Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

                                       Textes courts
                     Les vitrines de mon quartier

                                             L’âme des choses.
            

 
   J'avais découvert, par hasard, cette boutique de très médiocre apparence qui semblait vouloir s'enfoncer dans le recoin le plus obscur d'une façade du faubourg de La Rochelle, coincée entre une bijouterie quelconque et une pâtisserie incolore. Une minuscule boutique en fait, si petite qu'elle ressemblait à un bout de couloir. J'étais passé cent fois devant, en sortant du travail, sans la voir, sans même me rendre compte de son existence et voici qu’aujourd’hui, elle me hélait, si l’on peut dire, avec force. Que le diable m'emporte, mais quelle curiosité n'aurait pas été éveillée par les objets qu'on y voyait exposés sur des étagères de bois blanc ? C'étaient des choses de cuivre et de cuir, avec des volants, des manettes et des leviers qui dépassaient, mais d'un abord si grossier, d'une construction si biscornue que l'on hésitait entre l'oeuvre d'art locale remise à l'occasion d'un tournois de bridge, l'assemblage de pièces de mobylette par un adolescent trisomique et un moulin à café fabriqué dans l'ex-Union Soviétique. À moins que ce ne fût des objets de culte d'une église inconnue comme les musées en possèdent en quantité, faute d’une meilleure identification.
    Au fond de la boutique une demoiselle vêtue de noir, d'aspect modeste et simple, lisait une revue pour dame. Elle était assise derrière une petite table à écrire qui supportait une boîte de cachous et un ramasse-monnaie en verre bleu. Cette jeune fille, qui était très brune avec des cheveux et des sourcils abondants, était pourvue d'une peau d'une blancheur et d'une transparence de cadavre. Je n'en fus que plus attiré et séduit par cet étrange et violent contraste. Un mélange d'eau et de feu. Elle leva à peine les yeux à mon entrée. Elle me laissa fureter à ma guise, sans me coller aux fesses avec les "Puis-je vous renseigner ?" qui me donnent, systématiquement, l'envie de fuir. Je pris dans mes mains plusieurs de ces objets. Ils n’étaient ni lourds, ni légers, ils semblaient même chercher à vous encombrer le moins possible les paumes, agissant, si l'on peut dire, avec la discrétion d'un chat grimpant furtivement sur vos genoux.
  Je les retournai pour tenter de lire une inscription qui pût m'éclairer sur leur origine. Aucune lettre, aucun chiffre ne figurait à un quelconque endroit. En les manipulant, ils me parurent même singulièrement branlants et fragiles, avec des bruits de grelot angoissants. Fort heureusement aucun ne se démantibula. J'aurais eu, malgré mon expérience de la mécanique et ma dextérité manuelle, toutes les peines du monde à les remonter tels qu'ils étaient. Aucune indication de prix n'apparaissait non plus. Quand j'eus examiné la totalité des objets, une douzaine environ, la jeune fille ferma sa revue. Elle tourna vers moi des yeux noirs profondément tristes et tourmentés, comme si ma présence réveillait le souvenir d'un terrible chagrin. Je me sentis immédiatement concerné et ému. Je suis un sentimental et rien ne me retourne plus facilement que de beaux yeux tristes et embués de larmes. Il me sembla même que le regard de la demoiselle s'embuait de plus en plus au fur et à mesure que la compassion me gagnait.
  C'est d'une voix lasse et tremblante qu'elle me demanda ce qu'elle pouvait faire pour moi. La question me bouleversa. J'étais heureux en ménage comme au reste, elle paraissait si malheureuse ; et c'est elle qui me demandait ce qu'elle pouvait faire pour moi !
    – À quoi servent ces choses ? dis-je d'une voix blanche.
