Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

          

   Ces numéros de téléphone, forcément, le rattachaient à des gens à un réseau... Peut-être qu'on voulait l’éliminer parce que les propriétaires de ces numéros étaient dangereux, pas fréquentables. De toute façon, il ne savait rien, ou presque rien à leur sujet, qui ils étaient et quel était leur job... Il avait retardé le moment d'avouer ce vol à Julien en pensant que quelqu'un, le voleur, pris de remords lui rendrait son téléphone ? Et puis même, qui appeler ? Julien, Mahmoud, leurs numéros étaient dans le portable ? À moins de leur envoyer un pigeon voyageur... Sans téléphone portable on n'existe plus de nos jours. Rayé de la civilisation. Julien lui avait pourtant recommandé de ne pas les noter mais de les apprendre par cœur, et surtout d’être plus discret qu’une tombe à leur sujet. Comme un con, malgré la consigne, il les avait introduits dans la mémoire du portable. Était-ce bête ! Putain ! Ce n'était pas de sa faute s'il ne retenait rien, et les chiffres encore moins que le reste ! Il n'empêche, c’était un cas à passer devant le conseil de discipline avant de se faire virer du Comité à coups de batte ou de manche de pioche sur les reins. Et là adieu Sorbonne, il pouvait chercher du travail. Il eut de nouveau très chaud et se débarrassa de son imperméable.
  Il était maintenant assis près de la porte qui donnait sur les quais. Il l’ouvrit légèrement et tendit l’oreille, guettant un pas, une voix. Aucun bruit. Pas même au loin, dans la ville, le rugissement d’une moto ou l'appel d'un klaxon. Les habitants devaient être en train de dîner ou assis devant leur télévision. C’est vrai que ce soir il y avait un bon film sur la Une. Le silence dans la gare était seulement troublé par le tchac-tchac perceptible de la grosse horloge sur le quai. Il se leva péniblement et verrouilla les deux portes de la salle d’attente, celle qui donnait dans la salle des pas perdus et celle qui ouvrait sur les quais. Puis il éteignit la lumière. La pièce n’était plus éclairée que par un lampadaire situé à une dizaine de mètres, dehors. L’idée d’aller chercher sa mallette l’effleura, mais l’affaire n’était pas sans danger car le tireur pouvait le guetter.
  Pour se rassurer, il estima qu’on n’irait pas l’assassiner dans la salle d’attente. C’était la seule pièce, il l'avait vérifié maintes fois, sous vidéo-surveillance. Mais maintenant qu’il avait éteint la lumière rien n’empêchait le tireur de l’estourbir sans risque. Est-ce que la vidéo l’en empêcherait en supposant qu’il rallume ? Probablement pas. Un tueur ne s'arrête pas devant un si petit détail. Il vérifia le verrouillage des portes. Pour l’instant tout allait relativement bien, le chauffage fonctionnait et personne ne pouvait entrer. Il avait posé sa mallette sous les lavabos pendant qu’il soignait sa jambe. Elle ne contenait que des sous-vêtements, une chemise au col sale et un dossier cartonné rouge comprenant un certain nombre de documents relatifs à la délocalisation d’une grosse entreprise du Cac 40 vers la Malaisie. Délocalisation qu’il fallait empêcher à tous prix. L’entreprise en question, un laboratoire pharmaceutique, avait des liens très forts avec le chef du gouvernement. C’est tout ce qu’il savait puisqu’il n’avait pas encore eu le temps de lire le dossier. Il devait le faire pendant son séjour à Royan. « Un dossier explosif, lui avait dit Julien en le lui remettant, fait gaffe qu’il ne tombe pas dans d’autres mains ». Toujours son cinéma  pour faire croire qu’il brassait des affaires importantes et dangereuses.
