Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  

 

    Le lendemain tout le monde fit semblant d'avoir oublié et on s'occupa aux tâches habituelles et quotidiennes.
   - Ils ne sont pas venus vivre la vraie vie dans cette montagne pour s'empoisonner l'existence avec un chantier de travaux publics, plaida Socrate devant Charlène qui s'étonnait du peu de réactions.
  Peter s'en alla comme il l'avait annoncé en oubliant de dédommager Emma qui l'avait hébergé chez elle pendant presque une année. "Je repasserai", lui avait-il assuré. À la fin de la semaine ce fut le tour de Hans, un Autrichien qui ne possédait que ce qu'il avait sur le dos, trois ou quatre feuilles de papier à dessin et une boite de gouache d'écolier presque neuve. Il échangea sa boîte de gouache et son papier contre une vieille casquette de joueur de base-ball auprès du muet, un autre membre de la communauté. Socrate le descendit jusqu’à Saint-Lambert par le sentier plein de bosses et sur le porte-bagages du vélo, avec les fromages sur les genoux. Devant l’épicerie, Hans se fit indiquer la direction du chantier et partit les mains dans les poches, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Il est costaud et jeune, ils l'emploieront sûrement, pensa Socrate.
   Après le verre de vin blanc et le café, il ne voulut pas remonter à Saint-Andoz-le-vieux sans aller voir où en étaient les travaux. Il y avait cinq ou six cents bons mètres de dégâts en plus, depuis la semaine dernière. Il se rendit compte que la route allait passer derrière l'épicerie-bistrot Maurin, à travers une prairie, assez loin mais pas trop malgré tout. Juste ce qu'il fallait pour que les touristes voient de loin l'enseigne Pepsi-Cola de la mère Maurin et s'arrêtent. Cette vieille garce doit avoir déjà dressé les plans de son futur restaurant de spécialités régionales, pensa-t-il. Un truc à attirer les touristes comme le miel attire les guêpes. La route passait également à une centaine de mètres du camping à la ferme "Au bon accueil". Il n'y avait que Saint-Andoz-le-vieux qu'elle n'épargnait pas. Emma et Charlène, engoncées dans des lainages bariolés, car le fond de l’air en altitude était encore froid, l'attendaient devant la porte de l'appentis où il fabriquait ses fromages. En les voyant côte à côte, Socrate eut la vision d’un buisson de fleurs que l’on allait faucher et il en fut ému. Pauvres filles, si heureuses jusqu’à présent.
   - Alors ? demanda Charlène en se grattant frénétiquement le dessus des mains.
  Elle avait la peau rongée par un eczéma qu'elle soignait en ce moment avec une vieille recette locale à base d'ortie et de plantain, ce qui donnait à ses mains une odeur de foin pourri et une curieuse coloration verdâtre. Elle avait été jolie, brune et mince comme une danseuse de flamenco, Socrate s'en souvenait, mais il y avait pas mal d'années de cela. Quand il l'avait rencontrée, elle campait à la ferme "Au bon accueil" avec une copine. Elle était restée, séduite par l’air pur, le paysage grandiose et le bagout de Socrate. Il était alors tout à fait irrésistible quand il évoquait la contre culture, la poésie de Kerouac, la musique hindoue, Goa, Katmandou et surtout San Francisco et les copains qu’il y avait laissé. Quant à Emma, une blonde aux doigts et aux joues roses, toute en rondeurs et en délicatesse, elle venait d’un pays du Nord et il ignorait ce qui l'avait poussée ici. Elle accompagnait quelqu'un qui connaissait l'endroit mais il ne se souvenait plus qui. De toute façon, ça n’avait pas d’importance, c'était les oignons d'Emma et elle pouvait repartir quand elle le voulait. Elle était libre. Charlène était libre. Ils étaient tous libres de faire ce que bon leur semble.
   - Alors ? Et bien ça avance, répondit-il d’une voix découragée. C'est rendu derrière l'épicerie. Hans est parti y travailler, il nous dira, s'avança-t-il, intimement persuadé du contraire. Maintenant il faut que j'aille voir mes chèvres, y en a plusieurs qui toussent. Et il disparut dans la crèche accolée à son appentis.
  C'était une nouvelle bergerie qu'il s'était approprié. La précédente, qui avait elle-même remplacé la première, laquelle s'était écroulée sans prévenir, était devenue trop malsaine. Il aurait fallu enlever le fumier qui s'y était accumulé depuis cinq ans mais la dernière fois qu'il l'avait fait, bien qu'il fût beaucoup plus jeune, il s'était flanqué un lumbago qui avait duré vingt jours. Et pas question de demander aux autres de faire ça à sa place, chacun avait ses propres tracas et une conception de la communauté qu'il fallait respecter. Après avoir trouvé un nouveau gîte pour ses chèvres, il s'était installé dans la plus grande maison de Saint-Andoz-le-vieux. Elle était vide comme toutes les autres et il lui avait suffi de pousser la porte.
