Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
   
     Elle avait évidemment quelques copines qui lui ressemblaient et avec qui elle passait un ou deux après-midi par semaine. Un jour le juge lui avait demandé ce qu’elles faisaient ainsi réunie. Elle avait prétendu qu’elles jouaient au poker, au football américain ou prenaient une cuite entre elles ou avec des copains. A l’examen de ses emplois du temps, le juge n’avait vraiment aucune raison d’imaginer quoique ce soit d’anormal. En outre elle ne quittait pratiquement jamais la résidence, ce qui était, pour lui, un signe évident de désintérêt pour le monde. Il se souvenait combien elle avait été jolie, de cette beauté flatteuse et tout à fait conforme aux canons adoptés par la publicité de l’époque. C’était alors le rêve de chaque jeune fille de suivre au plus près le standard mondial : Lèvres charnues, visage ovale, cheveux flous, grands yeux inexpressifs, longues jambes et poitrine menue. Beaucoup dépensaient des fortunes en chirurgie esthétique pour s’en approcher et Anna, dont les parents étaient riches n’avait pas été la dernière à en profiter. Aujourd’hui c’était autre chose, on faisait dans l’horrible, « chacun est libre d’être comme il veut » pouvait-on entendre ou lire un peu partout. La mode tournait au gré des marchés. Si les autres sont un miroir pour soi, ce miroir aujourd’hui n’était pas flatteur, grinçait le juge T.
  Dans les premiers temps de leur installation, Anna s’était ennuyée à mourir dans l’univers sécurisant et insipide de la résidence et avait même eu une liaison avec l’un des vigiles. Le juge l’avait rapidement su mais n’avait rien dit. Là encore elle était libre de faire ce qu’elle voulait et, à sa décharge, il n’avait guère de temps non plus à lui consacrer. Et puis les vigiles étaient considérés par beaucoup guère plus que des animaux de compagnie. Les rencontrer était facile, on les trouvait partout, patrouillant, contrôlant, surveillant. Sur un simple soupçon, un rôdeur, un individu non identifié se déplaçant dans la résidence, ils pénétraient chez vous en coup de vent sans prendre la peine de vous avertir. Maintenant qu’il avait le temps d’observer leur manège, leurs fameuses opérations coup de poing, leurs patrouilles, les contrôles d’identité, les changements périodiques de badges, les convocations pour vérification d’emploi du temps, il n’était pas loin de penser que les résidants étaient entièrement à leur merci. L’idée lui déplut et, alors qu’il se rendait à sa réunion sur la sécurité, il frissonna désagréablement en les voyant déambuler à plusieurs dans un sentier proche, roulant des épaules et comme toujours, puissamment armés. Il leur trouva même des têtes particulièrement patibulaires malgré leurs sourires de circonstance et les saluts militaires qu’ils lui firent.
   En tant que président de séance, il exposa sa théorie, à savoir que les vigiles les tenaient en leur pouvoir, aux résidants qui s’étaient déplacés. Ce fut un tollé et l’un des bougons de service proposa qu’il soit démissionné pour avoir osé soupçonner leurs anges gardiens de louches desseins. Il calma tout le monde en affirmant qu’il ne s’agissait là que d’une vue de l’esprit et se rangea à l’avis de ceux qui voulaient que les chiens fussent plus nombreux à patrouiller dès sept heures du soir. Il savait que cette décision ferait jurisprudence et que de nombreuses résidences leur emboîteraient le pas. Il soupira de dépit. En tout cas, se dit-il, cela plaira au gouvernement. L’heure choisie n’était pas innocente. C’était l’instant où commençaient les jeux à gratter sur les chaînes de télévision privées. Il n’y avait alors plus personne dehors car tout le monde jouait à ces jeux électroniques en espérant bénéficier en retour peut-être pas des largesses de dame Fortune, mais au moins des nombreux bidules inutiles qu’elle distribuait.


