Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      

      

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   Le juge hors catégorie T., après avoir pris sa retraite voici quelques mois, s’était définitivement retiré dans la résidence de l’Ouest. Il y avait acheté une maison, très grande et très confortable, plusieurs années auparavant. Lorsque la situation en ville l’avait exigé. La résidence de l’Ouest présentait, selon lui et de l’avis général d’ailleurs, les meilleures garanties de sécurité. Pour l’atteindre, il fallait d’abord quitter la ville et franchir le fleuve par des ponts qui étaient tous contrôlés et surveillés par la police. Ensuite prendre une autoroute, en parfait état et munie d’un réseau de télésurveillance, pour traverser une demi-douzaine de collines pelées au bulldozer et survolées jour et nuit par des hélicoptères. La résidence elle-même, qui ressemblait à toutes les autres sur le fond, était gardée par une compagnie de vigiles dans la force de l’âge, tous bien armés. Elle était dotée, en matière de matériel de surveillance, et ceci n’était pas négligeable, de ce qui se faisait de mieux au monde.
    
Aucune chance pour que les sauvages qui occupent la ville viennent nous emmerder, en avait-il conclu lors de sa première visite. La résidence était, effectivement, avec ses moyens de défense sophistiqués, une véritable forteresse implantée dans un no man’s land de plusieurs milliers d’hectares décapé jusqu’au rocher de son humus et par conséquent totalement dépourvu de végétation. Elle  lui faisait songer à ces forts dressés aux frontières d’un empire dont la mission principale était, par leur seule présence dissuasive, de maintenir les envahisseurs potentiels chez eux. Quelque chose comme la grande muraille de Chine ou fort Sagane.  Il utilisait fréquemment cette comparaison, purement idéologique car rien ni personne ne menaçait les frontières d’un empire depuis longtemps disparu, lors de ses conférences sur la sécurité ou à l’occasion de ses causeries à la télévision. En se demandant d’ailleurs, à chaque fois, pourquoi les fichues citadelles qu’il prenait en exemple se trouvaient toujours au bord du désert ; on devait bien en trouver quelques-unes unes au bord de la mer ! Les résidences, comme celle de l’Ouest, qui s’étaient multipliées dans le pays depuis une dizaine d’années, faisaient plutôt penser à des châteaux forts où les clôtures électrifiées auraient remplacé les murailles. Il y vivait une classe dominante, paisible et fortunée, qui maintenait éloignée la multitude des barbares, indigents, va-nu-pieds, miséreux et voleurs qui peuplaient le reste du pays.
  – Ce n’est pas qu’ils soient réellement dangereux à vrai dire, ces gens, mais leurs coutumes, leurs modes de vie font qu’on ne se sent plus entre nous, avait-il confié un jour à des journalistes venus lui rendre visite.
  Il affirmait aussi ne plus reconnaître la ville. Les rues ne lui étaient plus familières, la société y devenait chaque jour plus différente de l’image qu’il souhaitait en conserver. Qu’importe, pensait-il, que ce monde-là soit fait de conteurs, de danseurs et de chanteurs si lui n’entendait rien à leurs histoires, à leurs danses et à leurs chants.
Il avait donc abandonné son ancien quartier sans regret, débordé, chassé par un chamboulement qui s’était imposé en quelques années. Ce qu’il attribuait à l’arrivée massive d’individus venant de tous les continents attirés par le luxe et la richesse apparente de la ville. Toute cette pauvreté s’était infiltrée partout, dans les maisons, les hôtels, proliférant comme des rats, chassant la plupart du temps les locataires vers d’autres lieux. En quelques années l’état de la ville était devenu déplorable.
   Il était persuadé que désormais elle allait disparaître petit à petit, aspirée par le sol ou dévorée par la végétation comme des milliers d’autres avant elle, que l’avenir était aux résidences protégées qui finiraient pour quelques-unes unes par se rejoindre et former de nouvelles agglomérations sur les décombres des anciennes. Ainsi en était-il des Jéricho, des Alexandrie, de ces civilisations qui s’entredévorent, se superposent sans jamais mourir tout à fait.
