Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                 Textes courts
                             Les vitrines de mon quartier                                       
                                                                                                                                                                                                                                 

                               Gargantua.



  Pour mon repas du soir, je me contente d'un sandwich jambon-beurre-cornichon avec un demi-pression. Je n'ai pas les moyens de m'offrir plus avec mon RSA. Mais, je les déguste toujours à la terrasse, parfois au bar. Je choisi pour  cela un grand restaurant, c'est ma coquetterie, un deux étoiles, au moins. Je change de cantine régulièrement, comme un quelconque friqué. Il faut dire que même dans le sandwich il y a toujours un petit quelque chose qui finit par se dégrader à la longue, comme le résultat d'une sorte de fatigue, ou une usure chez celui qui le confectionne.  Le jambon prend subitement un goût de vieux buvard, le beurre est rance, le pain est rassis ou le cornichon ressemble à du latex.
   J'arrive vers dix heures du soir, quand les ouvriers et les employés vont se coucher dans leur HLM. À l'heure où les authentiques oiseaux de nuits que sont les couples riches et oisifs, vont dans les restos de haut vol en veston de lin crème et robe de chez Dior. Pour déguster mon sandwich je m'habille moi aussi, veste laine et soie rouge signée Leduc et cravate de Kenzo. Mes biens les plus précieux que je soigne comme d'autres leurs orchidées. Lorsque je pénètre sur la terrasse, je marque toujours un temps d'arrêt, histoire de faire classe et j'essuie les verres de mes lunettes avec une pochette de soie. Pendant quelques secondes, je promène lentement un oeil atone sur les gens qui se prélassent dans les chaises de rotin, tous dorés comme des escalopes panées par un récent passage sous la lampe à bronzer. Un peu comme si je cherchais un ami ou une connaissance, moi qui ne connais personne et n'ai pas d'ami. Puis, je m'approche lentement des baies vitrées qui me séparent des tables à cinquante euros, minimum, le repas. Ça me fait saliver de voir ce que les clients ont dans leur assiette et le jambon-beurre- cornichon passe mieux.
  Dans ces endroits huppés, il se produit toujours un évènement remarquable. On y voit des chanteurs célèbres, des acteurs, ou des actrices, ou mieux encore des stars de la télé qui bouffent et s'empiffrent en toute simplicité. En compagnie bien souvent de leur chien qui a droit à la pâtée maison, canard confit et foie gras. Il n'y a pas longtemps par exemple, j'ai vu l'acteur Alain D., ridé et élégant, qui dînait avec trois mannequins en mini-jupe. Ils étaient encerclés par une douzaine de photographes, qui semblaient danser comme une danse du scalp autour de leur table. Depuis huit jours, je suis abonné au "Régence", un quatre étoiles situé derrière le Musée d'art contemporain. La proximité ne doit rien au hasard, car si j'en crois la rumeur, il s'agit bel et bien d'œuvres d'art que les cuisiniers du "Régence" mitonnent dans leurs casseroles. Un art qui ne m'est pas plus accessible que l'autre, là-bas, dans son musée. D'ailleurs, ils ne se prennent pas pour de la crotte de bique les maîtres-queux. L'autre jour, l'un d'eux est venu saluer un client à table. Bouche en cul de poule chez le racleur de fourneau et fausse simplicité paysanne pour expliquer sa mayonnaise ! Le "Régence" est plein tous les soirs. Il semble pourtant qu'il y ait une table maudite ou réservée au diable, que personne jamais n'occupe, même si on refuse du monde. Elle se trouve dans un recoin, à l'angle d'un mur, tout près de la terrasse, une sorte d'alcôve discrète. Quand un serveur passe près d'elle, il s'arrête cinq secondes pour arranger la nappe ou le couvert, je dirais même avec componction et respect si je n'avais pas peur que l'on me traite de farceur.
