Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
   Après cinq minutes de marche, il crut l’avoir dépassée. Il fit demi-tour. Quand il croyait dévier de sa route il tâtait le sol de la main à la recherche du rail glacé. Pourvu qu’un train ne s’avise pas de traverser la gare. Un de ces train de marchandise ferraillant et sombre comme un train fantôme ou ces express wagons-lits aux fenêtres occultées qui ne semblent transporter que des cadavres. Il buta contre l’extrémité du quai et vit le dernier réverbère sans avoir aperçu le poste d’aiguillage sur le chemin du retour. Merde ! Il hurla : « Au secours ! Sauvez-moi ! » Mais c’était comme un appel jeté à travers un mur très épais ou dans un liquide visqueux. Il se calma et réfléchit. Le poste était à environ trois cents mètres à partir du bout du quai où il se trouvait. Je vais compter trois-cent-trente pas, calcula-t-il et au bout de ces trois-cent-trente pas je chercherai l’escalier qui mène à la cabine. Le poste surplombe les voies à, mettons, cinq mètres de hauteur. Je devrais le voir même à travers la neige, bordel ! Et si j’arrive au pont de la Madeleine c’est que je l’aurai dépassé d’au moins cent mètres. Il fit de nouveau demi-tour.
   Au bout de trois-cent-trente pas il ne vit rien. Bras tendus, il chercha à tâtons sur sa droite et tomba lourdement dans les buissons, les pieds prisonniers des ronces. Enjambant ces buissons, des ronces échevelées mêlées d’orties, il toucha enfin la clôture. À cet instant une auto sur l’avenue le balaya de ses phares puis disparut. Stupéfié, il n’avait pas eu l’idée de faire un geste pour se signaler, ni même de hurler. Il se mit à appeler malgré tout, de toutes ses forces sans que l’auto ne revienne. Il avait tout de même eu le temps de voir nettement cette foutue clôture. Il avait vu un grillage infranchissable haut de trois bons mètres et à sa gauche, à une dizaine de mètres plus loin, un volume grisâtre perché dans la nuit ; une silhouette comme suspendue dans le vide.  Ce ne pouvait être que le poste d’aiguillage. Il avait eu du pot que cette auto surgisse. Sans se soucier des ronces qui s’accrochaient à son blue-jean il claudiqua rapidement vers le pied de la bâtisse. Il heurta une partie métallique qu’il identifia comme une échelle étroite scellée entre le sol et le mur du bâtiment. Il grimpa en tirant sa jambe avec la main. Le froid avait atténué la douleur et il put grimper relativement vite. La porte s’ouvrit sans effort. En tâtonnant, il trouva un interrupteur. Une ampoule dans sa verrine s’alluma. C’était bien le poste d’aiguillage, ou ce qu’il en restait. La pièce étroite, aux murs moisis où pendaient des affiches syndicales, était encombrée de leviers de commande verticaux hauts d’un bon mètre et de leur timonerie mangée par la rouille. Une sorte de pupitre recouvert de plaques d’aluminium comme les paillasses du laboratoire de chimie organique, un cours sur les opiacées où il était apparu trois fois en un an, un record, courait le long du mur face aux voies. Des voies que l’on devinait à travers une large fenêtre grillagée.
   Il se laissa tomber dans un coin de la pièce et se tassa, cherchant à conserver au mieux sa propre chaleur. Bien lui en prit car deux coups de feu pulvérisèrent la vitre. Les balles s’écrasèrent contre le plafond en arrachant un morceau de béton gros comme un jambon qui tomba sur son avant-bras en provoquant une douleur fulgurante. Quelque chose, un os, avait craqué. Il ne chercha pas à en savoir plus mais serra son bras blessé contre son torse. La neige poussée par le vent entra en tourbillons par la fenêtre. Il claquait des dents de froid, de douleur et de peur et se recroquevilla un peu plus sur le sol.
   – Marcus tu m’entends ? cria quelqu’un de dehors.
   Il bredouilla une réponse comme quoi il n’était pas Marcus et qu’il voulait être soigné car son bras droit était probablement cassé, mais l’autre n’entendit pas.
   – Marcus, nous savons que tu es là. Jusqu’à présent nous t’avons épargné mais ça risque de changer. Jette ta mallette par la porte.