    – Je ne sais pas. Et les larmes jaillirent de ses yeux comme si elle n'en pouvait plus de les retenir. Jugez de mon embarras. Je la pris dans mes bras, comme il me semblait qu'elle le voulait, et elle se mit à hoqueter, le nez enfoui dans la doublure de ma veste. Elle correspondait, en taille, à mon idéal féminin et paraissait, autant que je puisse en juger en l'examinant par-dessus son épaule, extrêmement bien faite et appétissante. Je reniflai à petits coups sa peau fraîche et bien lavée, légèrement parfumée d'eau de Cologne, tandis que ses cheveux fins me chatouillaient le cou. Vous dire si elle était bien habillée, je ne saurais, elle portait avec grâce une jupe étroite et un pull très serré. Quand elle eut essuyé ses yeux et mouché son nez, elle se remit du rouge à lèvres.
    – Excusez-moi, murmura-t-elle encore frémissante, mais ces objets remuent en moi de tels souvenirs que je craque, lorsqu'il me faut en parler. Ils appartenaient à mon cher père qui me les a confiés avant de disparaître.
    – Il est mort ?
   – Je ne sais pas. Elle se moucha encore et garda le silence pendant quelques secondes. Il a disparu en me les confiant. Vends-les, m'a-t-il dit, c'est toute notre fortune. J'ignore d'où il les tenait. Ce n'était pas un grand voyageur et je crois qu'il n'est jamais allé plus loin que Bordeaux ou Angoulême. C'est d'ailleurs dans cette dernière ville qu'il a rencontré ma mère, et c'est là qu'elle l'a quitté, quelques années plus tard. Vends ces objets, me disait-il, ton bonheur en dépend. Je crois que lui-même ignorait à quoi ils pouvaient servir. Il les trouvait beaux et disait qu'ils me ressemblaient.
    – C'est peut-être lui qui les avait fabriqués ?
   – Oh ! que non ! Il n'était pas capable de changer un fusible sans le visser de travers ou de remonter un réveil sans en casser le ressort. Il faut des machines très compliquées pour assembler le cuivre et le cuir. Non ce n'est pas lui, et certains ont plusieurs dizaines d'années d'existence, peut-être même des centaines d'années. Je vous en prie, monsieur, achetez-m’en un, un seul et vous ferez une bonne action doublée d'un bon placement...
      Quand j'arrivai à la maison ma femme venait de terminer de préparer le repas.
     –Je t'attendais pour que tu m'aides, me dit-elle. Où étais-tu encore ? Je suis toujours toute seule à me débrouiller avec le repas et les courses ! Et patin couffin les récriminations habituelles. Je ne jugeais pas opportun de lui parler de la jeune fille et de l'objet qu'elle m'avait vendu. Je le descendis à la cave où il se confondit tout de suite avec les pots de confiture, les bocaux de coulis de tomates, les menues ferrailles que j'y accumule et le matériel de pèche à la ligne que mon oncle Robert, celui de Saint Romain, m'avait légué.
    Pendant le repas je pensai à la jeune fille, à ses yeux émouvants cernés de noirs chagrins, à sa boutique et aux mystérieux trucs qui attendaient sur les étagères. Une fois couché c'est aux mollets ronds et à la délicieuse poitrine de la jeune fille que je me mis à rêver. Je m'endormis tard. Je ne pus tenir plus d'une semaine avant de retourner dans la boutique tant la beauté de la jeune fille hantait mes jours et mes nuits.  Elle fut sincèrement heureuse de me revoir.
    – Je ne vous attendais plus, et j'étais désolée à l'idée que vous ne reviendriez pas. Comment va votre achat ? Se sent-il bien chez vous ?
     Je lui répondis que l'objet s'était tout de suite intégré à mon mobilier, que tout le monde à la maison en raffolait et que je croyais bien aussi être tombé amoureux d'elle, que je ne dormais plus ou très mal, que je mangeais à peine et que c'était tout juste si j'avais envie de travailler.
      – Mon pauvre ami, comme je suis ravie de votre aveu. Moi aussi je pense à vous. Mais j'ai tant de chagrin. Je ne serai heureuse que lorsque tout cela sera parti. Elle balaya d'un geste les étagères chargées de ses machins extravagants.
      – Et si vous vous en débarrassiez dans la déchetterie la plus proche, par exemple ?
      – Ce n'est pas gentil de me dire ça ! Vous êtes trop cruel et méchant avec moi ! Ces objets me viennent de mon cher papa, il n'est pas question de les jeter ! Puis elle ajouta un ton plus bas. Il me l'a bien recommandé, je dois les vendre.
      – Votre histoire est belle et romanesque comme un conte de fée, dis-je en tombant à genoux devant elle. D'ailleurs vous-même ressemblez à une fée...
