceux qui plaidaient, malgré tout, prenaient bien garde de minimiser les faits et, pour le moins, de les ramener à la stricte vérité.
   - Mortimer, vieux cochon, chasse ma fille de ton lit et écoute-moi, gronda maman Bô avec cette liberté de langage que lui autorisait son âge et ses compétences d'accoucheuse-marieuse. Le Bon-Blanc sera là demain, aux environs de midi. La coutume veut que tu prépares un discours convenable et un grand repas pour effacer les fatigues de son voyage.
   - Ce que tu me dis là, ma commère, me va droit au cœur et nul ne pourra dire demain que Mortimer a mal reçu le Bon-Blanc. Nous tuerons un bœuf et mettrons à rôtir deux moutons. Vois-tu autre chose, ma commère ?
   - Ce n'est pas à un paillard comme toi qu'il faut rappeler les penchants du Bon-Blanc pour les jeunes filles et les jeunes garçons ! Je suis certaine que le village te laissera le soin de les choisir.
   - Ainsi soit-il, admit Mortimer.
  Maman Bô traversa la place et croisa Léon qui haranguait un groupe de mères de famille afin d'obtenir la présence effective de ses élèves pour le lendemain. Elle longea l'école offerte par le Bon-Blanc, il y a vingt ans. Un bâtiment amené à grands frais de la côte avec ses tuiles, ses portes et ses fenêtres. Elle était prévue pour cent élèves au moins, il n'y en avait jamais plus de douze à la fois, quand exceptionnellement elle ouvrait ses portes. L'école possédait, accrochée près de l'entrée, une cloche de bronze ciselée de lauriers, il lui manquait seulement une chaîne, ce qui fait qu'elle n'avait jamais sonné. Mais, d'avoir cette jolie cloche ce n'était déjà pas si mal, se dit une fois de plus maman Bô. Le sorcier, ex-infirmier dans l'armée, était occupé à égorger un poulet pour le compte d'un villageois qui voulait en envoûter un autre. Maman Bô attendit qu'il ait terminé ses incantations et aspergé les points cardinaux avec le sel, l'eau et le sang de l'animal, avant de le prévenir de l'arrivée du Bon-Blanc.
   - Ça tombe à pic, répliqua le sorcier pragmatique, je n'ai plus ni aspirine, ni eau de Dakin, ni pénicilline...
   Maman Bô termina ses visites par le missionnaire, le père Tran, un vietnamien qui avait transformé la petite église en tripot-épicerie-bar après s'être fait une raison sur l'étendue de la foi de ses ouailles. Elle le trouva en train d'installer de nouvelles étagères dans l'oratoire de saint Antoine. Maman Bô jeta un coup d'œil sur les boîtes de sardines, les épingles et les rubans, les lunettes de soleil, les bonnets de bain, les magnétoscopes et toutes sortes de futilités dont le Père Tran remplissait le saint édifice.
   - Père Tran, dit-elle soudain, le Bon-Blanc sera là demain, à midi. Il arrivera par la route du désert.
   Tran jura comme un mécréant. Il allait devoir vider l'église pour le Te-Deum qu'il était de rigueur de chanter le jour du passage du Bon-Blanc. Le travail était titanesque et il allait convoquer d'urgence la chorale pour l'aider. Le Bon-Blanc, à ce qu'il avait entendu dire, n'était pas regardant sur les qualités musicales des chorales, seules les intentions comptaient mais il n'était pas question de laisser l'église en l'état avec ses conserves, ses bouteilles et tout le saint frusquin de tissus et de poteries
. Il se félicita d'avoir conservé sa soutane dans une cantine. Il lui suffira de l'enfiler par-dessus son pagne. Il remercia maman Bô, lui fit cadeau d'une douzaine d'épingles de nourrice et se plia en courbettes en la raccompagnant jusqu'à la porte.
