Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
    En prison, il buvait de la bière quand il le voulait et sans soulever de problèmes. Devait-il en conclure qu’elle était brassée sur place ? Le liquide brun produisait un effet curieux sur son palais, chaque gorgée y éclatait comme un pétard en paquets d’étincelles. Un paysage montagneux, calme et serein remplacé par une nuit fraîche et étoilée surgirent dans sa tête. Des visions nettes et vivement colorées. Une drogue. Sa soif n’ayant pas pour autant disparue, il en fit le reproche au barman. Le regard du noir, sous ses épais sourcils, se fit amical et il haussa les épaules.
   – Il faudrait changer tout ça, lui glissa-t-il à l’oreille et vite. Puis, voyant que N. ne bronchait pas, il se renfrogna et se mit à essuyer son comptoir avec un torchon de papier.
  – Même des torchons en coton, on n’en trouve plus, marmonna-t-il, maussade. Tout est jetable, comme la merde humaine. Et encore je me demande si c’est pas avec qu’ils fabriquent cette bibine.
   N. se rappela qu’en prison il avait entendu dire que certains détenus cultivaient du coton dans des champs alentour et que même on le tissait... Il cherchait une chambre pas chère et se renseigna auprès du gros barman.

(1) Histoire du Juif errant. Jean d’Ormesson. Gallimard.


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   La résidence de l’Ouest, comme on l’a vu, était entourée d’un réseau électrifié, d’un rempart de barbelés, d’une zone minée et au-delà, d’un vaste no man’s land guère plus habité que le désert de Gobi. On ne pouvait y pénétrer que par une entrée unique, située près d’un bâtiment de surveillance absolument blanc qui abritait, en temps ordinaire, la moitié d’une compagnie de vigiles, l’autre étant de repos, et après avoir été contrôlé de la tête aux pieds par tout un système compliqué de détecteurs. Elle était considérée par le gouvernement, pour son inviolabilité et pour le pacifisme de ses habitants, comme une résidence modèle.
  Le chef de groupe, monsieur J., était l’un des plus anciens vigiles de cette résidence et il espérait bien y terminer sa carrière. Le travail y était facile et se déroulait dans une ambiance vigoureuse et disciplinée, quasi-militaire, qui lui avait plu dès le premier jour. J. comme les autres, employait indifféremment l’appellation vigile ou gardien. Selon le règlement interne de la compagnie, ils étaient gardiens lorsqu’ils filtraient les entrées et vigiles lorsqu’ils effectuaient des rondes. Sur le fond J. s’en foutait, mais trouvait tout de même que gardien faisait un peu vieillot et ringard. Surveillant de musée, si vous voulez. Mais vigile ou gardien, il fallait être obéissant, disponible, dur au labeur, costaud et se tenir toujours prêt à risquer sa peau. Façon de parler quand même, car en fait, depuis qu’il faisait ce métier, il n’avait jamais eu à tirer un seul coup de fusil. Sauf au stand de tir tous les lundis matin. Il aurait apprécié, au moins une fois avant sa retraite, de participer à une bonne et authentique bagarre, comme quelques-uns de ses collègues dans d’autres résidences. Mais les deux ou trois fois où les bougnoules de la ville étaient venus en nombre secouer les grilles de l’entrée en réclamant on ne sait quoi, il était de repos ou malade. La guigne.
   Sa fille Clara, il ne se souvenait plus à quelle occasion, lui avait dit que les résidants étaient, de fait, prisonniers des vigiles. Ça l’avait fait rire aux larmes. Les résidants se la coulaient douce dans leurs appartements climatisés ou dans leurs villas avec piscine et jacuzzi, pendant que les vigiles faisaient le sale boulot par tous les temps, ça oui ! Alors prisonniers ces veinards ? Il s’était même fait saquer pour des bricoles par des résidants mauvais coucheurs et avait même failli perdre son emploi, une fois. C’est dire si c’était un boulot pas marrant !