   Voilà peut-être l’explication des coups de feu : on ne voulait pas qu'il en prenne connaissance et que le départ du labo s'ébruite. Il lui avait remis le classeur il y a quinze jours, non plutôt trois semaines, réfléchit-il. Il avait un peu traînassé pour préparer son topo et les camarades ronchonnaient. Il n’aimait pas être commandé, faut dire, et Julien ou Mahmoud avaient le don, avec leur ton cassant, de l’irriter. Il devait en parler devant le Comité dans huit jours, dernier délai. Est-ce que réellement le tireur avait un lien avec ce dossier ? Explosif ! avait affirmé Julien de son ton de petit chef. Au point de lui loger une balle dans le corps ? Ça ne tenait pas debout, il ne l’avait même pas lu ce dossier. En plus il y avait au moins cinq ou six copies qui circulaient. Non c’était une erreur, le tueur se trompait de cible, c’est tout. Un mauvais tireur tout de même, une vraie patate. Mauvais…Mauvais ? Dans la nuit ce n’est pas facile de toucher un gringalet comme lui qui bouge tout le temps. Ce tireur, ce pouvait être aussi une fille, une fille n’est pas habituée à tirer au pistolet. Pas plus que lui-même d’ailleurs. Quoique maintenant les filles savent tout faire mieux que les garçons.
  Il pensa soudain à Mélanie. Qu'était-elle devenue ? Elle n’avait pas pris la pilule cette conne et il s’était retrouvé père, il y a de ça deux ans. La colère qu’il avait piquée quand il avait appris ! Elle était repartie dans son bled, près d’Amsterdam avec le bébé. Elle était peut-être de retour et quelque part dans la gare, cette pute, ou là, sur le quai, décidée à se venger. Elle, ou une autre… Et si c’étaient les flics qui cherchaient à l’éliminer, le contre-espionnage ou les services spéciaux, une opération "homo" comme on dit ? Mais pourquoi grand Dieu ? Parce que, à force de faire des manifs il était devenu gênant ! On ne voyait que lui, comme un gland devant les autres ! Est-ce qu’un flic tire comme un nouveau-né ? Certainement pas. Mais pour l’effrayer, il pouvait viser à côté. Tout cela était bien embrouillé et bien compliqué... Je fumerais bien un joint moi, ça me ferait du bien, se dit-il... Les flics, ou les agents de la DST n’assassinent pas les Français, ni les étudiants innocents, tout de même ! La DST ou un autre service secret comme le SDEC ou la CIA voire le NKVD devenu le… le ?

  Il somnola quelques minutes le menton sur la poitrine. Soudain, alerté par quelque chose d'insolite, il releva la tête. Une forme sombre, étrange, se tenait devant la porte vitrée, celle qui donne sur le quai. Elle l’observait certainement. L’individu se voyant découvert s'était vivement écarté puis avait disparu, comme un fantôme. Il n’avait conservé que le souvenir de grands yeux jaunes et d’une fourrure claire qui entourait le visage. Des yeux bizarres. Mais la vision n’avait duré qu’une petite fraction de seconde et la buée, celle de sa respiration, déposée sur les vitres estompait les détails. Un alien ?... L’apparition n’avait pas parue outre mesure menaçante. Après tout c’était peut-être un cheminot intrigué par sa présence. Un cheminot aux grands yeux jaunes… En clopinant, le cœur battant d'angoisse comme d'un enfant enfermé dans le noir, il gagna la porte et l’ouvrit brusquement en poussant un cri perçant, comme au karaté. Un cri destiné, pensait-il, à effrayer l’ennemi. Une fois sur le quai, il regarda à gauche et à droite, chercha la mystérieuse silhouette et ne vit rien. Il supposa qu’elle s’était réfugiée dans le souterrain. Il constata alors qu’il neigeait. Le temps était à la neige depuis le matin.