    Maman Bô estima avoir informé toutes les personnalités. À chacune à présent de faire son devoir. Des impressions que le Bon-Blanc allait retirer de sa visite dépendait la survie du village. Sans être avare, il ne lâchait pas ses sous facilement. Il allait falloir discuter plusieurs heures avec lui pour obtenir le groupe électrogène indispensable à l'éclairage des rues et l'essence qui allait avec. À son dernier passage, il y avait de cela une dizaine d'années, il avait offert une pompe pour amener l'eau de la mare jusqu'au village mais avait oublié de livrer les tuyaux. Un vent de sable l'avait, depuis, fait disparaître et, même une femme futée comme maman Bô ignorait où cette pompe se trouvait aujourd'hui. Peut-être que, demain, il allait amener enfin les tuyaux. Le village n'était pourtant pas totalement isolé. Il recevait, une fois l'an, la visite de femmes-médecins qui vaccinaient à tour de bras. C'est elles qui avaient chassé le vieux sorcier et ses tisanes pour mettre à sa place l'ex-infirmier qui ne savait soigner qu'avec des cachets et des suppositoires. C'est le progrès, soupira pour elle-même maman Bô qui admit aussi que ce fameux progrès s'accompagnait de besoins que personne au village ne pouvait satisfaire, pour le moment. "Un jour viendra où vous achèterez par automobiles entières !" leur prêchait le père Tran dans son épicerie.
   Tandis qu'elle regagnait sa case, elle croisa le bœuf et les moutons que les bergers menaient à Mortimer pour qu'il les égorge selon les rites. Partout, déjà, on s'activait. Les femmes balayaient les courettes devant les cases et s'interpellaient en blaguant. Les vieilles pilaient le mil pour confectionner la bière que l'on allait consommer demain. Les enfants poursuivaient et reconduisaient les poules et les cochons vagabonds chez leurs propriétaires. Philibert, le policier, en short blanc et casque de liège, canalisait le petit flot des charrettes chargées de palmes qui se dirigeaient vers la route du désert. Ces palmes allaient servir à dresser les arcs de triomphe sous lesquels passeraient le Bon-Blanc et son cortège.
   Maman Bô accrocha une palme, symbole  d'harmonie et de concorde, au-dessus de sa porte, après avoir soigneusement balayé sa case et sa cour. Elle envoya "Violoncelle" Germaine, sa seconde fille, pour aider les femmes de Mortimer à préparer la case de réception. Germaine était  surnommée Violoncelle en raison du bombé de sa croupe qui en faisait l'une des plus belles filles du village. "Une Parisienne", disaient d'elle les garçons admiratifs. Nul doute qu'elle figure dans le groupe des jeunes gens chargés de distraire le Bon-Blanc, après la fête. La nuit vint et le village veilla tard en rêvant de richesses occidentales, bercé par les répétitions d'un Te-Deum en latin lancé vers les étoiles. Dès dix heures du matin, les villageois se rassemblèrent loin devant les dernières cases, sur la route poudreuse qui s'enfonce dans le désert entre les dunes orangées. On avait dressé, tous les vingt pas, des arcs de triomphe en feuilles de palmiers. La petite palmeraie, dont s'enorgueillissait le village, complètement épluchée sur ordre de Mortimer, ressemblait maintenant à une forêt d'asperges et n'était plus bonne qu'à servir de bois de construction.
  - Le Bon-Blanc nous dédommagera au centuple et nous plantera une palmeraie cent fois plus grande, affirmait le chef à ceux qui critiquaient ce saccage.