  Il avait invité Clara, et en insistant, à l’époque où elle cherchait du travail, à briguer un poste de vigile mais cette sotte avait refusé catégoriquement en  prétextant un je ne sais quoi d’éthique. Une idée à elle. Pourtant, il lui aurait facilité les choses. Maintenant qu’elle travaillait dans une agence de publicité et qu’elle gagnait bien sa vie, la question ne se posait plus, mais c’était pour dire. Pour une intellectuelle comme elle, cantonnée à un poste peinard dans les bureaux, le métier de vigile aurait été plutôt agréable et sans grands risques.
   Il y avait des femmes naturellement chez les « opérationnels », J. devait admettre qu’elles étaient aussi des dures à cuire, autant que les hommes. Elles n’étaient pas les dernières à s’exciter lorsque le patron décidait d’une opération « coup de poing ». Le patron, qui pensait toujours comme le psychologue de la compagnie, disait qu’on ne savait pas ce qui pouvait se passer dans la tête des résidants quand ils s’emmerdaient chez eux, ou dans celle des vigiles quand la routine prenait le dessus. Alors pour distraire les uns et les autres, il organisait une opération « coup de poing ». Cette intervention musclée et énergique consistait à prendre pour cible la maison ou l’appartement d’un résidant choisi au hasard et à l’attaquer sans le prévenir, comme si son logement était devenu, tout à coup, un repaire de dangereux terroristes.  On tirait dans tous les sens, à blanc naturellement mais l’ambiance y était, on retournait la baraque et les meubles de fond en comble, on interrogeait les propriétaires toute la nuit. Parfois, à ce régime, ils avouaient en chialant des choses qui surprenaient tout le monde. Les gens sont vicieux, c’est pas croyable. Grâce à tout ça on rigolait bien entre vigiles, et après on fêtait la victoire par une bonne cuite, femmes et hommes ensembles. C’était parmi les meilleurs moments dans l’existence d’un vigile, admettait J.
   Certains résidants n’aimaient pas, mais en règle générale les opérations coup de poing étaient acceptées comme une nécessité à laquelle on ne pouvait se soustraire. C’était la vie moderne et périlleuse qui voulait qu’on se méfie de tout le monde et qu’on s’entraîne dur à débusquer les traîtres J. estimait qu’il gagnait bien sa vie car les résidants, qui avaient du pognon et n’étaient pas à plaindre, ne rechignaient ni sur les augmentations, ni sur les étrennes, ni sur les dons pour la fête de la sainte Barbe qui était leur patronne, ni même pour les mariages et les naissances dans la compagnie. Des occasions supplémentaires de faire la java entre eux, c’est à dire un gueuleton complété d’une beuverie. A la sainte Barbe, tout le monde devait être bourré et à poil à midi, c’était la tradition. Sauf le personnel de garde. C’est comme ça qu’en étant un bon vigile, il avait accumulé assez d’économies pour s’acheter une maison dans la résidence du Nord.
   On pouvait dire qu’il était parti de rien. Il avait fréquenté l’école très peu de temps. Le temps pour lui d’accepter l’évidence, il n’était pas assez intelligent pour continuer à étudier et peu doué pour les métiers manuels courants. On le lui avait fait comprendre après qu’il ait passé, plusieurs jours durant, des batteries de tests psychotechniques.
Il risquait fort d’appartenir dans ce cas à la catégorie « des tiques et des puces attachées à notre société comme des parasites au pelage d’un chien » selon les termes consacrés par les journaux et la télé, et admis par tout le monde. Le parti des intellectuels avait même ajouté dans un texte que J. connaissait par cœur : « Des tiques et des puces qu’il fallait accepter de nourrir de bonne grâce, comme le ferait un chien qui ne veut pas de maître.»