   Il sortit sur le pas de sa porte et ronronna de plaisir. Autour de lui ce n’était que gazon vigoureux et tondu ras, petits chemins gravillonnés ratissés comme des jardins zens, touffes d’arbustes élégamment taillés et massifs de fleurs vivement colorés. Les automobiles des résidants étaient parquées dans un garage en sous-sol, près de l’entrée, et ne gênaient la vue ou n’offensaient le bon goût de personne. Aucune n’avait l’autorisation de troubler la beauté sereine du paysage, seules les camionnettes des vigiles, camouflées par un bariolage brun-jaunâtre d’une rare laideur, avaient le droit de circuler. Quelques grands arbres se dressaient ça et là, disposés cependant de telle sorte qu’aucune parcelle de terrain ne soit masquée aux détecteurs cachés un peu partout.
   La surveillance était discrète cependant, les appareils modernes étaient si petits qu’on ne les voyait pratiquement pas et les vigiles, mon Dieu, relativement invisibles, reconnut le juge T. en jetant un regard circulaire par-delà les pelouses.  Afin d’informer le poste de garde qu’il s’absentait de chez lui, le juge voulut glisser son badge dans la fente d’une urne en bronze imitée de l’antiquité, en réalité un lecteur de carte magnétique. Il poussa un soupir de contrariété, ce n’était pas que ce geste fut contraignant mais il oubliait toujours son badge sur son bureau ou dans les poches d’un autre de ses costumes.
   – C’est tout de même une mesure superflue, ce badge, marmonna-t-il... C’est de la faute aux habitants de cette résidence qui ne sont jamais satisfaits des mesures de sécurité. Ils les trouvent toujours trop faibles. Bientôt on ne pourra plus sortir du tout de chez soi.
   Il était le président-délégué à la sécurité pour la résidence et il savait de quoi il parlait. Dans quelques jours justement, il devait présider une réunion sur la question. Il y avait quelques bougons par exemple, qui trouvaient que les patrouilles avec les chiens n’étaient pas assez nombreuses. Il avait beau expliquer qu’un chien coûtait cher et que dans le meilleur des cas, il ne pouvait guère veiller, et être vigilant, plus de trois heures d’affilées, il se trouvait toujours quelqu’un pour le contredire et citer son propre Pit-bull ou son Bouvier des Flandres. Dans la résidence du Sud, de l’autre côté de la ville, chacun était tenu de surveiller, en complément des vigiles, une zone déterminée autour de chez lui... Une autre philosophie.
   Il se dirigea à petits pas vers le temple consacré aux Saints Martyrs du huitième jour, la religion dans laquelle il avait été initié et élevé. Il y en avait tant de ces religions, que l’on pouvait soit en pratiquer une nouvelle chaque jour, soit avoir chacun la sienne. Mais toujours au sommet de la pyramide, si l’on peut dire, il y avait Dieu, unique et omniprésent, seuls les agents intermédiaires et leurs stratégies changeaient.
   Le Juge avait, depuis toujours, la réputation d’un homme croyant et pieux. Dans les débuts cela servait à sa carrière ; la foi, et le respect de la religion, représentaient une garantie de sérieux et de respectabilité pour ses patrons. Alors que, pensait-il avec un brin de dédain aujourd’hui, cela aurait dû être tout le contraire. Quelle confiance accorder à quelqu’un qui croit, au point de se faire couper en morceaux parfois, en l’existence d’une entité vague dont personne ne peut prouver l’existence ?
   L’âge aidant, c’était maintenant une conviction reposante. D’aller au temple lui servait de promenade quotidienne. Son dos et ses jambes, comme toujours, lui faisaient un mal de chien. Trop longtemps il avait été obèse, gigantesque même dans son obésité, et son propre poids avait contribué à lui démolir la colonne vertébrale, les genoux et les chevilles. Maintenant, en se surveillant un peu, il n’était plus que volumineux, copieusement enveloppé. Encore beaucoup trop, assurait sa femme, dans les rares moments où elle lui adressait la parole.
