Jean-Bernard Papi, romancier, essayiste, nouvelliste et poète

                                                La littérature est un art de combat.  
                                   Les provinciales.                                                                              
                                   L'institutrice (2ème partie)





 
  Ses souvenirs remontent à la surface, comme les bulles de méthane émergeant d’un marécage remué. Ils étaient en vacances à Paris et il avait six ou sept ans quand elle lui avait demandé de patienter dans la boutique du pharmacien pendant qu'elle accompagnait un jeune commis dans l'arrière-boutique pour y dénicher je ne sais quoi. Il avait terminé sa sucette plus tôt que prévu et était allé, sur la pointe des pieds, jusque sur le seuil de cette arrière-boutique. Céline et le commis lui tournaient le dos, elle penchée en avant et la jupe relevée, lui remuant contre elle d’une manière bizarre. Bizarre. Il n’avait d’ailleurs pas compris ce qu’ils bricolaient. Elle lui avait dit en riant qu’il la soignait pour son dos… Il partit d’un rire grinçant, au bord des larmes, qui fit se retourner un marinier mal rasé et sentant la saumure qui rentrait chez lui, les cuissardes sur l'épaule. Aucune chance pour que ce dernier ait plu un jour à Céline. 
  Ses amants étaient beaux et lisses comme des statues d'argent et non rugueux et poisseux comme de vieux cordages. Il déjeuna de fruits de mer, dans un bar-restaurant du port. Ne ferait-il pas mieux de détruire les bandes vidéo sans les regarder ? Mais comment savoir s'il détruisait les bonnes, ou plutôt les mauvaises, si on se plaçait du côté de la morale. Elle avait aussi filmé les mariages, les communions, les baptêmes auxquels elle était invitée, et les quelques voyages qu'ils avaient faits ensemble. Il fallait tout vérifier. Elle aimait la photographie et le cinéma, disait-elle pour la vérité qu’ils véhiculent. La vérité ? Mon cul oui ! Mais c'était quand même vrai dans un certain sens. Le garçon qui le servait lui rappela quelqu'un. C'était un jeune homme beau et sans vulgarité qui se déplaçait silencieux et rapide entre les tables.

   – Ne sommes-nous pas allés en classe ensemble ? lui demanda Peter.
   Le garçon, amusé, annonça son âge. Ça ne collait pas.
   – Peut-être étiez-vous un ancien élève de ma mère ?  Céline…
   Ses anciens élèves avaient quinze ou seize ans lorsqu’ils étaient en troisième au collège, ou plus lorsqu’ils allaient au lycée. Elle témoignait de l’intérêt pour la suite de leurs études, les invitait à boire un verre et même à venir manger à la maison. Elle les interrogeait sur ce qu'ils espéraient faire, quel métier ils envisageaient de faire...Le serveur rougit et balbutia : "Madame Céline ? Vous êtes le fils de Céline V. ?"
   – Etes-vous venu à la maison ? demanda Peter d'une voix plate et rassurante.
   Le serveur fit oui de la tête et avala sa salive.
   – C'est gênant, murmura-t-il de parler d'elle comme ça, après cet accident terrible. Je suis allé au cimetière le jour de l'enterrement et je me suis caché pour pleurer… Maintenant il faut que je vous quitte le patron me regarde de travers. De toute façon je n'ai rien à dire de plus. Je regrette qu'elle soit morte, vraiment oui. C'était une femme merveilleuse.
   Peter paya et sortit. Une classe de très jeunes enfants passa devant lui en jacassant. L'institutrice suivait portant l'un d'eux qui pleurait dans ses bras.
   – Il est tombé sur les gravillons et il s'est écorché un genou, lui dit-elle en passant.
   Il bredouilla trois ou quatre mots de convenance et la suivit des yeux. C'était une belle fille avec un bluejean qui lui moulait les fesses et une natte blonde dans le dos. Céline avait continué à dorloter ses élèves après qu'ils aient grandi, au moment où ils en avaient le plus besoin, finalement. Peut-être en sera-t-il de même de cette fille. C’était un point de vue original en ce qui concernait les missions du corps enseignant. "Le corps enseignant", sourit-il, le bien nommé.