  Ces petites phrases avaient fait grand bruit. Bien qu’il fût prévu au départ que seules les élites en puisse saisir le sens, J. avait compris que tiques et puces n’avaient, dans ce monde implacable, aucun avenir et qu’elles pouvaient être éliminées rapidement, au coup de sifflet. Ce foutu clébard pouvait très bien, un jour, se plonger dans de l’insecticide sans prévenir si l’on va par-là, s’était-il dit après avoir longuement réfléchi. À la suite de quoi il s’était abonné à plusieurs mensuels consacrés à des activités qu’il aimait bien, comme ceux traitant du maniement des armes à feu ou du dressage des chiens d’attaque. A force de se creuser les méninges sur ce genre de lecture et à force de réflexions personnelles sur la société en général, il était devenu suffisamment astucieux pour être vigile. Appartenir un jour à l’élite qui fabriquait les petites phrases ingénieuses avait été ensuite son seul objectif. Maintenant, avec ce qu’il gagnait, sa maison dans la résidence du Nord, sa femme qui fréquentait les meilleurs instituts de beauté, la réussite sociale de sa fille, il se disait qu’il n’en était plus qu’à quelques longueurs. Encore un ou deux coups de collier et il y serait.
    Sa fille unique, la jolie Clara, n’était pas allée dans n’importe quelles écoles. Elle avait commencé par étudier dans les collèges que fréquentaient les gamins de la résidence de l’Ouest et avait été instruite par la quintessence des professeurs. Il en avait été de même pour l’université. La femme du juge T., et le juge lui-même, il leur devait une fière chandelle, l’avaient aidé en se portant garant de son honorabilité et de ses ressources. Clara, à vingt deux ans était un beau parti, comme on disait dans le temps ; bien élevée, intelligente, elle touchait un bon salaire ce qui n’était pas à dédaigner chez une compagne. Elle fera partie de l’élite tôt ou tard, elle aussi, pronostiquait-il confiant. Elle demeurait cependant un mystère pour lui et pour sa mère. Contrairement aux jeunes gens de son âge, lesquels plus ils sont instruits plus ils deviennent rationnels et raisonnables, tout au contraire, Clara, avec le temps, était devenue de plus en plus utopiste et folle. Révolutionnaire pour employer un mot toujours à la mode, sans cependant brandir le drapeau rouge quand même. Il ne se croyait pas capable de lui démontrer qu’elle était dans l’erreur c’est un fait, mais il sentait obscurément que ses prises de positions en faveur de ce qu’elle appelait l’âge d’or, tout comme les discours fumeux des intellectuels survoltés et bavards qui gravitaient autour d’elle, tout ça ne valait pas tripette.
   J. en ce qui concernait l’esprit et l’âme des jeunes filles se savait un complet ignorant ; il n’avait jamais eu le temps d’approfondir le sujet à vrai dire, son travail l’avait constamment tenu éloigné de sa fille. En fait quand il y réfléchissait, il reconnaissait volontiers ne rien connaître du caractère et des sentiments qui animaient ses semblables. Par exemple si sa femme était une respectable personne et Clara un mystère, c’était à peu près tout ce qu’il pouvait en dire. Il se sentait beaucoup plus à l’aise avec les chiens de la compagnie dont il devinait aisément les sentiments et les sautes d’humeur. Cependant, il y avait eu quand même une autre femme qui avait compté dans sa vie, en dehors de sa fille, de son épouse et de sa défunte mère, c’était Anna, la femme du Juge T. Il admirait beaucoup le juge T. pour sa rigueur et son sens reconnu de la justice, mais, nom de Dieu c’était tout de même un obèse particulièrement laid et difforme et il n’avait jamais compris comment un homme aussi monstrueux avait pu séduire une ravissante poupée, distinguée et intelligente comme Anna. Pas plus d’ailleurs ce qui avait pu intéresser Anna dans le modeste vigile qu’il était. Il les avait aidés à s’installer lorsqu’ils avaient acheté leur villa dans la résidence de l’Ouest, il y a une vingtaine d’années. Après quoi, tandis qu’Anna demeurait ici pratiquement en permanence à ne rien faire de ses dix doigts, le juge avait continué à siéger au Palais de justice du comté, faisant des allées et venues entre la ville et la résidence une ou deux fois par semaine, en voiture blindée et sous escorte armée. Tout ça payé par le gouvernement comme de juste.