   Il aurait pu se faire greffer une autre colonne vertébrale, d’autres genoux, des chevilles en bon état, mais à quoi bon dépenser son argent, les greffes n’auraient pas tenu plus d’un an. Ou alors il fallait qu’il maigrisse encore beaucoup. Il eut un petit rire sec. Il n’allait pas se priver de ce qui avait toujours été la lumière de ses jours : la gourmandise. La passion de la bonne chère, la volonté avouée, qui tournait parfois à l’obsession, d’avoir constamment sur sa table les mets les plus fins et les plus rares, avait été la grande entreprise de sa vie. Même son métier, pourtant excessivement prenant, n’avait pas autant occupé son esprit. Dans l’église des Saints Martyrs du huitième jour, la gourmandise n’était pas un péché, au contraire. Comment la considérer ainsi, disait leur évangile quand tant de prospérité et de richesse en découlent, et la sainte cène n’était-elle pas aussi un repas ? Pour le dogme, il n’était qu’un gourmet.
   Un gourmet excessif, disaient ses amis. Il était capable de faire deux cents kilomètres pour aller déguster cinquante grammes de gelée d’écrevisse flambée dont on lui avait dit du bien. En voiture blindée et accompagné d’une escorte armée, par nécessité. L’intérieur du temple le détendit. Le demi-jour et l’odeur d’encens le poussaient bien un peu à la somnolence, mais bah ! Il priait à sa manière. Le pasteur, un nouveau, un jeune qui avait remplacé depuis peu l’ancien mort à son poste, le réveillait quand il ronflait un peu trop fort. S’il en avait le temps, il s’asseyait près de lui pour bavarder. Ils s’échangeaient des recettes de cuisine, parfois le juge égrenait ses souvenirs. Il disait volontiers, par exemple, qu’en matière de justice ce qui importait c’était d’avoir un coupable. La sanction qu’il prononçait contre lui n’était pas destinée à le punir de son crime, le mal était fait, elle était destinée à prévenir et à effrayer. C’est pourquoi les condamnations qu’il prononçait étaient terribles et sans ambiguïtés. Et quand il n’avait pas de coupable, quand les preuves manquaient, quand personne ne voulait reconnaître les faits ou les délits, et bien il le tirait au sort parmi les suspects.
   – Un tirage au sort ? avait bondi le jeune pasteur, la première fois. Mais c’est ignoble !
   Le juge avait serré les poings et s’était redressé, autant que son dos et ses jambes le lui avaient permis.
   – La justice maintient la civilisation en l’état, avait-il grondé. Elle ne se substitue ni à la conscience des hommes, ni à l’esprit de vengeance qui anime les proches de la victime. Elle prévient les atteintes contre la civilisation dans laquelle elle s’insère comme une brique dans un mur... Avec le tirage au sort je m’en remettais à Dieu pour désigner le coupable. Car il fallait un coupable. Absolument. Sinon, c’était un déni de justice. Puis, après un silence il avait murmuré d’un ton convaincu : seul Dieu est à même de sonder les consciences et de désigner les fautifs.
   – Tout de même, avait renâclé le pasteur.
   – Si vous ne croyez pas en Dieu, lui avait rétorqué le juge sarcastique... Mes assesseurs étaient d’accord avec moi, ce n’était nullement des innocents que nous condamnions puisqu’ils étaient déjà suspects. La formule n’est pas nouvelle, le jugement de Dieu a été employé en d’autres temps et dans d’autres cultures, peut-être plus souvent qu’en référence à la loi.
   – Comment au sort ?
   – Les dés, tout bonnement, dans plus de neuf cas sur dix. Parfois, tout de même, nous innovions.
Le pasteur, horrifié, se demanda comment il était possible d’innover en matière de tirage au sort dans un tribunal.
   – Un jour nous avons utilisé le crâne de la victime. Je tirais sur un cheveu du mort en prononçant le nom d’un des suspects. Lorsque le cheveu s’est détaché, il, le mort, nous avait désigné son assassin... Et puis qu’est-ce que vous croyez, j’avais reçu des ordres d’en haut. Nous étions plusieurs juges à agir de la sorte.