  Il ne trouva que deux bandes vidéo « intéressantes ». Des bandes repérées par une étiquette : « Souvenirs scolaires » avec les dates de tournage. Elle ne doutait de rien et elle avait de l'humour. À cette époque il était en fac près de Paris, hébergé par son père. Elle avait tout son temps pour tourner ses vidéos. Sur les bandes, elle avait un peu vieilli, ses seins étaient plus lourds, ses cuisses moins sveltes mais quelle classe et quel magnétisme une fois nue ! Et toujours de jeunes hommes enroulés autour de son corps. Il la vit se servir des godemichés avec certains, qui le lui avaient demandé probablement. Peut-être en toute connaissance de cause, peut-être voulaient-ils faire une expérience ? Elle jouait alors les hommes. Après les avoir longuement caressé des doigts et de la bouche et leur avoir longtemps parlé, expliqué ce qui allait se passer.
  – Tu verras, disait-elle, c'est une autre face de l'amour que tu dois connaître. Tu choisiras ensuite ce vers quoi tu veux aller, femmes ou garçons ou les deux.
   Ou les deux... Ils choisissaient ensemble la taille du godemiché. Un des garçons réapparaissait assez souvent. C'était un affamé qui voulait tout savoir, un grand costaud, brun aux yeux bleus qui jouait tous les rôles, fille et garçon et qu'elle semblait préférer entre tous. On lui donnait vingt ans à peine, un mélange de Pan et d'Apollon, de bouc insatiable et d'athlète. Elle l'appelait Yann et ce Yann ne paraissait jamais à court d'idées, il était capable de la pénétrer de deux gros godemichés tout en fourrant à grands coups de reins sa verge dans sa bouche. La caméra, très proche, posée sur le trépied qu'il avait découvert dans un placard, filmait en continu. L'anus et le vagin de Céline émettaient de petits bruits de succion, des clapotements, des frottements enregistrés par le micro. Elle gémissait : « bourre, bourre, plus vite, plus vite », avant d'enfourner de nouveau la verge de Yann dans sa bouche. Sur cette même séquence elle recevait de lui un flot de sperme en pleine visage avant de gober sur sa queue les dernières gouttes des derniers soubresauts. Elle semblait avoir goûté avec ce garçon des moments d'une rare intensité et lorsqu’un autre partenaire apparaissait et prenait sa place elle ne paraissait jamais jouir aussi fort qu'avec lui. Avec Yann son vagin s'ouvrait et se fermait, palpitait d'émotion comme une bouche, appelant presque la verge qui allait se jeter en elle, brûler en elle comme un brandon jeté dans l'eau bouillante. Au moment où elle jouissait son corps entier semblait près de s'éparpiller. Sa peau palpitait comme cent méduses folles et elle était balayée par un formidable courant spasmodique et primitif qui l'emportait comme à travers un torrent telle une noyée. Elle avait alors des orgasmes qui lui tordaient les bras, lui rompaient le bassin. Son sexe paraissait se cramponner, se souder au garçon ; elle se donnait à lui avec une telle intensité qu'il pouvait alors tout exiger. Il lui arrivait à cet instant de la retourner d'une seule main, comme une poupée, et c'est elle qui le guidait vers son anus qu'il ouvrait d'un seul coup de rein, la poignardant pour ainsi dire comme un toréador estoque un taureau.   
  Yann venait parfois accompagné d'hommes, des homosexuels qui le pénétraient pendant qu'il pénétrait Céline. Ce petit monde, ils étaient parfois trois ou quatre, s'enfilait entre messieurs sous la houlette de Céline, mais aussi s'occupaient d'elle avec une bonne volonté frétillante. Il sera, plus tard, longtemps poursuivi par l'image de sa mère et de trois hommes se masturbant, se pénétrant et se suçant, serpents enroulés, corps grouillants, bavant de salive et luisants de sueur, éjaculant à gros bouillons sur des bouches, des yeux, des sexes aux poils emmêlés et gluants dans un délire de mots obscènes. Exceptionnellement, c'étaient des adultes, des piliers de bars assez vulgaires mais tendres et précautionneux. Les trois quarts du temps, c'étaient des hommes jeunes que Yann dominait de sa stature puissante, des damoiseaux beaux et plus délicats que des marbres grecs qui s'évanouissaient de bonheur et palpitaient comme des filles . 