   Pourtant hier au soir, la table fut occupée par un homme grand et sec au visage glabre et sévère, vêtu d'un costume noir genre clergyman à trois boutons. Je me souviens encore de la manière dont il tenait la carte du menu devant lui. Exactement comme s'il s'apprêtait à lire un discours. Le général de Gaulle lançant son appel à la résistance depuis Londres. Pas moins. De ma place sur la terrasse je le voyais de trois-quarts, deux tables de quatre couples, un yucca en pot et l'épaisseur de la double vitre nous séparaient. Depuis l'arrivée du clergyman, une sorte d'effervescence inhabituelle agitait les sommeliers et les serveurs habituellement plutôt mollassons. Les deux maîtres d'hôtel, allaient et venaient à toute vapeur entre la salle et les cuisines, plus danseurs de tango que jamais. J'ai commandé mon sandwich et mon demi-pression, curieux de voir ce que tout ce barouf cachait.
   J'avais beau lorgner l'homme en noir, je ne parvenais pas à deviner dans quelle catégorie sociale le ranger ? À vue de nez je dirais  plutôt professeur, médecin ou juge, voire croquemort. J'observai, au revers de sa veste le ruban d'une décoration que je ne connaissais pas. C'est peut-être un politicien ou un académicien ? En tout cas, qu'il se soit assis sans hésiter, précisément à cette table ajoutait à son mystère. Un photographe arrivé en scooter se mit à tourner autour de lui comme une mouche impatiente en flashant à tout va. Etrangement concentré, l'homme se désintéressait de ce qui se passait autour de lui. Ses yeux fixaient intensément un point dans le lointain, un quelque chose caché quelque part dans le décor d'acajou et les dorures de la salle. À un moment, il fit fonctionner ses mâchoires, cinq ou six coups secs dans le vide comme un crocodile affamé. Puis son corps se raidit, et, l'oeil exorbité il examina la carafe d'eau, la salière et son assiette comme s'il s'agissait d'une bombe à retardement ou qu'un serpent s'y cachait. Enfin, ayant repoussé son couvert, il sortit de sa poche un petit cadre doré et un chronomètre qu'il posa dans un angle de la table. Puis il reprit ses claquements de mâchoires. Ça ne me paraissait pas très catholique ces simagrées de constipé. Lorsque l'un des maîtres d'hôtel se pencha vers lui pour prendre sa commande, il lui tendit une liasse de feuilles de papier. Le maître d'hôtel parcourut chaque feuillet, opina du bonnet, dit quelque chose que je n'entendis pas, puis s'en alla. J'ai l'habitude de faire durer mon sandwich et ma bière jusqu'à la fermeture. Quand on mâche lentement, très lentement, très très lentement, on digère bien et la nourriture colmate mieux votre estomac. Et puis, je n'ai rien d'autre à faire avant d'aller au lit. Les serveurs m'ont à la bonne et comme je me tiens tranquille, ils ne me forcent pas à consommer.
   Des sandwichs, si je ne me retenais pas, j'en avalerais dix d'affilée et je ne sais pas si je n'aurais pas encore faim après. La fringale m'accompagne, partout, comme une rage de dent ou une pointe dans ma chaussure. Pas une faim à crever sur le trottoir à la mode africaine, non, mais un petit vide vers le plexus solaire, des gargouillis et des envies de bifteck géant, avec un kilo d'échalote, trois laitues et une soupière de frites. À midi, je dois me contenter d'un grand verre de lait et de chips, pouah. Je m'accommode pourtant de cette situation mais le soir, au moment de la fermeture, je pars en raflant les morceaux de sucre et les petits gâteaux qui restent près des cafés. C'est mon dessert.