   Malgré cela, le pasteur, qui ne se sentait pas l’âme d’un redresseur de torts, et lui, étaient devenus presque des amis. Presque, car la rigidité de caractère et de pensée du juge empêchait toute vraie intimité et freinait cette liberté de ton de l’un envers l’autre qui est l’indice de l’amitié. Le pasteur trouvait le juge captivant et le juge de son côté avait rencontré quelqu’un de désintéressé et de curieux qui l’écoutait et parfois même partageait ses points de vue. Le juge, s’il appréciait le nouvel ecclésiastique méprisait par contre l’ancien, un poivrot superstitieux et sot. Un oiseau se posait-il sur le bord de sa fenêtre qu’il y voyait aussitôt un funeste présage, une âme errante qui venait l’avertir d’un malheur proche. Un chardon venait-il à fleurir près du temple, le lait tournait-il dans sa casserole, trouvait-il un cafard dans son lit qu’aussitôt il sortait l’eau bénite et récitait les litanies propres à chasser le diable. Il se trouvait pourtant nombre de paroissiens de la résidence encore plus stupides que lui pour venir trembler à ses prêches délirants farcis de démons féroces et lardés d’images apocalyptiques. Allez donc comprendre les gens, même des gens intelligents comme ceux de la résidence, s’étonnait le juge.  Le jeune pasteur était sobre, posé, logique et rationnel. Il croyait en un avenir peut-être pas radieux, mais tout du moins aussi acceptable que le présent. Le juge devinait bien, au cours de leurs conversations, qu’il le soupçonnait, lui et ses collègues, d’avoir, sans même s’en être rendu compte peut-être, favorisé et aidé la mise en place d’un nombre considérable d’interdits. Cette surenchère de tabous et d’actes illicites avait transformé une population jadis insouciante, courageuse et libertaire en moutons larmoyants et craintifs.
   – En avez-vous conscience ?
   – Bien entendu, lui avait répondu le juge. Sa voix était calme et son ton sincère. Il le fallait pour avoir la paix sociale. Emboîtant le pas aux jugements que nous prononcions, les législateurs ont pondu un nombre incalculable de lois et décrets. Ils ont d’abord supprimé les jurys populaires à la demande des juges eux-mêmes. Ensuite, ils ont interdit les grèves après une action dans la rue du club des Consommateurs Lésés. Ils ont interdit les rassemblements publics de plus de cinq individus pour éviter toute publicité de bouche à oreille sous la pression d’une association de publicitaires, la pornographie en général y compris dans l’art et la littérature pour satisfaire les associations bien-pensantes, les blasphèmes contre tous les dieux, même les anciens, on ne sait jamais, à la demande du Vatican, l’humour et l’ironie dès qu’ils sont tournés vers une personne, ça, ce sont nos députés qui l’ont exigé si ma mémoire est bonne, la consommation de la viande cinq jours sur sept à la demande des végétaliens purs et durs, la violence au cinéma et à la télé pour tenir compte des avis d’une association de parents d’élèves, d’appeler un chat un chat pour ne pas froisser les amis des animaux, de fumer après l’amour, réclamé par une ligue contre le tabagisme, de boire de l’alcool l’après-midi du vendredi pour satisfaire les barmans alcooliques repentis, de sauter plus de neuf mètres en longueur pour éviter que les athlètes se blessent et à la requête du comité anti-olympique, de coudre des ourlets le lundi, je ne sais plus qui en a fait la démarche, aux hommes de porter des chaussures marron le jour du sabbat car d’après un rabbin en vue, le messie devait apparaître un samedi avec des chaussures de cette couleur etc. Interdit est devenu le mot le plus employé de notre langue.
   Mais nous n’avons fait que suivre un chemin que les religions avaient tracé depuis des millénaires. On peut même dire que nous les avons battues sur leur propre terrain. Nous ne nous sommes pas contentés d’interdits alimentaires, vestimentaires ou sexuels, nous avons tiré sur tout ce qui bouge... Si nous avions pu, nous aurions aussi interdit de penser.  Notre démocratie n’est pas de celles dont rêvaient les théoriciens des Lumières, j’en conviens. Elle en est même loin. Puis au bout d’un instant de réflexion le juge avait ajouté, nous avons aussi interdit les poètes à la demande cette fois, si ma mémoire est bonne, des adorateurs de Rimbaud et de je ne sais plus qui pour qui la poésie hors de ces deux-là n’avait plus de sens. Le juge avait éclaté de rire. La justice a de l’humour figurez-vous, on ne s’en rend pas compte mais avec un peu de recul...
   
à suivre...