  Mortimer s'était installé au milieu de la route, face au désert, dans le fauteuil de sa charge, un haut meuble en bois d'ébène recouvert d'une vieille peau de léopard qui perdait ses poils. Il avait passé son boubou d'apparat décoré de pattes de chouettes et de peaux de serpents et s'était coiffé d'une calotte en cuir de buffle. À sa droite, Léon, sans chemise mais cravaté d'une lavallière noire, suait comme un touriste dans son costume trois-pièces. Il avait, dès l'aube, balayé l'école et fait l'appel de ses écoliers. Un ou deux gamins, parmi les plus doués, devaient lire et compter devant le Bon-Blanc. À la gauche de Mortimer, l'ex-infirmier, en blouse blanche, s'appuyait d'un coude dédaigneux sur un haut masque écarlate en raphia et liège, surmonté de plumes d'autruche. Il voulait signifier ainsi au visiteur qu'il était tout entier acquis à la science et que la sorcellerie n'était pour lui qu'une aimable farce folklorique. Sur le côté droit de la route, bien en évidence, quatre jeunes filles, dont Violoncelle, la poitrine nue et les fesses moulées dans une étamine bariolée, attendaient. Elles éclataient régulièrement d'un rire strident, laissant échapper leur anxiété comme un détendeur de compresseur laisse échapper son trop-plein d'air. En face, quatre jeunes garçons leur faisaient pendant, ceints de la même étamine. Le Père Tran, en soutane fripée et coiffé d'une barrette blanchie par le soleil, était entouré de la chorale qui, ordinairement, animait par des chants profanes ses soirées récréatives du samedi soir. Elle devait chanter l'hymne national du Bon-Blanc, dès que celui-ci aurait posé le pied à terre. Enfin tout derrière, à plus de sept pas du chef comme le voulait l'étiquette, jacassant et piaillant comme douze poulaillers, les villageois attendaient, vêtus de leurs plus beaux boubous. Maman Bô était parmi eux. Philibert, le policier, juché au fait de la dune la plus haute guettait l'arrivée du Bon-Blanc. Chacun supputait, et pariait, sur le moyen de locomotion qui devait l'amener au village. Automobiles ou hélicoptères ?
    - En tout cas, pas par le train, dit Léon, avec un fin sourire de lettré.
   Mortimer, pour tromper l'attente, fit asseoir "Ticul" Suzanne sur ses genoux. Le Père Tran de son côté fit répéter la chorale. À quatre heures de l'après-midi, le Bon-Blanc n'était toujours pas annoncé et on avait épuisé toutes les hypothèses expliquant son retard. Mortimer appela alors maman Bô.
   - Gros phacochère puant, cervelle de poulet, la sermonna-t-il, tu t'es trompée de jour ou de village ! Tu vas devoir dédommager chacun de ses frais et la communauté de ses moutons, du boeuf et de ses palmiers.
   Maman Bô se prosterna et pleura sur le revers du boubou de Mortimer en jurant de son innocence et de sa sincérité. Un cri de Philibert lui coupa la parole.
   - Le Bon-Blanc ! Je vois le Bon-Blanc sur la route !
   - Combien vois-tu d'automobiles ! hurla Mortimer.
   - Des dromadaires, je ne vois que des dromadaires ! répondit le policier.
   En effet, un nuage de poussière grossissait à l'horizon. Mortimer, pris de doute, s'était levé et avait fait quelques pas en avant. Le Père Tran pensa que le Bon-Blanc devait-être dans la dèche pour se déplacer avec si peu de panache. Beaucoup trouvèrent la monture suspecte et peu conforme à l'usage. Au bout d'une heure on distingua les méharistes. Ce n'était pas le Bon-Blanc mais une troupe d'une douzaine de soldats commandés par un sergent. Un nègre de la ville, un freluquet en uniforme kaki garni de boutons dorés, portant lunettes de soleil Ray-Ban et chaussé de Pataugas. Ils escortaient un gros homme en civil, un fonctionnaire à demi mort de fatigue, qui se protégeait du soleil sous un parasol rouge. Le sergent sauta de son dromadaire. Tout le village l'entoura.
   - Le Bon-Blanc ne viendra pas. Il a pris une route plus à l'ouest qui l'éloigne d'ici. Il va dans une autre province. Pour vous ce sera pour une autre fois... Ça sent rudement bon  chez vous et les filles sont drôlement girondes, dit le sergent en prenant Violoncelle par la taille. Vous devez mener une vie peinarde par ici, à festoyer et à vous amuser toute la journée... À propos, nous accompagnons un fonctionnaire du gouvernement chargé de recalculer vos impôts. Il parait que vous en prenez à votre aise avec les taxes. Nous allons rester un bon bout de temps dans votre village... Y rien de tel que la vie dans la brousse pour se refaire une santé, ajouta-t-il d'un ton sentencieux à l'adresse de ses hommes.

 Jean-Bernard Papi©