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   Les chiens supportaient désormais sans broncher la présence de N. et le patron décida, suivant en cela l’avis de J., de lui faire effectuer sa première patrouille. Vu le nombre de rondes à mener de sept heures du soir à l’aube, la patrouille se composait d’un seul homme armé et d’un chien. L’animal valait d’ailleurs plusieurs vigiles et était infiniment plus dangereux que n’importe quelle arme en raison de son caractère fortement agressif et de sa force colossale. N. comptait bien profiter de la crainte que le chien inspirait à tout un chacun pour faire parler le juge T. Il avait regardé attentivement, dans la salle de garde, les films consacrés au dressage de ces animaux. On y voyait des bergers allemands, frères des leurs, s’attaquer à des individus dans des endroits aussi variés qu’une maison, la rue ou une auto, les terrasser et déchiqueter leur cuirasse en un clin d’oeil. « Personne ne peut résister plus d’une dizaine de secondes à leurs assauts », affirmait fièrement le dresseur sur l’écran. N. apprit, dans les jours suivants, à leur donner des ordres et de se faire un tant soit peu obéir. Il espérait que le juge T., en tant que responsable du comité de sécurité de la résidence, connaissait lui aussi le contenu de ces films et que, dans ce cas, il en avait été grandement impressionné.
  Il était retourné, plusieurs fois, voir le greffier dingue au Palais de justice. Ils avaient relu ensemble les minutes de son procès que ce dernier avait sorti clandestinement des archives du tribunal. On y trouvait les dépositions des suspects interrogés à des moments différents et par différents enquêteurs. On y lisait surtout le témoignage des gendarmes qui avaient mené l’enquête. Ces derniers ne s’étaient jamais intéressés aux lettres que C. avait rédigées la nuit du crime. Que C. les ait écrites entre quatre et cinq heures du matin, selon ses propres déclarations, n’avait étonné personne. Naturellement C. ne les avait pas postées et reconnaissait même les avoir détruites. Personne non plus n’avait songé à lui demander ce qu’elles contenaient. C. reconnaissait aussi avoir menacé la chanteuse devant tout le monde et une employée l’avait croisé dans le couloir qui menait aux chambres des invités, peu après minuit. Cela, il l’avait admis aussi, puis était revenu sur cet aveu, accusant la femme de mentir. Comparées aux dépositions sans fards des autres suspects, celles de C., emberlificotées et confuses, avec des contradictions et des inexactitudes flagrantes étaient accablantes pour leur auteur. Ses avocats, les meilleurs et les plus chers du pays, avaient pourtant démontré le contraire au cours de l’audience. Le juge T. avait ensuite tranché.
   En prison, N. avait longuement réfléchi à la manière dont il se vengerait du juge après l’avoir fait parler. Le plus simple était de lui vider le chargeur d’un pistolet dans le ventre avant de s’enfuir. Mais, estimant le procédé peu glorieux, il décida de n’utiliser son arme qu’en dernière extrémité. Connaissant bien maintenant les goûts et les habitudes du juge, il préférait tenter de l’étouffer à coups de foie gras, de homard, de caviar et de grands crus. C’était tout à fait possible et il avait relevé de nombreux cas et exemples historiques au cours de ses lectures, notamment chez les papes et quelques empereurs. Il n’avait eu aucun mal à se procurer les produits nécessaires grâce à Duc, même s’ils lui avaient coûté un bon mois de salaire. Il espérait une rapide, belle et définitive indigestion. Tu périras par où tu as péché, gros con !
   N. se glissa donc, vers une heure du matin, en compagnie d’un gigantesque berger allemand du nom de Bertha, dans le jardin potager du juge T. Il portait un sac à dos pesant dont les bretelles lui sciaient les épaules…
 
  À la même heure, le docteur C. effectuait une dernière visite à ses chers petits pensionnaires avant l’extinction des feux. Il les connaissait naturellement tous, possédait tous les détails de leur vie et les appelait par leur prénom. Ils étaient aux anges lorsque, par exemple il condescendait à prendre des nouvelles de leurs proches, qu’il connaissait aussi bien que s’il s’était agi de sa propre famille. « Nom d’un chien, il n’est pas fier pour deux ronds ! », disaient-ils de lui. C’était le moment idéal pour en profiter et leur demander un petit prélèvement gratuit, trois fois rien, un timbre-poste de peau ou un verre à porto de sang. Ce à quoi la plupart accédaient volontiers, pour le seul bonheur de lui faire plaisir et de voir sa face de sacristain habituellement sévère et mélancolique s’illuminer d’un sourire. Avec ceux qui rechignaient malgré tout, il se lançait dans des tirades sur le désintéressement, sur le don, sur sa valeur symbolique, ciment de toute bonne démocratie. Il décrivait en des termes pathétiques les souffrances physiques et morales de ceux qui attendaient ce zeste de peau, cette once de moelle épinière, ce rien de sang. Il lui arrivait même de pleurer, emporté par son lyrisme. Il était alors, avec son visage affligé tout inondé de larmes, absolument irrésistible.