   C’était une sorte d’accord tacite entre les vigiles que de prêter main forte aux nouveaux venus. Une tâche qui n’était pas inscrite dans le règlement mais que l’on exécutait quand même de bonne grâce. Ils donnaient des coups de main pour transporter les meubles, brancher les appareils ménagers et tailler les haies des jardins. En plus, ça permettait de faire un rapport secret et détaillé sur les arrivants, sur leur façon de vivre en général, leurs goûts en matière de meubles, leur richesse apparente, tableaux et bijoux, les bouquins qu’ils possédaient, les vidéos qu’ils regardaient etc. Le psychologue et le patron en tiraient ensuite une foule d’enseignements confidentiels.J. était encore jeune à l’époque de l’installation du juge, et cette femme, belle et distinguée mais toujours mélancolique, lui avait plu tout de suite. Il en était tombé amoureux à l’instant même où il l’avait vue. À force de rouler des biceps devant elle, de lui faire des compliments sucrés et des ronds de jambe, d’être toujours là quand il le fallait pour porter ses paquets, ouvrir la portière de sa voiture et lui servir d’escorte quand elle quittait la résidence, il avait fini par la convaincre de coucher avec lui. Leur liaison avait duré très peu de temps en réalité, car malgré sa bonne volonté elle était un poil frigide. Personne n’en avait rien su, semblait-il.
   Il conservait néanmoins un souvenir ému de leurs culbutes et le temps n’avait pas eu de prise sur ses souvenirs. C’était comme hier et pour retrouver intactes les émotions qu’Anna avait soulevées en lui il lui suffisait de penser à elle, à son corps superbe, même fugitivement. En galant homme, il se montrait encore très discret sur cette liaison, même pendant les beuveries où chacun pourtant y allait de ses vantardises. Il ne manquait jamais de lui témoigner autant d’empressement qu’au premier jour lorsqu’il la croisait et qu’ils étaient seuls. Il continuait aussi à lui adresser ces compliments qui la faisaient sourire et, aujourd’hui, il était intimement persuadé qu’il se ferait tuer sur place pour la protéger au besoin.
   Fort heureusement personne n’assaillait personne dans la résidence dont le taux de criminalité était de zéro. Zéro crime, zéro délit. On pouvait même dire qu’un crime, ou un délit quelconque, y était impensable et donc impossible. Tout ce que les vigiles, J. comme les autres, avaient à faire en définitive c’était de montrer qu’ils étaient là, toujours là. Comme l’explicitait si élégamment la devise brodée sur l’écusson de leur uniforme, sous une tête de bull-dog la gueule ouverte et prêt à mordre : « La meute, c’est la force tranquille". 
 
                                                                                   
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   N., muni du plan fourni par le barman, s’engagea entre deux immeubles calés mutuellement par des madriers et des poutrelles de fer jetées par-dessus la rue comme des passerelles. La municipalité n’a plus les moyens d’entretenir les rues et de retaper même les bâtiments publics, avait déploré le barman. Plus personne ne veut payer d’impôts. Tout est laissé à l’abandon. La plupart des propriétaires, qui ne reçoivent plus de loyers depuis belle lurette, laissent péricliter leurs biens. Quant à ceux qui auraient de l’argent pour investir, ils sont planqués dans des résidences luxueuses et s’en foutent.  N. pensa à sa prison et aux cellules repeintes tous les ans par les détenus eux-mêmes. Il croisa de nouveau quelques bandes hargneuses qui le dévisagèrent sans pudeur et des hordes de motards casqués qui filaient, tignasse au vent, droit devant eux en faisant rugir leurs machines. Sans se soucier outre mesure de l’état des chaussées, pas plus d’ailleurs que des piétons.

   

 à suivre,