      – Taisez-vous malheureux ! gémit-elle en plaquant sa main sur ma bouche. J'en profitai pour lui embrasser la paume qu'elle avait tiède et parfumée. (Ce qui est la moindre des choses avec les progrès de l'hygiène).
       Ce soir-là, je l'invitais à dîner. Au restaurant, elle fut larmoyante et belle. Elle se laissa embrasser lorsque je la déposai devant chez elle, mais me mit à la porte lorsque je voulus entrer. Je rentrai tard et ma femme dormait. Elle s'éveilla pour me faire ses habituels reproches sur la conduite du ménage, puis se rendormit. Je rêvai jusqu'à l'aube à ma petite marchande de bidules exotiques. Avant de me rendre au travail, je rangeai, près du premier, l'objet que je lui avais acheté la veille et qui était resté dans l'auto. On ne le remarquait pas plus que le premier.
      Tous les deux ou trois soirs je rentrais tard. Je pris l'habitude de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller ma femme, car ses invectives me devenaient de moins en moins supportables. La petite marchande m'aimait et dès que j'entrais, elle tirait son rideau de fer et nous faisions l'amour dans la boutique, en prenant bien garde toutefois de ne rien casser. Ensuite nous allions au restaurant et je rangeais mon emplette dans mon coffre de voiture. L'objet rejoignait plus tard les autres à la cave où il se fondait aussitôt comme un passe-muraille avec les objets voisins.
     Un jour ma femme m'annonça qu'elle me quittait.
     – Il est temps pour moi de partir, me dit-elle de ce ton glacé qu'elle prenait pour me parler depuis quelques semaines. Notre compte en banque est à sec, nos économies ont disparu comme du beurre au four et tu ne m'aimes plus. Je préfère m'en aller.
      Elle emporta la vaisselle et la télé et me laissa une liasse de factures que je fis immédiatement brûler. Je pleurai un peu et ces larmes me surprirent. Comment, me dis-je, moi qui n'ai jamais pleuré depuis l'âge de onze ans, me voici en larmes pour le départ de cette haridelle, de cette chipie malgracieuse. Me serais-je trompé sur mes sentiments ? La question me tourmenta un instant. Pour en avoir le coeur net, je rassemblai mes derniers billets et partis à pied, car ma femme avait pris la voiture, jusqu'à la boutique de mon adorable et brune maîtresse.
      Je fus surpris de découvrir qu'il ne lui restait plus d'objets à vendre.
     – Tu as pris le dernier hier, souviens-toi me dit-elle. J'ai rendu les clés au propriétaire et demain je serai loin.
      Pour la première fois je la vis rire aux éclats. Sa peau était, aujourd'hui, rose et fraîche, et ses yeux brillaient à la pensée de son départ. Elle fit, dans un mouvement spontané de gaîté, tournoyer une robe rouge que je ne lui connaissais pas. Je me mis à pleurer tandis que gentiment elle me poussait dehors.
     – J'ai à faire maintenant. Rentre chez toi et ne pense plus à moi. Mon destin est ailleurs et le tiens aussi.
     Dans la cave ils m'attendaient tous, sagement rangés sur les étagères métalliques que ma femme m'avait offert pour notre première année de mariage. À cette pensée mes larmes se mirent à couler comme l'eau d'un robinet de baignoire. Je restai prostré toute la journée, pleurant et gémissant. Ah, chers objets me lamentais-je, souvenirs de mon bonheur, vous avez bel et bien une âme pour tourmenter ceux qui vous possèdent. Demain, me dis-je, en surmontant mon affliction, je louerai une boutique discrète et grâce à vous, objets de mon coeur, j'appâterai une pauvre fille qui aura pitié de moi, et qui m'aimera. Et vous irez à votre tour, enrichir sa cave ou son garage jusqu'à ce qu'elle trouve un homme bon et généreux, et il en sera ainsi jusqu'au jugement dernier, car s'il est vrai que l'amour est aveugle, il est aussi exact qu'il empêche de compter.
 Ah oui, j’oubliais : il y a quand même une morale à ce mélodrame : Si tu as quelque chose à vendre fidélise ta clientèle.
 
Jean-Bernard Papi © 
                                      


à suivre,