   Il lui arrivait aussi de parler placements, rentes et investissements en bourse avec eux. Il les conseillait, débattant des avantages et inconvénients des fonds communs de placement, des obligations ou des warrants d’obligation etc. Il avait même servi d’intermédiaire pour des achats d’oeuvres d’art et s’était montré alors un expert avisé. Avoir des petits pensionnaires, disait-il noblement et la main sur le coeur, c’est avoir charge d’âmes. Je me considère comme leur papa gâteau ! Néanmoins, ainsi que le permettait la loi il prenait un petit 5 % de commission sur toutes les transactions.
   Tous les pensionnaires étaient alités bien entendu et chacun avait sa chambre. Il disposait soit de sa propre machine de survie soit de faisceaux de tubes et de câbles électroniques qui le reliaient à une machine collective. Chacun disposait aussi, pour son usage personnel, d’un téléphone sur satellite, d’une télévision en trois dimensions et d’un ordinateur qui lui permettait de se déplacer à sa guise dans une foule d’univers commerciaux. On citait un seul cas d’un petit pensionnaire qui ayant su augmenter confortablement sa fortune, s’était fait ensuite greffer les organes qui lui manquaient. Il avait quitté la clinique, heureux et couvert de cicatrices. Hélas ! ce fut pour se faire écraser par un camion, presque devant la porte de la clinique. « Bien fait pour lui ! », avait laissé échappé C. devant tout le monde. Un manque de pot extraordinaire, tout de même, avaient pensé quelques-uns.
  Le record en matière de prélèvements était détenu par une mère de famille qualifiée à l’unanimité « d’admirable ». Agée d’une quarantaine d’années, elle n’avait plus ni coeur, ni foie, ni utérus, ni jambes, ne possédait plus qu’un rein, qu’un demi-mètre d’intestin, qu’un sein, qu’un poumon, qu’un oeil, qu’un conduit auditif, qu’un bras, le gauche avec la main presque entière, une partie de sa chevelure et la moitié seulement de ses vertèbres. Elle avait donné seize fois sa moelle épinière, vingt-sept fois son sang et six fois sa peau. Elle était devenue très riche et sa famille, qui la bénissait chaque jour, vivait dans l’opulence. C. lui demanda comment elle allait.
   – Bien répondit-elle, en clignant son œil valide. Et mieux depuis que mon ordinateur a été réparé.
   – Nous avons fait le plus vite possible, dit C. rougissant sous le reproche.
  – Ma fille va se marier dans un mois, docteur, et je voudrais bien lui faire un petit cadeau personnel.
  – Nous verrons cela, répondit C. redevenu guilleret. Elle avait des dents magnifiques et en ce moment la demande en dents était forte. Il considéra le visage de la femme avec bonté. Nom de Dieu, pensa-t-il ému, en arriver là par amour pour ses enfants ! Quelle mère ! Quel exemple pour les générations à venir ! Il lui tapota sa chère main gauche, consulta machinalement les feuilles de soins accrochées à son lit et se pencha pour l’embrasser sur le front. Un baiser de sa part était exceptionnel et sanctionnait une action d’éclat, un événement hors du commun. C. parti, elle se dépêcha de téléphoner aux autres. Il m’a embrassée leur dit-elle, et elle fit des envieux.
