Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                        Il n'y a de recette de jouvence que le rire.
                       Partageons nos plaisirs. Vous lisez ! J'écris !      
  Trente deux ans déjà. On ne dirait pas, c'était hier ou presque. Il serait professeur, en costume et cravate, s'il n'avait pas eu l'intelligence et le courage de fuir ce monde pourri dans lequel, contre son gré, il avait vécu jusqu'alors. Aujourd'hui, il l'avait vue. L'abomination fonçait vers Saint-Andoz-le-vieux pour le déloger de son trou, comme à la chasse on force un renard. Cette invasion de machines à seule fin de le punir lui et lui seul, car il ne voyait pas à quoi pouvait servir une route qui s’arrêtait pratiquement au sommet de la montagne. Il n'avait pas fait tant d’années d'études coûteuses aux frais du contribuable, clôturées par une thèse avec mention, pour élever des chèvres de race incertaine et fabriquer un petit fromage mou saupoudré de terre et de débris de paille. Le moment était venu d'apurer les comptes et de faire le bilan.
  Il faut déménager, lui avait dit le technicien. Il en avait de bonne, et pour aller où, avec quel argent ? Son troupeau ? Des bêtes malingres, mal soignées et envahies de gale qui faisaient mammites sur mammites et qui donnaient le quart du lait qu'elles devraient produire. Sa bergerie entourée de chênes truffiers ? Effondrée depuis longtemps ; le ciment coûtait cher et il n’était pas bricoleur. Lui qui rêvait jadis d'écrire des livres essentiels, il avait réussi tout de même à rédiger un petit in-octavo, "Pour aimer les chèvres", un ouvrage tiré de son expérience.
  "Le terme tragédie, écrivait-il avec emphase dans l’avant propos, ne traduisait-il pas, chez les anciens Grecs, le chant des comédiens à qui l’on offrait un bouc en récompense ? Et de citer ensuite les Satyres aux pieds de bouc, la chèvre Amalthée, nourrice de Zeus et sa corne d'abondance, monsieur Seguin et sa biquette, le bouc émissaire renvoyé au désert pour expier les péchés d’Israël, les lanières en peau de chèvre des lupercales dont on fouettait les Romains pour les rendre plus féconds, le dieu Pan, mi-homme mi-bouc, dieu de tout l’univers, le livre de Daniel et sa vision prophétique du bélier et du bouc, etc.Toute une tartine d’érudition pour persuader le lecteur du bien fondé des élevages de chèvres, dont le sien naturellement, au sein d’une nature sans équivoque et maternelle depuis toujours. La chèvre, frugale et libre, animal sacré entre tous et amie de l’homme, écrivait-il en conclusion, avait de beaux jours devant elle". Un petit éditeur dans la vallée l'avait imprimé sur offset et avait vendu une vingtaine d'exemplaires. Même pas de quoi rembourser les frais. Aucun écho dans la presse ; seul un imbécile de journaliste local avait téléphoné à l'éditeur pour savoir s'il s'agissait de zoophilie.
   Et les autres, qu'est-ce qu'ils allaient dire les autres ? Ils étaient une douzaine en ce moment à Saint-Andoz. Certains y demeuraient en permanence comme lui, d'autres ne restaient que quelques jours, un mois ou une année parfois pour les plus casaniers, avant de reprendre la route. On partageait le peu que l’on avait, on se réchauffait le cœur ensemble, on bavardait jusqu'à l'aube en refaisant le monde autour d'un feu de cheminée, d'une cigarette, d'un bol de café. « Vous avez le droit de rêver à un monde meilleur, leur disait Socrate, car vous le méritez autant, sinon plus que les autres. » Depuis la naissance de la communauté, il avait toujours mené les débats. S’il n’était pas homme à imposer ses points de vue, il acceptait volontiers qu’on le considérât comme le plus sage et le plus avisé. Cela le flattait, il en convenait. Ce n'est qu'une fois arrivé à Saint-Andoz-le-vieux qu'il se rendit compte qu'il avait oublié d'acheter les indispensables deux cent cinquante grammes de café moulu dans l'épicerie de Saint-Lambert. Il fallait qu'il soit bouleversé. Il invita néanmoins tout le monde chez lui pour leur annoncer le déboulé imminent des barbares sur leurs bulldozers.
  - Ce ne sera pas difficile de démolir votre village, ironisa Peter l’Australien, en rompant le silence accablé qui avait suivi l’annonce de Socrate. Y a rien qui tient debout. Du temps des indigènes ce devait être déjà en ruine, mais depuis que vous vous l’êtes approprié, vous avez sérieusement rétréci les zones habitables.
  - Il y a eu le grand incendie, plaida Emma avec tristesse, ce n'était pas de notre faute.
  - La tempête et la neige aussi ont fait du dégât, sans oublier le temps qui
use tout, murmura Socrate.
  - Dieu nous l’a donné, Dieu nous le reprend, compléta Daniel.
 - En tout cas, ici, Dieu n'avait pas besoin d'introduire les termites, vous suffisiez. Bon, puisque c'est comme ça, moi je fiche le camp demain, décida l’Australien.
  - N'oublie pas d'emmener tes cultures, grinça Charlène la compagne de Socrate. Ça m'étonne que personne n'ait remarqué ta saloperie d'herbe au bord de la route.
  - Il ne passe pas un chien dans votre trou. De toute façon j'arracherai tout avant de partir. A moins que quelqu’un veuille reprendre mon exploitation ? Je ferai un petit prix.
  - Alors qu'est-ce qu'on fait à propos du chantier ? coupa Socrate. 
  - On va y réfléchir, répondit une voix fatiguée dans la partie de la pièce que la bougie n'éclairait pas. On verra ça demain.
  

à suivre,