  Les flocons chahutés par le vent tourbillonnaient autour des réverbères. Il se dit que le sol n’était pas encore assez froid pour que la neige tienne. Il fit quelques pas pour faire circuler le sang dans son mollet ankylosé. L’horloge sous la verrière marquait vingt et une heures huit. Incrédule, il regarda sa montre, c’était la bonne heure à la seconde près. C’est vrai que dans les gares, il l’avait souvent observé, le temps paraissait passer moins vite qu’ailleurs. Presque cinq heures à attendre avant que les employés ne reviennent pour l’arrivée du TGV de Toulouse. Si train il y avait, car tout ici lui paraissait chamboulé à l'extrême, comme dans un autre monde. Il voulut regagner la salle d’attente et trouva la porte verrouillée. Il la secoua mais rien n’y fit. Il colla son visage contre la vitre mais ne vit rien de précis. La neige maintenant abondante pénétrait sous la verrière poussée par le vent et ne permettait plus aux lampadaires d’éclairer l’intérieur de la pièce. Il eut un frisson. Il faisait froid, vraiment froid. Vêtu seulement d’un pull, même tricoté main, il allait geler sur place.
  En traînant la jambe, il se précipita vers la porte des toilettes. Fermée. Fermée aussi la porte de la salle des pas perdus. Il se demanda comment cela était possible étant donné qu’aucun cheminot n’était sur place. Une seule explication : quelqu’un d’autre, le tireur, la forme de tout à l’heure, avait les clés de la gare. Tout cela était combiné pour le coincer comme un rat dans une souricière
. Cette gare d'habitude était accueillante et douce comme un fromage, se dit-il et voici qu'elle lui avait tendu un piège mortel. Acculé, frigorifié, il allait être abattu, ça ne faisait aucun doute. Ou plutôt, il allait mourir de froid, cela évitera de gaspiller des cartouches et ça paraîtra naturel. C'est naturel de mourir de froid après avoir abandonné son imperméable dans la salle d'attente, son cache-nez dans une poubelle et sa casquette dans le souterrain ? Mais pourquoi lui ? la question lui revenait comme une antienne. C’est idiot et ça ne tient pas debout, on ne peut pas mourir de froid dans une gare dont les portes sont d’habitude ouvertes à tout le monde, la nuit comme le jour. Tous les clochards savent ça. Et pourtant il était dehors. Il ne parvenait pas à comprendre les visées d’une situation qui lui paraissait de plus en plus biscornue et échevelée. Démoniaque même. Que lui voulait-on à la fin ? Il cria.
  – Que voulez-vous ? Si c’est du fric, j’ai rien. Si c’est autre chose, dites-le ! 
  Personne ne répondit. Le froid lui parut soudain insupportable. Il lui fallait trouver un abri, et vite. Il pensa au poste d’aiguillage que l’on apercevait sur la gauche des voies en pénétrant dans la gare, quand on venait de Paris. Cela faisait longtemps qu’à chaque voyage il s’interrogeait pour savoir s’il était toujours en service. Il décida de l’atteindre en suivant les rails. Peut-être même y trouverait-il un technicien au travail. Par bonheur la neige allait recouvrir rapidement ses traces et personne ne pourrait le pister. Le poste d’aiguillage représentait sa dernière chance. Et s’il n’est pas ouvert ce poste ? Il ne lui restera plus qu’à affronter l’ennemi dans le souterrain. Aucune chance de gagner alors ! C’était bel et bien le poste d’aiguillage ou la mort. La mort gelé ou assassiné par balle. Au choix.
   La neige rendait difficile l’orientation, on ne voyait pas à plus de deux mètres. En un sens le tireur, s’il s’avisait de le poursuivre, ne le voyait pas plus qu’il ne le voyait. Le ballast petit à petit disparaissait sous la neige, seuls les rails émergeaient. Passé le dernier réverbère du quai il s’enfonça dans la nuit la plus noire. La neige maintenant collait à ses chaussures et ses cheveux étaient mouillés comme s’il sortait de la douche. Il éternua. Cela fit un bruit étouffé, ouaté. Finalement les habitants de la ville devaient savoir qu’il allait faire ce temps de chien, se dit-il, c’est pourquoi il n’y avait personne dehors. Il n’y avait que lui, pauvre couillon qui marchait sous la neige et cherchait cette putain de cabine des aiguilleurs comme perdue au fin fond de l’univers ! Et comment la voir cette barraque minable, dans cette tourmente ? C’était comme un épisode de la Guerre des étoiles dans la nuit du cosmos. Il était le pauvre Harrison Ford loin de la Terre, vagabond entre les planètes.
  
 à suivre,