   Le docteur C. revenu dans son bureau consulta son agenda avant d’aller se coucher. Il lut que le lendemain il avait rendez-vous avec le juge T. et quelques autres notables pour leur repas hebdomadaire qui serait, comme à chaque fois, un modèle de gastronomie. Il en saliva de plaisir et gagna sa chambre en sifflotant « Que je t’aime». Il faillit sonner son valet de chambre mais se souvint qu’il était parti en vacances au bord de la mer avec des amis grâce à des points obtenus avec l’achat d’un certain nombre de denrées alimentaires, notamment du Pouac. À la même heure encore Clara quittait ses amis après une discussion des plus âpres concernant la répartition des divers ministères entre les différentes tendances du mouvement. Une fois le pouvoir entre leurs mains et le retour de l’âge d’or assuré, naturellement. Elle avait obtenu, pour elle, un poste important au ministère de l’intérieur et elle avait du mal à cacher sa satisfaction en regagnant son appartement. Par contre, ce qui n’était toujours pas réglé, c’était le financement de la révolution. Chaque chose en son temps, avait souri dans sa barbe le responsable suprême, décontracté comme à son habitude.
 
  Le chef de groupe J. qui n’était pas de service cette nuit-là dormait paisiblement près de sa femme, dans leur maison de la résidence du Nord.
   Le juge T. qui lisait dans sa bibliothèque en croquant du nougat, entendit du bruit dans le petit potager qu’il faisait cultiver derrière sa villa. C’était un jardin de condiments et d’herbes aromatiques. Il les estimait indispensables et tenait absolument à ce qu’ils soient frais. Ce qu’il entendait n’était pas le tumulte connu d’une opération coup de poing. C’était plus discret, un pas d’homme furtif. Un voisin qui voulait lui piquer de l’estragon ou du serpolet ? Ridicule. Sa femme qui rentrait ou qui se promenait ? Elle dormait en ce moment dans sa chambre, au second étage et avait le sommeil plutôt lourd. Un vigile ? Les vigiles en patrouille, ordinairement, ne pénètrent pas chez les gens. Il pensa alors à l’inimaginable : un rôdeur, un voleur, un voyou, un criminel tentait de s’introduire chez lui. Il se mit à trembler.
  De son fauteuil, il parvint à orienter la caméra à infrarouge de son réseau personnel de surveillance extérieure et ne vit qu’un voile rougeâtre sur l’écran de contrôle. Elle était encore en panne, un oiseau avait dû lâcher une fiente sur la lentille ou sur la cellule. Demain c’est juré, il convoquera la commission de sécurité pour que soient supprimés, une bonne fois pour toute, ces maudits piafs. Il regretta de ne pas avoir accepté que les caméras de la salle de garde puissent fouiller sa maison. C’était Anna, cette idiote, qui, pour protéger sa pudeur avait refusé. Mais comment pouvait-il imaginer que sa vie puisse être menacée un jour, ici dans la résidence de l’Ouest ? Il mit en route les détecteurs de son qu’il avait fait poser la semaine dernière, ironie du sort, pour faire plaisir à l’un de ses amis qui en fabriquait. Le fracas d’un halètement rauque et de chaussures pesantes écrasant du gravillon emplit alors la pièce. Quelle sorte de monstre abominable était donc tapi derrière la porte ?
  Il voulut appuyer sur le bouton de l’interphone de l’autre côté de sa table de travail, afin de prévenir sa femme, mais ne put l’atteindre. Une douleur d’une extrême violence venait d’exploser dans sa poitrine. Un infarctus, pensa-t-il tout de suite, encore un. Merde ! On lui avait greffé un coeur, le cinquième, il y a deux ans au cours d’un voyage à l’étranger, mais le travail avait été saboté, pour reprendre l’expression de son ami le docteur C. Un coeur dégueulasse, pratiquement pourri lui avait été installé au prix fort. Il en payait aujourd’hui les conséquences. Le juge tenta alors de se lever pour enfoncer le bouton d’alarme générale placé sur une console, à un pas de là, mais ses jambes refusèrent de le porter. Il fit un effort violent pour crier mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il retomba sur ses fesses et glissa au fond de son fauteuil au moment où l’inconnu ouvrait la porte derrière la maison à l’aide d’un passe électronique. Dans un brouillard rouge il distingua en face de lui un grand gaillard de vigile qu’il ne connaissait pas, accompagné d’un énorme chien couvert de bave et tenu en laisse courte. Il pensa : Je suis sauvé, il va donner l’alerte. Le vigile posa à terre un sac à dos lourdement chargé et s’approcha du juge.

à suivre