  En fin d'après-midi, il décida de sortir et de marcher. L'école où elle avait sa classe était toute proche. Il se retrouva devant les grilles au moment où les gosses des grandes classes se mettaient en rang pour gagner la sortie. Il connaissait bien cette école pour y être allé lui même et, plus tard y avoir attendu sa mère des dizaines de fois. Il aperçut Bernadette, une collègue de Céline qui avait à peu près le même âge qu'elle. Elle le reconnut et lui fit un petit signe de connivence, puis vint l'embrasser sur la joue.
  – Peter ! Comme tu dois être attristé et seul maintenant. Céline était si douce, si gentille pour les enfants, nous la regrettons tous, tu sais. Elle soupira et une larme coula sur sa joue, elle paraissait sincère. Ta mère se donnait à ses élèves comme aucune d'entre nous, restant après la classe pour leur expliquer un point qu'ils n'avaient pas compris, les prenant pendant la récréation pour les faire réviser, elle les recevait même pendant les vacances chez elle. Aussi, ses gosses savaient lire toujours mieux et plus vite que les autres.
   Il ne pouvait s'empêcher de trouver un sens caché à ses paroles. Pourtant Bernadette n'était pas femme à raconter des gauloiseries éculées ou des badinages à double sens. Maigre et plus sèche qu'un silex, son visage aux traits profonds et marqués disparaissait derrière des lunettes exagérément larges, ses cheveux courts, secs et grisonnant en faisaient une femme à part pour les élèves qui l'avaient surnommée depuis toujours « La mère fouettard ». Une maîtresse, sans l'ombre d'une allure maternelle ou simplement féminine, un corps androgyne, un fagot d'os sans grâce, ni agrément. Comme si elle devinait ses pensées, elle lui fit un petit sourire crispé.
   – Je n'ai jamais compris que, belle comme elle l'était, elle ne se soit jamais remise en ménage. On ne lui connaissait personne. Moi, c'est normal que je sois restée célibataire, mais elle...
   Peter bafouilla quelque chose sur la beauté du cœur. Pendant ce temps elle le regardait fixement derrière ses hublots, comme une carpe dans un aquarium. Elle a des yeux gris étonnants, se dit-il.
    – Vous avez des yeux gris magnifiques...
    – C'est gentil de me dire ça.
   Elle rit, son teint de vieux papier devint soudain un peu plus rose. Pas si mère fouettard que ça dans le fond, elle sait rire, pensa-t-il, tout surpris qu'elle se comportât comme un humain.
   – Voulez-vous que nous dînions ensemble ce soir ? lui demanda-t-elle, ça me ferait plaisir. Nous parlerons de Céline. Je vous ferai une omelette aux cèpes, c'est ma mère qui les met en bocaux. Elle habite dans le Périgord. Attendez-moi, je vais chercher mes affaires.
   Elle conduisait une petite auto anglaise, toute anguleuse, à son image. On aime à s'entourer de choses et d'êtres, objets ou animaux, qui vous ressemblent, pensa-t-il. Une fois dans son appartement il proposa de l'aider.
   – Je n'ai jamais eu d'homme ici, laissez-moi essayer pour une fois. Alors restez assis et lisez le journal ou allumez la télé, comme le faisait mon père.
   Pendant le repas il éprouva soudain le besoin de se confier. Ce qu'il avait découvert lui pesait comme pèse une pierre autour du cou pour un candidat au suicide. Il avait besoin de partager sa détresse. Il interrompit les louanges professionnelles.
    – Céline n'était comme ça. Pas tout à fait...