   Le maître d'hôtel revint, accompagné du sommelier et d'un serveur qui déposa ce qui me parut être une matelote d'anguille dans un récipient d'argent. L'homme en noir se jeta sur la matelote après avoir goûté et accepté un vin blanc qui baignait dans un seau à glace et le sommelier fit une révérence respectueuse. On pourrait l'être à moins, à deux cent-cinquante balles la bouteille ! Apparemment, le clergyman paraissait pressé. Le nez dans son assiette, il mangeait et buvait sans retenue, comme mon grand-père qui était paysan et qui ne respirait jamais entre les bouchées. Il est mort étouffé d'ailleurs. De temps en temps, le gars jetait un coup d'oeil vers le cadre doré et le chrono. Il devait avoir quelqu'un à prendre à la gare. À moins que lui-même ne doive prendre le train. Manger et boire, qui sont dans notre pays considérés comme une fête, ne le faisaient pas rigoler le mopins du monde, ni même sourire. Et moi non plus, je ne sais pas pourquoi, de le voir ça ne me faisait pas sourire. En deux minutes il termina sa matelote et une décoration supplémentaire orna son revers de veste, comme un asticot blanchâtre. J'en fus gêné pour lui. Je me serais même levé pour aller le prévenir tant ce manque de savoir vivre me dérangeait. Je n'eus pas le temps, un nouveau plat arriva. Une mousse de foie gras aux asperges qu'accompagnait une bouteille d'un vin blanc sirupeux que le sommelier, toujours cérémonieux, versa rapidement dans un verre, sur un signe péremptoire du client après un regard au chronomètre. Et de nouveau le coup de fourchette pantagruélique, sans relever les yeux de sa pitance, sans même s'essuyer la bouche, bâfrant et buvant comme une mécanique pressée.
  Après la mousse, vint la terrine de lièvre, puis le vol-au-vent, le civet, le poisson à la normande, le gigot aux flageolets, la blanquette de veau, les pieds de cochon... Il ne se contentait pas de goûter, il torchait les plats. Où mettait-il tout ça ? Au gigot, il fit une pause et regarde autour de lui d'un air triomphant. D'un air de dire : Hein, quel coup de fourchette ! La salle entière qui jusqu'à présent semblait assommée poussa un profond soupir, il y eut même deux ou trois applaudissements. Quelques femmes se levèrent pour gagner les toilettes un mouchoir sur la bouche. Et les taches, Seigneur ! L'art contemporain en personne. Basquiat. Du rose, du brun, du blanc, du jaune maculaient cravate, chemise et costume. Sa manche gauche trempait même dans les haricots. Un jeune homme, rouge comme un piment, vint le prévenir. Il renvoya le malheureux d'un revers de la main et rota si fort qu'il aurait pu souffler une bougie à trois pas. Puis il se remit en route et les plats affluèrent de nouveau dans une noria de serveurs qui trottinaient comme des baudets. Au marcassin sauce Gribiche succéda la tête de veau en persillade, puis l'entrecôte bordelaise aux cèpes, le potage aux oeufs, les haricots verts en feuilleté, la compote de poires, le boudin aux noix, le canard aux truffes, la crème aux amandes, le flan, la tarte Tatin, l'omelette aux herbes, la tartiflette, le couscous, les huîtres farcies... Sans le moindre soucis d'ordre, mélangeant entrées et viandes, hors d'oeuvres et entremets. Et du vin ! Plus de quinze bouteilles vides gisaient à ses pieds dans une panière d'osier. Pourtant à peine s'il avait défait sa veste et sa ceinture et fait sauter les quatre premiers boutons de sa braguette.
   Vers deux heures du matin, tout autour de la table, s'était formé un tapi d'éclaboussures que les serveurs traînaient sous leurs chaussures. L'homme en était lui-même crépi des cheveux aux talons. En grattant ses vêtements, il y avait de quoi confectionner un repas pour quelqu'un de pas trop difficile. Quant à la nappe, c'était maintenant une mosaïque poisseuse où s'engluaient comme dans un marécage les verres renversés, les couverts en argent et les malheureuses salières. Si ce gars devait aller chercher quelqu'un à la gare, m'est avis qu'il ne dépasserait pas le coin de la table. Et toujours dans la salle, les regards anxieux tournés vers lui, les clients qui se levaient pour venir le regarder de près comme la femme à barbe ou la naine sans tête. Certains même penchés vers lui applaudissaient et lui criaient ce que je devinais être des encouragements. À moins que ce fussent des insultes. Il répondait d'un geste mou de la main, une sorte de salut romain en réprimant des rots qui pourtant, à son corps défendant, fusaient parfois accompagnés de jets sirupeux et colorés qui fumaient ensuite sur la table comme des acides.