  La communauté qui ne recevait pas l’électricité s'éclairait avec les bougies que fabriquait Emma. L'eau potable, ou supposée telle, était tirée du puits communal par le muet dont c'était l'une des tâches. L’activité de chacun était fonction de son savoir-faire et celui qui ne savait rien faire, ne faisait rien. On ne pouvait pas dire que c'était la vie de château, surtout en hiver, mais on avait un toit, et la paix. Pour se chauffer, ils brûlaient les planchers, les portes, les solives et les poutres arrachées aux bicoques alentour. Comme personne ne savait à qui elles appartenaient, «res nullius » les avait déclarées Socrate, elles appartenaient par conséquent à tout le monde, et à eux en particulier.
   C'est Daniel qui en avait eu l'idée. Puisqu'elles allaient s'effondrer dans pas longtemps, autant profiter du bois avant qu'il ne soit plus récupérable, avait-il argumenté. Le seul désagrément était qu'il fallait le couper pour le faire entrer dans les cheminées, encore que beaucoup poussaient dans le foyer des poutres entières qui se consumaient par le bout. C'était une pratique dangereuse qui pouvait mettre le feu au plancher ; c'était d'ailleurs arrivé plusieurs fois. Après avoir réfléchi une journée entière et réuni tout le monde, Socrate s’était rangé à l’avis du plus vieux des jumeaux, lequel avait proposé d'attendre que le chantier soit arrivé à Saint-Andoz-le-vieux avant de décider de la conduite à tenir. Les jumeaux, deux garçons entre deux âges, étaient ainsi appelés parce qu’ils ne se quittaient jamais, même pour aller faire pipi. À force même, ils avaient fini par se ressembler. Jusqu’à présent, ils avaient aidé Peter dans ses cultures.
  - Tu as raison, l’avait approuvé Daniel, tant que le danger reste lointain, inutile de s'alarmer. La Providence veillera à notre sauvegarde, avait-il prédit ensuite en faisant le signe de la croix. Il sera bien temps de voir dans deux mois.

  Toutes les semaines Socrate descendait à Saint-Lambert, où il ne restait guère d'habitants valides là non plus, pour livrer ses fromages et suivre les travaux. Il avait placardé, dans ce qu'il appelait avec affectation son bureau, et qui n'était que l'insondable fourre-tout de l'ancien propriétaire, un plan de sa conception qui représentait le tracé de la route. À son retour il notait à l'encre rouge les progrès du chantier. Un matin en ouvrant ses volets, il remarqua un nuage de poussière blanche qui s'élevait de derrière une sapinière, vers l'Est, assez loin de sa maison malgré tout. Il tendit l'oreille et identifia le bruit sourd des engins de terrassement. Le chantier venait d'arriver à Saint-Andoz-le-vieux, conformément au plan et aux prévisions. À midi, tous les hôtes du village se rassemblèrent chez lui. On se relaya devant les trois grandes fenêtres de sa cuisine-salle de séjour pour observer le nuage et écouter le grondement des machines qui prenait de l'ampleur d'heure en heure. Avant que la nuit ne tombe, l'homme qui avait reçu Socrate dans la roulotte verte déboucha au volant d’une Jeep. Il s'arrêta sur la petite place, près du puits, et regarda autour de lui comme s'il cherchait quelqu'un. Daniel, d'une ruelle proche, lui lança plusieurs gros cailloux qui tombèrent sur le capot de la Jeep en produisant un boucan de gong tibétain. Caché derrière ses volets, Socrate, ennemi juré de toutes les violences, tressaillait et se mordait les lèvres car il ressentait jusque dans sa chair le heurt des pierres sur la Jeep. Il supposait aussi que les hostilités désormais ne s’arrêteraient pas à ces quelques cailloux. Par ricochet, l'un d'eux atteignit l'homme qui se frictionna vigoureusement le coude.
   - Il y a quelqu'un, bordel de Dieu ! cria-t-il. Je suis le chef de chantier...
  - Allez-vous-en ! hurla Daniel caché dans la ruelle. Allez-vous-en au nom du Seigneur tout puissant !