  Elle l'écouta bouche bée, laissant refroidir son omelette dans son assiette. Lui au contraire mangeait de bon appétit, soulagé et presque serein au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit. Ce n'était pas de sa mère dont il parlait mais d'une femme que l'une et l'autre avaient connue, qui leur était chère mais qui se transformait en Messaline insatiable lorsqu'ils la quittaient des yeux.
   – J'ai peine à vous croire, murmura-t-elle. C'est si incompatible avec l'image que j'en ai gardé ; cette femme souriante et tendre devenant cette catin... Vous me faites marcher.
    – On peut être parfaitement droite et généreuse le jour et le soir se transformer en courtisane, ce n'est pas incompatible. Peut-être par amour de l'art, après tout. Il ricana. Je vais aller chercher les cassettes pendant que vous débarrasserez la table, prêtez-moi votre voiture.
  Elle lui donna machinalement les clés et il dévala l'escalier. Il espérait aussi qu'elle reconnaîtrait quelques-uns de ses partenaires. Il ne savait pas encore à quoi cela pourrait lui servir, mais il estimait cela nécessaire. Lorsqu'il revint, Bernadette avait desservi et préparé du café. Elle s'était couverte d'un peignoir à fleur sans qu'il sache si elle était restée habillée dessous. De toute façon il s'en fichait, peut-être avait-elle froid.
  – Je me suis mise à mon aise en vous attendant, lui dit-elle d'un ton neutre. Demain j'ai école...
  Il enfonça la cassette dans le magnétoscope et éteignit les trois ou quatre lampes basses du salon. Les images qu'il connaissait bien se mirent à défiler sur la télé. Bernadette eut un haut-le-cœur et une exclamation de surprise. Il crut qu'elle allait vomir.
  – Excusez-moi, dit-il, voulez-vous que l'on arrête ? J'aurais aimé savoir si vous reconnaissiez quelques garçons...
   – Continuez alors, s'il vous plaît.
  Ils étaient assis chacun dans un fauteuil profond et large. Au bout d'une dizaine de minutes de scènes érotiques il entendit Bernadette haleter, soupirer et se tortiller comme si elle allait se trouver mal. Il se tourna vers elle et la regarda plus précisément. Elle avait glissé une main sous son peignoir et contemplait les ébats de Céline l'œil brillant et la bouche haletante. Il se leva et s'agenouilla devant son fauteuil. Il écarta le peignoir, elle était en chemise de nuit. Sans se soucier de ses cuisses maigres il l'attira vers lui et colla sa bouche contre son sexe. Son con était trempé, comme au sortir d'un bain et sa langue barbota entre des friselis et des chairs qui palpitaient dans sa bouche comme des ailes de papillon.
   Elle le tira vers elle et il se mit sur ses jambes tout en continuant de lui fourrager de la main entre les cuisses. Il lui bourra trois doigts dans la chatte et commença à la baratter pendant qu'elle s'épuisait à ouvrir sa braguette. Avec les fermetures à glissière ça allait pourtant tout seul, songea-t-il. Manque d’habitude. Sa verge était à peine sortie que Bernadette l'enfournait prestement dans la bouche. Célibataire certes, mais pas maladroite, pensa-t-il. Elle finit de le déshabiller tandis que Céline se faisait sodomiser par un jeune homme blond dont la queue, longue et fine comme un manche de cravache, la propulsait en avant à chaque effort, comme si elle recevait un coup de fouet.
    Bernadette se coucha sur le dos, en travers du fauteuil, et ramena ses jambes vers sa poitrine, il se jeta en avant et la pénétra d'un coup. Il avait trop vu d'images de verges et de cons emmêlés pour tenir bien longtemps et il éjacula en elle comme une citerne qui explose. Il sentit son sperme qui giclait comme vers le fond d'un entonnoir. Sa verge à cet instant était pressée, malaxée, aspirée à un tel point qu'elle semblait devoir disparaître à jamais dans un tourbillon d'algues et de poissons voraces qui la mordillaient de leurs dents pointues. Pour Peter c'étaient toutes les femmes qu'il pénétrait avec cette vigueur; toutes oui, mais spécialement Céline dont il avait l'image sous les yeux.


     
 Jean-Bernard Papi ©

à suivre, partie 3