  À quoi rimait cette débauche ? À un suicide, un remake de "La Grande bouffe "? À un pari ? Possible, bien qu'il fut seul et qu'un pari, ma foi, se joue à deux, au moins. À une expérience scientifique ? À un film ? Malgré les vins bus en quantité, l'homme ne paraissait ressentir qu'une légère ivresse. Il se tenait droit sur sa chaise, un peu trop figé pourtant pour que ce soit naturel et il continuait à se démener de la fourchette comme si le sort du monde dépendait de son appétit. Je remarquai alors que cette chaise comportait des sortes de bretelles, semblables à celles qui lient un pilote à son avion lorsqu'un serveur vint les détendre de plusieurs crans sans que l'homme cesse une seconde d'engloutir. Depuis une heure, les marmitons, les femmes de chambre, le concierge et même le directeur s'étaient rassemblés près de la porte des cuisines pour observer, avec une admiration toute professionnelle, cet ogre au travail.
   Mais les forces d'un bâfreur, même extraordinaires, ont leurs limites et arriva le moment où il cala. Il leva une fourchette chargée de rillettes mais elle ne put atteindre sa bouche, le verre de bordeaux appelé à la rescousse ne put y parvenir non plus. Il éclata alors en sanglots violents et convulsifs, eut une sorte de hoquet qui projeta une coulée jaune jusque sur son caleçon, balança le cadre doré à terre, défit les bretelles, tenta de se lever, péta si fortement que cela s'entendit sur la terrasse puis s'effondra sur la table, le visage dans un compotier rempli aux trois quarts de mousse au chocolat. Il était six heures trente du matin. Il avait soupé durant huit heures, vingt-huit minutes et douze secondes sans s'interrompre. Il m'avait aussi, chose exceptionnelle, coupé l'appétit. Définitivement. Deux personnages en smoking qui attendaient au bar, l'air important, s'en vinrent constater l'état de l'individu. Un maître d'hôtel et un serveur pas trop dégoûtés le prirent sous les bras et le traînèrent hors de la salle après lui avoir fourré dans la poche son petit cadre doré et son chronomètre. Il ne restait plus dans la salle qu'une douzaine de clients qui bavardaient autour des tables par petits groupes animés. Un serveur ramassa ma soucoupe et me prévint qu'on allait fermer.
   - Comment va-t-il, lui demandai-je en montrant la table du boulimique d'un signe de tête.
  - Mal, me répond-il, il a chié d'abondance dans son pantalon et dégueulé partout autour de lui. Il n'est pas présentable et c'est dommage.
   - C'est dommage en effet, dis-je éberlué. Mais pourquoi ?
   - C'est dommage pour les photographes et la télé, trois chaînes, qui attendaient à la réception. Il faudra qu'ils se contentent de le filmer tel qu'il est. C'est un champion, un vrai, mais il n'a pas battu le record précédent, celui de l'Allemand Joseph Hoch. Quand il ne sera plus dans le coma on le lavera et on lui fera une petite fête, quand même, pour l'encourager avant qu'il n'aille à l'hôpital. D'après l'huissier, à deux plat près, il était bon et dans les temps.    
   - Ah ?
   - La table est réservée aux tentatives : Un maximum de plats et de verres dans un minimum de temps. Nous organisons aussi les championnats nationaux, individuels et par équipe.
   - Et le petit cadre doré ?
  - La liste des plats et des vins du précédent record. Très fort celui-là. Il s'est terminé par des tripes à la mode de Caen et du cassoulet, arrosé de champagne s'il vous plaît ! Un sprint de toute beauté... Ah ! les Allemands c'est quelque chose sur le plan de la bâfre ! Nous sommes quelques restaurants en France à être homologués. Un jour, peut-être, nous serons discipline olympique... Mais il ne faut pas trop rêver. Vous qui êtes jeune et en forme vous devriez vous entraîner, bien qu'il me semble que vous n'ayez qu'un bien petit appétit.


Jean-Bernard Papi ©

à suivre,