   L'homme se dirigea à grands pas vers la voix, l’œil mauvais. Daniel lui jeta encore deux ou trois caillasses qui ne l'atteignirent pas, avant de détaler. Le chef de chantier  fit mine de se lancer à sa poursuite. Il courut quelques mètres, puis renonça. Il eut un geste fataliste de la main, arrivera ce que pourra, remonta dans sa Jeep et repartit par où il était venu. David avait vaincu Goliath ; on fit un triomphe à Daniel. C'était bien d'ailleurs au David de la tribu d'Israël que Daniel faisait songer. Malingre, petit, fiévreux, velu, barbu et chevelu, il jouait non pas de la harpe mais d'une guitare sèche achetée aux puces dont le moindre des défauts était la qualité de sa caisse et de ses cordes. Il se donnait, involontairement, l'allure d'un pâtre antique en portant, été comme hiver, un short qui n'était qu'un vieux pantalon de toile bleue de type SNCF coupé au-dessus des genoux, un poncho découpé dans une couverture militaire kaki, moitié crin moitié laine, et des sandales taillées dans de vieux pneus d'automobile. Il élevait six poules qui pondaient deux ou trois oeufs par jour lorsqu'elles étaient correctement nourries et une dizaine de lapins qui rongeaient inlassablement les parois de leurs cages. Il dormait près de ces derniers sur un matelas de feuilles de maïs dans la partie encore étanche d'une masure en partie effondrée et sous un énorme crucifix récupéré dans l’église avant qu’elle ne s’écroule. Il pouvait rester plusieurs jours couché, sans manger ni boire, et sans en souffrir le moins du monde. Il dormait et priait, c'était là son secret. Sa religion, du moins celle qu’il s’était tricoté sur mesure, était un cocktail de christianisme et de bouddhisme adouci d’une pincée de métempsycose.
  Le lendemain matin, en regardant dans la direction de la sapinière, Socrate repéra deux individus qui paraissaient le viser avec une arme posée sur un trépied. Cet idiot de Daniel a fait du beau travail en chassant le chef de chantier à coups de pierres, pensa-t-il immédiatement. On va maintenant nous mitrailler à coups de bazooka ! Ses genoux se mirent à trembler et le souffle lui manqua. Dans son affolement ses lunettes tombèrent par terre et il marcha sur les verres. Fichues. Avec sa vue de taupe, il était frais. Et justement au moment où il allait falloir organiser la résistance. Il appela Charlène d'une voix tremblante.
   - C'est un théodolite, dit-elle, pas de quoi s'affoler. Prends mes lunettes, j'en ai trouvé deux paires sur un buffet, dans une maison.
  Il passa la matinée à observer les deux hommes penchés sur leur appareil. Au bout de deux heures, son opinion était faite : sa maison, sa crèche et sa fromagerie, ainsi que les trois ou quatre baraques alentours, allaient sauter dare-dare. C'était tout ce qui restait d'à peu près solide dans le village, avec le cimetière et le vieux pigeonnier, à l'autre bout de la rue. Il rassembla tout le monde.
  - On ne va pas rester les bras croisés, s’enflamma Daniel galvanisé par sa victoire de la veille. Il est grand temps de les attaquer et de chasser ces intrus au nom de Dieu. On a que trop attendu.
   Socrate haussa les épaules d’un geste fataliste.
   - À mon âge, je ne suis plus bon à rien, mais toi qui est jeune…
   C'était un moment historique. Face à l'adversaire, il renonçait à son rôle de responsable moral de la communauté et confiait à un autre le soin de la mener à la victoire. Ce qui prouve, s’il en était besoin, que la sagesse n’a rien à voir avec la guerre. Avec autorité Daniel constitua son commando. Ce fut vite fait car deux hommes seulement s'étaient portés volontaires. Les autres, derrière les jumeaux, s'adossèrent au mur avec l'air indifférent et flegmatique de ceux qui attendent l'autobus et qui pensent à autre chose. On va partir d'ici, annonça Scarbo, un nain maigrichon fabricant de sandales et porteur d’une longue barbe qui ressemblait à un paquet d’étoupe. On va s'installer ailleurs, c'est tout, inutile de ramasser des gnons. Les autres approuvèrent puis sortirent en silence et en file indienne. Emma les rattrapa un peu plus loin et échangea quelques mots assez vifs avec l'un d'eux, un végétarien belge, doux et taciturne, qui jardinait près du cimetière. Il avait été son compagnon pendant deux ans, jusqu’à l’arrivée de Peter l’Australien.
   - Moi, je reste, dit-elle en revenant dans la pièce où siégeait le conseil.
   - Après tout, cette route signifie peut-être un passage de voyageurs ou au moins de promeneurs, avança Charlène d’une voix rêveuse. On vendra plus facilement nos fromages, nos oeufs et nos bougies. On ouvrira une boutique, avec un coin terrasse pour se désaltérer, des parasols et de la musique. On verra du monde.
   - Un pince-fesses, n’est-ce pas plutôt ! ricana quelqu'un dans la pièce voisine, probablement le Belge.
   - Tu oublies que le chantier nous fonce droit dessus, soupira Socrate. Daniel et les deux autres ne peuvent que retarder l’échéance, c’est tout. Dans une semaine il ne restera rien de Saint-Andoz. Sauf des ruines et le cimetière.
   - Qu'est-ce qui pourrait l'arrêter, alors ?
 - La peste, l'attaque des Indiens, du pétrole, un filon d'or, une découverte archéologique importante...
   - Répète ça ! s'enflamma Daniel.
   - De l'or, les Indiens... Une découverte archéologique, murmura l'historien.
 
 à suivre,