   La voix était forte et nette, comme amplifiée par un porte-voix. Il cria du plus fort qu’il put qu’il n’était pas Marcus et que sa mallette était dans les chiottes et qu’ils pouvaient la prendre et en faire ce qu’ils voulaient. Il se mit à pleurnicher comme un chiot et se roula en boule sur le sol. Il ne voulait plus rien entendre. C’était un cauchemar point à la ligne.
   – On va vérifier, reprit la voix. Tu ne bouges pas de là. De toute façon quelqu’un monte la garde.
  Pas de problème, il ne risquait pas de s’enfuir. Sa jambe maintenant lui faisait souffrir le martyr et son bras était si enflé que la manche de son pull-over en était comme rétrécie. Soudain il entendit un grincement venant du plafond. Une trappe s’ouvrit, une issue de secours, et une tête joufflue, portant des lunettes de ski à verres jaunes, emmitouflée dans une capuche bordée de fourrure s’encadra. Notre héros se mit à hurler en reculant sur ses fesses.  La tête, les doigts sur la bouche, lui fit signe de se taire et de s’approcher. Il ne bougea pas. Alors l’inconnu lui fit de nouveau signe de s'avancer en lui souriant et en faisant des gestes d’amitié. Il se mit péniblement sur ses pieds. L’inconnu tendit ses deux mains par l’ouverture pour qu’il s’y accroche. Il leva son bras valide et, à la limite de l’évanouissement, s’éleva à travers le plafond. Au passage sa bouche cogna violemment contre le bord métallique de l’ouverture. Il se retrouva sur le toit assis dans la neige épaisse. L’inconnu, toujours en lui faisant signe de se taire, à l’aide d’une longue écharpe comme en portent les combattants dans le désert, lui lia fermement son bras cassé contre sa poitrine.
  Tout en suçotant le sang qui coulait de ses lèvres, il examina attentivement le nouveau venu. C’était un type petit et replet, vêtu d’une parka noire et d’une combinaison matelassée sombre comme en ont les skieurs de compétition. Outre les lunettes jaunes, il portait des gants épais et des chaussures de marche fourrées. Ce dernier referma la trappe.
   – Ne fait pas de bruit Marcus. Même dans la tempête les autres en bas peuvent t’entendre avec leurs amplificateurs d’écoute, lui souffla-t-il dans l’oreille.
   Il n’eut pas la force de détromper l’inconnu. Il ferma les yeux, se laissa tomber sur le ventre et enfonça sa bouche dans la neige. Il avait soif. Son corps douloureux n’était plus qu’un morceau de glace et pourtant la sueur jaillissait de son front. Il sentit comme un doux bien-être l’envahir. L’inconnu lui frictionnait le dos et les jambes. Puis il le retourna et lui glissa une fiasque de cognac entre les dents. Il avala et toussa.
   – Marcus ! beugla une voix dans le noir. Tu t’es foutu de notre gueule mais tu vas le payer. Je te garantis que tu nous diras tout sur cette putain de mallette. Et plus encore. Fais-nous confiance !
   Une cavalcade sonore résonna sur l’échelle métallique et la porte de la cabine fut ouverte brutalement. L’inconnu avait sorti un pistolet et le plus tranquillement attendait qu’un des assaillants se hisse par la trappe pour lui régler son compte. Ce ne fut pas long. Une tête rasée apparut. L’inconnu tira et fit sauter le haut du crâne du visiteur. Le sang mélangé de cervelle jaillit et macula la neige jusqu’au bord du toit.
   Notre étudiant vomit sur son pull. Il détestait l’odeur de la poudre et la vue du sang lui était insupportable. De nouveau sur le ventre, il tourna la tête et pointa vers la trappe un regard vitreux. Il eut le temps de voir le canon d’une arme apparaître, lâcher une rafale. L’inconnu près de lui s’effondra puis glissa dans le vide, côté clôture. Il sentit un choc violent sur le haut de son crâne et s’évanouit.
   Il se réveilla dans les toilettes de la gare, allongé sur le meuble qui supporte les lavabos. Un type, un brun basané avec un nez de boxeur, vêtu lui aussi comme un skieur lui bassinait le visage à l’aide de papier toilette imbibé d’eau. Il tourna la tête vers le miroir au-dessus des lavabos. Ses cheveux étaient poisseux de sang et son visage en était tout barbouillé, en outre sa bouche éclatée ressemblait à une moitié d’orange sanguine. Il supposa qu’une balle l’avait atteint à la tête et que lui aussi allait perdre sa boîte crânienne.

à suivre,